Une enquête sur les « nouvelles » technologies à l’épreuve du temps ?

Une enquête sur les « nouvelles » technologies à l’épreuve du temps ?

« Cette « mutation culturelle », qui fait flores depuis vingt ou trente ans à propos de tout – et donc dans la plupart des cas, de petits riens – est probablement une contradiction dans les termes : regardées à la loupe de l’observation réglée et avec la patience de la comparaison, les cultures ne changent pas de structure comme de chemise ; elles se renouvellent par tout petits bouts qui se recollent et souvent se fondent dans de vastes pans de longue durée. » Jean-Claude Passeron46 « Silence. » Les bibliothèques publiques, telles que l’on se les représente généralement, sont marquées du sceau de cette injonction : préserver le silence, condition essentielle à une lecture sereine. Temples de l’écrit, elles offriraient aux lecteurs d’innombrables possibilités de se nourrir de mots, d’entrer en prise directe avec la pensée d’un auteur, à la seule condition que l’on sache lire silencieusement. Pourtant, lorsque l’on se rend dans une bibliothèque aujourd’hui – qu’il s’agisse de la médiathèque d’une petite ville française, d’une bibliothèque universitaire, ou de la Bibliothèque Nationale de France (Bnf) – on mesure des écarts par rapport à ce canon de la lecture occidentale. Bien que l’ambiance reste généralement feutrée, on entend souvent dans les salles de lecture les murmures de groupes de lecteurs. On y observe des individus délaissant les tables et chaises pour des banquettes de lecture voire pour la moquette. On y croise également les visiteurs d’expositions se tenant dans les halls ou les couloirs, des usagers écoutant des compact disc au casque ou consultant des extraits vidéo. Enfin, on y entend le cliquetis de doigts affairés sur des claviers ou des souris d’ordinateurs.

Ainsi, la figure du lecteur instruit et solitaire semble se dissoudre dans un panorama d’usages beaucoup plus complexes que la manipulation d’ouvrages écrits, au sein même de l’institution qui en était jadis le temple. Comment les technologies numériques ont-elles fait leur apparition au cœur même de dispositifs pensés pour être les garants de la conservation et de la diffusion au plus grand nombre de documents écrits ? Comment prendre la mesure de ces transformations, en se défiant des prophéties technicistes autant que des contre-feux allumés par les tenants inquiets d’une tradition bibliophile qu’ils considèrent menacée ? Mais quelle que soit l’orientation optimiste ou pessimiste des prévisions, le livre se devrait de muter, de faire l’objet de transformations culturelles les plus profondes tant dans ses modes de production que d’appropriation. Les tenants de la convergence médiatique47 voient dans la l’informatique un puissant facteur d’unification : on attend, par exemple, l’émergence du livre électronique, combinant les propriétés intrinsèques de l’imprimé et du multimédia. D’autres approches insistent sur la compétition ou la concurrence entre médias, dans la lignée des travaux de Marshall Mc Luhan48, et étudient les évolutions du « média livre » sous la pression de concurrents numériques. Enfin, des hypothèses envisageant plutôt les relations médiatiques sous l’angle de l’ « articulation » ou de l’ « intégration » s’intéressent aux variations de la définition de l’acte de lecture et aux modifications dans les structures de production ou dans les relations entre les acteurs du livre (éditeurs / auteurs / lecteurs). On s’attend en tout cas à observer la recomposition de valeurs culturelles sous l’effet du déclin de la légitimité des formes savantes de la lecture ou bien encore des glissements de la « culture de l’écrit » vers la « culture de l’écran ». Pourtant, comme le rappelle Jean-Claude Passeron dans la citation placée en exergue, le fait que les profonds bouleversements attachés à la « mutation culturelle », à la modernité ou à la postmodernité aient, depuis les années soixante, tardé à se manifester dans le secteur du livre et de la lecture publique, aurait dû conduire à la prudence interprétative. De fait, les changements constatés, y compris dans l’enquête dont il sera question ici, tiennent davantage du renouvellement et de la transformation que de la mutation et de la révolution. En 2000, et pour partie encore en 2010, certains discours politiques et médiatiques, dont il sera question plus loin, s’attachent néanmoins à commenter des bouleversements à venir. Le fait que le « livre électronique » ait été prophétisé dès les années soixante ne semble guère éclairer les débats actuels sur le « livre numérique ». Les puissants effets de restructuration sur l’offre de lecture et ses réceptions que l’on en attend ne sont pas tempérés par une coexistence pacifique entre médias traditionnels et numériques. Coexistence qui peut cependant se constater en poussant les portes des bibliothèques occidentales. Il est vrai que l’informatique n’a pas attendu les années deux mille pour faire son entrée dans le champ des bibliothèques. Dès 1945 des projets visant à exploiter l’électronique non à des fins de calcul mais de stockage et d’archivage ont vu le jour. Le projet Memmex porté par Vannevar Bush49, projetait ainsi de relier un appareil électronique complexe à une bibliothèque dans le but d’entreposer des documents textuels et photographiques. Plus tard, en 1971, alors que l’audiovisuel entrait dans les bibliothèques, Michael Hart initia le projet Gutenberg50. Il s’agissait de saisir, sur support informatique, des textes libres de droit et d’en assurer le stockage et la diffusion gratuite. De nombreuses initiatives, projets et dispositifs électroniques puis informatiques ont ainsi vu le jour dans les bibliothèques universitaires ou publiques des pays occidentaux, avec la double préoccupation d’archiver et de diffuser des savoirs passés ou en train de se constituer. En revenant sur les conditions de la réception, par les commanditaires, de l’enquête menée avec Emmanuel Pedler dans les bibliothèques françaises à l’orée des années deux mille, la première partie de ce chapitre (sections 1.1.1 à 1.1.4) se consacrera à l’étude du contexte idéologique dans lequel ces technologies numériques ont fait leur apparition.

 

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