De la crise urbaine à la réappropriation du territoire

« Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner. (…) Mille façons de jouer/déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace institué par d’autres, caractérisent l’activité, subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies. Il faut “faire avec”. » Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien, 1990 : 35.

« Ce qui avait commencé, pour les agriculteurs de D-Town, comme un effort pour contrôler et sécuriser leur approvisionnement alimentaire, a acquis pour eux une signification bien plus grande. Ils ont choisi de prendre eux-mêmes en charge la maîtrise de leur accès à des fruits et légumes frais, de mettre en valeur des terrains vacants grâce à leur autonomie et leur capacité d’agir, et de transmettre ces puissances dans de multiples pans de leur vie. D-Town représente la mise en acte de la puissance d’agir, en donnant à voir les possibilités intrinsèques au travail collectif. Alors que beaucoup s’étaient déjà résignés, la ferme urbaine symbolise aujourd’hui une nouvelle vision de la ville. » Monica WHITE, « D-Town Farm: African American Resistance to Food Insecurity and the Transformation of Detroit », Environmental Reviews & Case Studies, 2011a : 415.

L’odeur de l’incinérateur de déchets (Hunts Point, Bronx, NY) (Camila, entretien, 23 mars 2012) 

C’est dans le métro new-yorkais que Camila s’est rendue compte qu’elle puait. C’est elle-même, Camila, une jeune femme latino de vingt-cinq ans, qui utilise ce terme (to stink). Elle partage le lot quotidien de ses congénères, elle veille à son hygiène corporelle. Mais, un jour, Camila a trouvé que ça empestait dans le métro, qu’émanait de quelqu’un une odeur désagréable. Elle raconte avoir regardé autour d’elle et toisé ses voisins. Et puis le doute s’est mis à exister et à persister, alors elle a flairé ses vêtements. C’est loin de son milieu quotidien que Camila a pris conscience, ce jour-là, de l’odeur qu’elle transportait avec elle.

Ce choc olfactif est à l’origine de l’engagement politique citoyen de Camila. Elle habite, depuis son enfance, dans le quartier de Hunts Point dans le South Bronx, au nord de la ville de New York. Parmi les infrastructures industrielles nocives qui y sont installées, se trouvait jusqu’en 2010 une station de traitement des boues d’épuration, qui étreignait la péninsule de ses effluves nauséabonds. Chaque habitant, imprégné, en supportait quotidiennement l’odeur intolérable : ordinaire et commune dans leur propre quartier, embarrassante dès qu’ils s’en échappaient. Le jour où Camila l’a sentie sur elle, elle s’est dit qu’elle n’avait pas à subir les stigmates olfactifs de son lieu d’habitation. Elle a découvert que cette situation portait un nom, celui d’injustice environnementale, et que des citoyens de son quartier – habité de minorités défavorisées – s’organisaient pour lutter contre elle.

Le goût de l’aubergine (Jefferson-Mack, Detroit, MI) (Shaun, entretien, 26 avril 2012) 

Dans certains quartiers de Detroit, le goût de l’aubergine – le fondant de sa chair mollie, l’enveloppe fine qui se déchire – n’évoque pas pour tous quelque chose. Manger des légumes frais n’y est pas une expérience commune. Shaun l’a compris, tout comme Frère Rick l’avait compris avant lui. Dans le jardin potager de son couvent capucin, dans l’East Side de la ville, Frère Rick discutait avec un adolescent du quartier. Pour ce dernier, les fruits et légumes venaient de la station essence, haut-lieu de l’approvisionnement alimentaire à Detroit. Tant de supermarchés ont emboîté le pas aux entreprises et habitants ayant quitté la ville que les commerces d’alcool (liquor stores ou party stores) et autres stations essence sont devenus des lieux courants de consommation de denrées alimentaires. Le goût des légumes, c’était pour beaucoup celui des légumes en conserve achetés à la station essence.

Shaun raconte que, lorsque Frère Rick a pris la mesure de l’écart entre les réalités agronomiques de croissance et de culture des fruits et légumes et les représentations que les adolescents s’en faisaient, il a été convaincu qu’il y avait là le motif d’un travail urgent d’éducation, à la fois théorique, pratique et gustatif. Aujourd’hui, Shaun, jeune américain d’origine philippine, continue le travail de Frère Rick au sein de l’organisation communautaire Earthworks, qui dispose dans le quartier de Jefferson-Mack d’une ferme urbaine et d’une soupe populaire, la Capuchin Soup Kitchen. Il éduque les jeunes du quartier – majoritairement afro-américains – au goût de l’aubergine, du chou kale ou des épinards ; au travail de la terre et à ses productions. Il leur apprend aussi comment la maîtrise du foncier peut être un outil propice au changement social, à travers un engagement contre l’injustice alimentaire. Le droit au goût de l’aubergine et à son apprentissage n’est qu’un des aspects d’une lutte aux enjeux protéiformes, contre un accès inégal à une alimentation saine et bon marché, les problèmes de santé liés à la « malbouffe » et un système de production agroalimentaire global injuste.

La vue depuis Barretto Point Park (Hunts Point, Bronx, NY) (Charles, entretien, 20 mars 2012) 

Au centre communautaire, on l’appelle Mississippi. Il s’appelle Charles. C’est un homme grand et sec, afro-américain, revêtu d’un sweat-shirt. Il marche avec une canne mais il est toujours là, au centre, pour balayer ou donner un coup de main. Tout le monde le connaît par ce nom, Mississippi, parce qu’il vient de là-bas, de cet État du vieux Sud jadis cotonnier et esclavagiste. Il habite à Hunts Point depuis les années 1970, à côté du centre de l’organisation The Point. Parce qu’il connaît bien son quartier, il propose de m’en faire faire le tour. Ce qu’il veut me montrer, c’est le nouveau parc qui y a été construit, sur les rives de l’East River, le Barretto Point Park. À l’extrémité de la péninsule polluée de Hunts Point, pleine de hangars et de cheminées, s’étend un espace vert d’environ quatre hectares : piscine extérieure, aires de jeu et pontons fraîchement installés, arbrisseaux tout juste plantés. Dans le lointain, au-delà des larges bras du fleuve, on discerne les avions de La Guardia à  l’est, les gratte-ciel de Midtown au sud. Derrière nous, le paysage de Hunts Point, au bâti enlaidi. Il veut que je le photographie ici, la belle vue à l’arrière-plan, le parc à ses côtés : tout ça mérite pour Mississippi d’être montré à autrui, de constituer un fond de portrait.

Les mains sur le plancher (Detroit, MI) (Andrew, entretien, 11 mai 2012) 

Dans cette rue de Detroit, les maisons alignées le long du trottoir sont chancelantes. Elles ressemblent, à peu de choses près, aux 78 000 autres maisons abandonnées de la ville, celles-ci étant marquées de l’inscription à la peinture bleue « W-Cut » (pour water cut), signifiant qu’elles sont déconnectées du réseau d’eau. Autour de l’une d’elles – et c’est assez rare pour être remarqué –, un groupe d’ouvriers du bâtiment, en tenue de travail, combinaison blanche et casque jaune, s’affaire. Ils sont entraînés et formés pour détruire des édifices en ruine, ou plutôt pour les déconstruire. Les déconstruire, c’est-à-dire selon les membres de l’organisation à but non lucratif WARM, les démanteler pièce par pièce ; les effeuiller délicatement pour en récupérer les briques, la charpente, le plancher, les fils électriques ou la plomberie. Chaque élément suit ensuite son chemin ; l’un va être recyclé, l’autre revendu. Ce savoir-faire constitue une version normée et légalisée de ce que pratiquent les scrappers, ces maraudeurs de métaux qui les revendent ensuite au marché noir. D’anciens scrappers bénéficient même d’une formation en déconstruction. Pour Jamie, membre de WARM, il y aura quelques maisons abandonnées en moins dans la ville, des éléments en seront recyclés, notamment pour parfaire l’isolation thermique des maisons de foyers pauvres, ce qui est la mission de l’organisation.

Table des matières

Introduction générale
PARTIE 1. De la crise urbaine à la crise urbaine de l’habiter
Chapitre 1. Le quartier défavorisé états-unien et ses maux, produits de la « crise urbaine »
Chapitre 2. Hunts Point (South Bronx, New York) et Jefferson-Mack (East Side, Detroit) : portrait de deux quartiers défavorisés
Chapitre 3. Une enquête de terrain ancrée dans une méthode ethno-géographique comparative
Chapitre 4. Une crise urbaine de l’habiter : désordres, fardeaux environnementaux et accessibilité diminuée
PARTIE 2. Les mobilisations grassroots pour la justice environnementale et alimentaire
Chapitre 5. L’action communautaire environnementale et alimentaire : un nouveau prisme pour œuvrer au changement social à l’échelle du quartier
Chapitre 6. Deux modèles de mobilisations : luttes contestataires environnementales et pratiques alternatives alimentaires
PARTIE 3. Les enjeux d’une réappropriation collective du territoire
Chapitre 7. Se réapproprier le territoire collectivement : la question du « commun »
Chapitre 8. La crise urbaine comme opportunité dans un contexte de politiques urbaines « durables »
Chapitre 9. Les bénéfices d’une réappropriation multifonctionnelle du territoire qui demeure contestée
Conclusion générale 

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