Stratégies de traduction

Une vision négative de la vie de ceux qui sont restés au Sénégal

La condition des femmes

Dans son livre, Fatou Diome remet en cause le pouvoir traditionnel en prenant à témoin l´une des scènes le plus brutales dans le roman. Cette scène est la noyade d´un nouveau-né illégitime pour sauvegarder l´honneur familial. (Diome, 2003 : 133-134)1.
L´honneur est primordial pour les traditionnalistes. C´est pourquoi le père d’une fille ayant mis au monde un enfant hors mariage, en tant que protecteur de ce qui est vu comme l´honneur familial, laisse mourir ou noie son petit-fils au fond de l´Atlantique. Il faut souligner qu’à plusieurs reprises dans le roman, Fatou Diome dénonce de manière générale, la religion, la polygamie, la supériorité des hommes et l´inégalité des sexes, qui ont pour conséquence le maintien des femmes dans l’ignorance. Ces aspects du roman peuvent être considérés comme les signes d’une écriture engagée.
Les femmes de l’île sont considérées comme inférieures à l´homme. Si la femme est incapable de donner un fils à son époux, elle est rejetée par sa belle-famille. C´est le cas de la première épouse d´El-Hadji, l´un des habitants de Niodor, qui n´avait donné que des filles à son époux : sa belle-famille, tous heureux de voir leur patronyme se prolonger dans la prospérité ». (Diome, 2003 :144).
La polygamie existe dans les pays musulmans et comme le Sénégal est un pays musulman, la polygamie s’y rencontre, même si elle n’est pas extrêmement répandue. (http://www.planete-senegal.com/senegal/polygamie.html). Le fait d´avoir plusieurs épouses peut être vu comme un synonyme de virilité et de richesse pour un homme.
De plus, les femmes du roman sont aussi perçues comme des objets dont la seule perspective d’avenir est de devenir femmes au foyer. C´est le cas d’une petite fille décrite, qui voudrait devenir comme sa mère quand elle sera grande, c´est-à-dire être maman et s´occuper de la maison, obéir à son mari, attendre de l´argent de son mari, pour entrer ensuite au paradis. Fatou Diome, dénonce dans son livre le fait que les filles sont éduquées pour être femmes au foyer dès leur plus jeune âge, afin de gagner la récompense de l´au-delà. Au village, on disait que si un homme quitte une femme, c’est parce qu´elle n´a pas été une bonne épouse : « L´âne n´abandonne jamais le bon foin » (Diome, 2003 :60).
Dès l’enfance les filles sont en charge des tâches ménagères. La cuisine, « c’est la retraite des femmes » (Diome, 2003 : 195). Les hommes et les femmes vivent ainsi séparés et ont des préoccupations différentes. Il faut toutefois noter que dans le roman la plupart des femmes défendent farouchement les traditions et leur rôle de mère dans la communauté. D’ailleurs, elles sont les premières à critiquer la vie occidentalisée de Salie (Diome, 2003 :197).
Salie a choisi le chemin de l´école et a pris conscience de l´importance d’apprendre très tôt dans la vie. Elle s´est révoltée contre l´idée que la femme doive rester à la maison. Cela a été une vraie révolution que les autres filles du village trouvaient bizarre. Salie avait dépassé les bornes où les normes invisibles de la société de l´île de Niodor. Mais il faut dire que Salie est une exception parmi les femmes de l’île. Elle est exclue dès sa naissance de la communauté parce que c´est une fille illégitime, elle se crée un monde pour elle et c´est l´éducation et l´écriture qui sont les clés de sa liberté.
Diome dénonce aussi à travers Ndétare, l’instituteur, le fait que la religion se propage dans tout le pays même dans la campagne. Elle montre que les prédicateurs ont traversé le désert pour propager leur croyance sous couvert d´aide humanitaire, ainsi que pour ouvrir des écoles arabes. Tout cela nous montre que les hommes ont des conditions de vie meilleures que celles des femmes. Tout ce qui ne marche dans un couple, c´est la faute aux femmes. C´est un thème que l´on retrouve souvent dans la littérature francophone africaine. Ainsi, le livre d´Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances nous décrit comment Fama qui est le mari de Salimata symbolise la société patriarcale. Fama décide de se marier avec une seconde femme sans même demander son avis à la première : « Voilà ta coépouse, considère-là comme une petite sœur, les gens du village l´ont envoyée pour t´aider dans ton grand et magnifique travail accompli au service du mari Fama » (Kourouma, 1970 : 151). L´auteur de l´œuvre souligne que les valeurs traditionnelles et religieuses ont un rôle important dans la société patriarcale. Celles-ci ont poussé la femme à la soumission.
En décrivant la condition des femmes sous un jour négatif et en montrant que Salie a pu devenir indépendante par l’éducation, Diome construit l’idée que l’émancipation féminine pourrait peut-être s’obtenir par l’immigration vers un pays occidental.

La condition des hommes

Bien que l’Afrique soit aujourd’hui souvent considérée comme un continent d´avenir, aux yeux des jeunes hommes dans le roman de Fatou Diome, c´est un continent qui se développe trop lentement. Et c´est l´Europe, qui a un développement beaucoup plus rapide, des possibilités d´emplois, de revenus plus confortables et de conditions de vie bien supérieures qui attire. Les jeunes sont attirés par le mirage qui promet une vie meilleure :
Aller voir cette herbe qu´on dit tellement plus verte là où s´arrêtent les dernières gouttes de l´Atlantique, là-bas, là où les mairies paient les ramasseurs de crottes de chiens, là ou même ceux qui ne travaillent pas perçoivent un salaire. Et maudits étaient ceux qui s´avisaient de contrecarrer la volonté des jeunes insulaires. (Diome, 2003 :165).
Ils sont pauvres et ils n´ont pas d´opportunité dans leur pays et leur seul espoir d’avoir une vie meilleure est d’après eux, d´émigrer. Cet espoir est symbolisé par le football. Dans le roman de Fatou Diome, le football est partout et de nombreux jeunes de l´île de Niodor rêvent d´une carrière de footballeur.

L’opposition : le retour de l´immigré au pays natal

Dans Le ventre de l´Atlantique, Fatou Diome nous donne une image de la situation des immigrés en France et de celle des Sénégalais de l´île de Niodor. Parmi ces derniers, se trouvent ceux qui ont réussi à trouver un travail en France et qui sont revenus au pays relativement riches. Cet imaginaire social lié à l´immigration est construit sur le mythe d’une réussite facile et sans effort. Ou plutôt, sur l´éclat de quelques exemples de l´immigration réussie, quelques exemples tellement éclatants qu´ils aveuglent les jeunes de l´île de Niodor sur la réalité complexe et profonde du phénomène.
C’est l´homme de Barbès qui contribue principalement à faire miroiter la France comme un Eldorado. Dans un premier temps, il est intéressant de noter la dénomination que l’auteure choisit pour son personnage. En effet l’homme est dit « de Barbès », alors que pour les jeunes de Niodor, Barbès ne signifie sûrement pas grand-chose, et que pour eux, il s’agirait plutôt de l’homme « de France » ou à la rigueur « de Paris ». Diome choisit d’utiliser une synecdoque puisque Barbès représente en réalité la France toute entière. La France, c’est Barbès. On peut imaginer qu’elle procède de la sorte dans le but d’ajouter une dimension ironique à sa description. En effet, la synecdoque s’accompagne d’une ironie assez marquée puisque cet homme qui est censé représenter la richesse et la réussite porte le nom d’un des quartiers les plus pauvres de la capitale.
L’ironie peut être vue comme une facette de l’écriture engagée dans ce cas, puisque Jouve nous rappelle, que « Philippe Hamon […] a montré comment l’ironie, dans la mesure où elle se définit toujours par rapport à une norme, s’inscrit le plus souvent dans un discours idéologique. […] Le sujet à l’origine du discours (l’« ironisant ») prend pour objet (c’est-à-dire pour cible) un « ironisé ». (Jouve, 2015 : 86).
L’homme de Barbès représente donc le mythe de l’immigration réussie. C’est un personnage type, un peu caricatural. Il a tous les signes de la réussite et en particulier la télévision. Björn Larsson dans « La tentation référentielle et le langage de fiction » (Larsson, 2007), souligne que c’est grâce à la typicité des personnages qu’un texte a la possibilité de s’adresser à un nombre important de lecteurs et que cela explique pourquoi elle est l’un des « premiers principes esthétiques » du réalisme littéraire en tant que genre. Cette typicité, que le lecteur reconnaît, donne au personnage une crédibilité renforcée, comme le souligne encore Larsson.
On voit à quel point l’écriture de Diome est subtile, puisqu’elle nous présente un personnage dont la crédibilité est renforcée par la typicité, mais dont la crédibilité est en même temps mise en cause par l’ironie. Certes Diome veut faire passer un message, comme nous l’avons déjà souligné, mais ce message se lit souvent entre les lignes et de manière remarquablement fine.
L´homme de Barbès donc, encourage les jeunes à émigrer en France car d´après lui, la France est un paradis et il en est le témoin. Les jeunes l´écoutent parce qu´il a réussi à faire fortune en allant en France. Ensuite, il est revenu sur l´île en ramenant une télévision, symbole de la réussite sociale et beaucoup d´autres objets qui ont de la valeur.
La télévision est particulièrement importante car elle symbolise l’ouverture sur le monde et l’homme de Barbès, comme il en est le propriétaire, est en même temps le détenteur de la clé qui ouvre cette porte.
C´est alors que tous les jeunes rêvent de partir mais sans avoir de véritable plan d´action :
On veut aller en France, et même si on ne fait pas une grande carrière dans le football, on fera comme ce monsieur qui était à Paris, on pourra toujours trouver du travail et ramener une petite fortune. (Diome, 2003 : 93).
L´Homme de Barbès décrit pour les jeunes le luxe en parlant des grandes cathédrales et des palais. Il décrit la luminosité de Paris pendant la période de Noël. Il explique aussi que la vie est facile en prenant comme exemple de « luxe quotidien » c´est à dire l´eau courante dans chaque maison, les machines électroménagères (machine à laver, aspirateur etc). Il dit aussi que les gens sont payés à ne rien faire et il fait miroiter les allocations familiales : « chaque nuit d´amour est un investissement » (Diome, 2003 : 86) La réussite de cet homme est la preuve, aux yeux des habitants de l’île, que le succès en France est possible.
Pour mieux consolider son rang, l´homme de Barbès essaie toujours de se vanter. Quel que soit le petit boulot qu´il a fait, pour lui, la France est un pays formidable : « Il n´y a pas de pauvres, car même à ceux qui n´ont pas de travail l´Etat paie un salaire » (Diome, 2003 : 86).
Il est donc naturel que les jeunes garçons de Niodor, remplis de ces images fantastiques de la France, rêvent d´y aller en particulier pour devenir footballeurs. Ils découvrent d’ailleurs tous les grands clubs de football en regardant la télévision de l’homme de Barbès.
Après la colonisation historiquement reconnue, règne maintenant une sorte de colonisation mentale : les jeunes joueurs vénéraient et vénèrent encore la France. Tenez, par exemple, la seule télévision qui lui permet de voir les matchs, elle vient de France. Son propriétaire, devenu, notable a vécu en France. L´instituteur très savant a fait une partie de ses études en France. Tous ceux qui occupent des postes importants au pays ont étudié en France. (Diome, 2003 : 60).
Edward Saïd a montré dans son livre L’orientalisme (1978), que pendant la colonisation l´occident a créé une représentation de l´orient fondée sur la supériorité de l´Europe et l´infériorité des pays colonisés. Ce système de valeur crée par le colonisateur a laissé des traces dans les pays colonisés tels que le Sénégal, dont l´île de Niodor fait partie.
• Berlin en 1884, dans le Palais du Chancelier Bismarck, une conférence internationale a été organisée sous le nom de Conférence de Berlin. Cette conférence a scellé le destin de l’Afrique pour le siècle à venir. Son objectif était de se mettre d’accord entre occidentaux sur des règles relatives au continent africain (https://www.universalis.fr/encyclopedie/berlin-conference-de-1884-1885/).
Les discussions ont duré jusqu’en 1885 et aucun Africain n´a participé à cette conférence. Des diplomates qui n’ont jamais mis les pieds en Afrique ont tracé les frontières d’une terre inconnue. C’est la première fois que la totalité d’un continent de 30 millions de kilomètres carrés est découpé par les Européens sans même demander l’avis aux Africains.
Tout cela contribue à une vision binaire du monde : d’un côté l’Europe, riche, indépendante et attractive, de l’autre, l’Afrique, pauvre, sous-développée et dépendante.
C’est uniquement par l’Europe, donc par l’immigration que semble pouvoir venir le salut.
Mais avant de pouvoir atteindre la terre promise, le candidat à l’immigration doit traverser l’océan Atlantique, dont Diome nous dit qu’il est pourvu d’un ventre.

La personnification du ventre

Nous pouvons commencer par souligner l’importance de l’Atlantique pour les habitants de Niodor. En effet, du fait que Niodor est une île, l’océan est omniprésent. Il y a toujours un contact avec l´eau et l’eau est la condition de sa survie. À cause de sa position géographique : Nichée au cœur de l´océan Atlantique, l´île de Niodor dispose d´une nappe phréatique qui semble inépuisable ; un petit nombre de puits alimente tout le village ». (Diome, 2003 : 51).
Il faut s’attacher à présent au titre du roman puisque l’auteure a choisi de procéder à une personnification de l’océan Atlantique. L´Atlantique possède en effet un ventre, comme un être humain. D’ailleurs il possède d’autres attributs humains également : des gencives, une langue, une haleine : « les insulaires s’accrochaient toujours aux gencives de l’Atlantique qui rotait, tirait sa langue avide et desséchait les fleurs de son haleine chaude » (Diome, 2003 : 4). Ici, les verbes « rotaient », « tiraient », dans l’expression « tirait sa langue », et les noms « gencives », et « haleine » contribuent à une personnification de l’Atlantique, et en donnent une image négative.
Si nous revenons à l’image du ventre on peut noter d’ailleurs que ce dernier peut également avoir une connotation négative, puisqu’il peut être lié à digestion : le ventre est alors ce qui détruit, engloutit, digère.
Souvent les journaux ont décrit les conditions terribles des clandestins tentant d’émigrer, allant parfois jusqu’à la noyade. Le 23 mars 2017, quelques 250 Africains se sont noyés dans l´océan au large de la Libye (http://www.levif.be/actualite/international/quelque-250-migrants-seraient-morts-dans-deux-naufrages-au-large-de-la-libye/article-normal-634099.html) et selon Forteresse Europe plus de 18000 personnes ont perdu la vie en méditerranée et dans l´Atlantique, au cours de traversée vers l´Europe depuis 1988. (https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/naufrage-de-lampedusa-la-mediterranee-cimetiere-pour-les-migrants_1244216.html). Dans ce cas, les personnes ont été englouties dans la Méditerranée.
La faim est aussi liée au ventre et il est vrai que les immigrants traversant l´océan Atlantique avec un bateau pour venir jusqu´à l´Europe vivent souvent dans des conditions épouvantables et souffrent de la faim et de la soif.

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