De la répartition des tâches à la délégation du sale boulot

De la répartition des tâches à la délégation du sale boulot

DES USAGES DIFFERENCIES DE LA MAIN D’ŒUVRE TEMPORAIRE

Le plus souvent, les travailleurs temporaires s’engagent à effectuer des contrats sans disposer d’une idée précise quant à leur contenu. Ils peuvent, par exemple, réaliser un contrat de quelques heures ou être affectés à certains postes qu’ils occuperont pendant plusieurs mois (voire plusieurs années). Pour les besoins de l’analyse, je distinguerai deux « types » de missions ou, pour être plus précis, il s’agira de présenter les principales configurations dans lesquelles les intérimaires peuvent être placés. Ces modèles ne sont pas exclusifs et plusieurs formes coexistent au sein des unités de production. Ce partage volontaire vise à saisir les usages différenciés de l’intérim par les entreprises utilisatrices ainsi que leurs effets sur les conditions de travail des intérimaires. Je m’appuierai principalement sur les différentes missions réalisées au cours de cette recherche pour en souligner les caractéristiques1 . Un recours limité et ponctuel La première configuration correspond à un usage conjoncturel du travail temporaire. L’entreprise utilisatrice a ponctuellement recours à l’intérim pour une période délimitée dans le temps et se sépare des intérimaires lorsque son activité ne réclame plus de main d’œuvre supplémentaire. Ce type d’intérim s’observe notamment en cas de remplacement d’un salarié (en cas d’absence, de congés, de suspension du contrat de travail, d’attente de l’entrée en service d’un employé en CDI, etc.). L’intérimaire est alors rapidement formé afin d’effectuer l’ensemble des tâches du poste laissé vacant. Par exemple, le livreur d’une boulangerie qui prend ses congés sera remplacé par un intérimaire qui devra préparer et livrer les commandes dans les mêmes points de vente que son prédécesseur. Il aura des horaires identiques, un emploi du temps similaire et n’effectuera que les tâches qu’exige le poste dont il assure l’intérim.Toutefois, le principal motif de recours au travail temporaire reste « l’accroissement temporaire de l’activité de l’entreprise ». Il s’agit alors d’exécuter une tâche occasionnelle, de répondre au caractère exceptionnel d’une commande ou d’un surcroît de travail. Il peut aussi être justifié par un retard (suite à une panne, à une livraison différée, à des intempéries, à un changement des moyens de production, à une réorganisation temporaire, etc.). Les travailleurs temporaires sont parfois engagés pour des périodes qui peuvent être très courtes. Par exemple, une TPE d’accessoires nautiques embauche un intérimaire pour une journée durant laquelle un camion semi-remorque viendra livrer une grande quantité de marchandises. Le travailleur temporaire manipulera cartons et palettes durant quelques heures et la petite entreprise ne fera appel à l’agence que deux ou trois fois dans l’année. Des travailleurs temporaires peuvent aussi être chargés de démonter les infrastructures d’une usine désaffectée. Sous les consignes d’un ou de plusieurs responsables, ils devront charger le matériel dans le camion de l’entreprise qui a racheté l’unité de production. Leurs tâches seront déterminées par l’employé chargé du démantèlement de l’usine, lui-même dépendant de l’intérêt du nouvel acquéreur pour certaines pièces. L’embauche ne dure que le temps du chantier. Souvent, les intérimaires sont utilisés pour des déplacements de matériaux. Une entreprise sous-traitante dans le BTP envoie un de ses ouvriers spécialisés secondé par une poignée d’intérimaires sur un chantier. Par exemple, un plombier frigoriste dit aux travailleurs temporaires de décharger le matériel (tuyaux en fonte, VMC, etc.) en certains endroits. Les intérimaires seront également chargés de travaux de rangements et de nettoyage du site avant de rentrer chez eux. Dans ce cas de figure, les intérimaires exécutent des travaux de manœuvres avant d’être remerciés. Les ouvriers permanents prennent le relais après leur départ pour les actions plus « techniques », qui relèvent d’un savoir-faire de métier. Les travailleurs temporaires peuvent être chargés d’assister un employé permanent pour installer un Spa : quelques intérimaires doivent transporter l’objet, le déposer à l’endroit adéquat, assister l’ouvrier de l’entreprise (lui amener les outils nécessaires) puis ranger les emballages. Leur mission s’achève avant que le titulaire ne branche le Spa et prépare sa facture pour les clients. Dans ce type de mission, les travailleurs temporaires n’ont été embauchés que pour porter l’objet, trop lourd pour un seul ouvrier, et les quelques tâches qu’ils réalisent n’offrent qu’un léger gain de temps pour le titulaire. Il reste qu’à chaque prestation de ce type, l’entreprise fait appel à quelques intérimaires, faisant fonction de manœuvres, pour un contrat très court. 143 D’autres fois, la durée des contrats se fait moins momentanée et s’étend sur plusieurs semaines. Des intérimaires peuvent être sollicités sur un chantier d’agrandissement durant lequel des employés permanents dicteront leurs activités et leurs déplacements en fonction de l’avancement des travaux. Encore une fois, ils exécutent des tâches que les titulaires organisent. Chaque nuit, l’effectif d’intérimaires variera : ces manœuvres temporaires seront regroupés en plusieurs équipes supervisées par un employé permanent. Le chantier terminé, l’entreprise n’aura qu’un recours marginal au travail intérimaire (principalement pour les inventaires et la mise en rayon pendant les soldes). Certaines unités de production font un usage plus fréquent, parfois cyclique, du travail temporaire. Les intérimaires sont embauchés quelques semaines avant et après la fermeture annuelle de l’usine pour accompagner la période durant laquelle les permanents prennent leurs congés, par exemple. Mais le poste qu’occupera le travailleur temporaire ne correspondra pas obligatoirement à celui du salarié absent. Son poste pourra indiquer la mention « aide préparateur » mais il sera parfois uniquement affecté au déchargement des camions, par exemple. Sans permis de « pontonnier » ou de « pontiste », il maniera toute la journée des fardeaux de plusieurs tonnes à l’aide d’un pont électrique et devra gérer les arrivages de marchandises. 

Postes permanents occupés par des intérimaires

La seconde configuration s’applique aux entreprises qui font un usage régulier du travail temporaire. Des intérimaires se retrouvent en permanence affectés à certains postes, ce qui est dérogatoire au droit du travail mais fréquent. Si l’on se réfère au Code du travail, l’article L.124-2 stipule que le recours au travail temporaire « ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice ». Cette législation est largement contournée dans le secteur de la fourniture temporaire de main d’œuvre. En effet, il est fréquent que des postes de travail, qui contribuent à l’activité permanente de l’entreprise utilisatrice, soient « réservés » aux travailleurs temporaires. Ils ne remplacent pas de salariés absents (bien que leur contrat puisse indiquer ce motif) et ce type de recours ne correspond pas toujours à un surcroît significatif du volume de production1 . L’effectif d’intérimaires reste néanmoins variable, suivant les fluctuations des carnets de commandes, mais l’entreprise utilisatrice conserve un volant de travailleurs temporaires pour réaliser une partie de son activité. Si l’augmentation de la production peut être prévisible et cyclique, la Loi stipule qu’elle ne peut être « constante et durable2 ». Or certaines entreprises utilisent ce motif systématiquement et un intérimaire pourra cumuler des contrats sur une longue période, être remplacé par d’autres intérimaires, etc., sans qu’aucun poste à durée indéterminée ne soit créé. Aussi, la durée de l’accroissement temporaire d’activité est parfois difficile à saisir3 . Loin d’être occasionnel ou inhabituel dans certaines entreprises, ce recours à l’intérim peut être qualifié de structurel. Au début des années 80, Paul Blanquart pointait déjà ce phénomène : « Chômage et déqualification se combinent dans l’émergence d’une nouvelle forme de travail : l’intérim. Pratiquement inexistante il y a vingt ans, son utilisation a d’abord été conjoncturelle (remplacement des malades, maternité, phases de surcharge) puis structurelle. Il s’agit aujourd’hui d’un élément régulier et non plus occasionnel de la gestion du personnel. En fait, il s’agit d’une suppression de poste, sans licenciement4 ». L’analyse reste valable et les mutations structurelles qu’impliquent ce mode de flexibilité externe n’ont cessées de s’amplifier5 . Les postes concernés sont souvent « au bas de l’échelle », des « postes durs », où le travail est « ingrat », pour reprendre les expressions fréquemment utilisées par les ouvriers permanents et temporaires. Les intérimaires les occupent parfois durant plusieurs mois, voire plusieurs années. Dans certaines entreprises, ces postes se révèlent un véritable « passage obligé » vers une embauche plus durable. De variable d’ajustement au caractère conjoncturel, l’intérim sert alors de « période d’essai » prolongée. Toutefois, un salarié ne sera pas engagé par l’entreprise utilisatrice sur ce type de poste. Le travailleur temporaire devra donc y travailler durant une période assez longue sans qu’une diminution de la production ne le renvoie vers son agence. Et ce n’est qu’après avoir gravi quelques échelons dans la division du travail qu’un CDD peut être envisagé. Pour cela, il faut que le postulant soit remplacé par un autre intérimaire sur ce même poste. De ce fait, la trajectoire de ces travailleurs demeure lente et incertaine, bien que ce type de mission soit généralement apprécié du fait de la relative stabilité qu’elles peuvent offrir. Ce cas de figure est particulièrement visible dans des unités de production importante.

La laverie en usine de parfums et d’arômes : un point de départ vers l’embauche ou la fin de mission

Dans la production de parfums et d’arômes, les matières premières et de synthèses sont extraites de diverses manières (à l’aide de solvants, distillées en alambics, chauffées, refroidies, filtrées, etc.). La transformation des substances « brutes » en produits « finis » requiert un certain nombre d’outils et de récipients mais aussi diverses machines et lieux de stockage. Ces différents moyens de travail doivent être nettoyés avant chaque nouvelle opération. Un seau mal lavé peut contaminer3 une cuve de plusieurs centaines de litres et obliger les différents ouvriers à recommencer leur « composition ». Un fût d’arômes alimentaires sera refusé au « contrôle qualité » si l’un des entonnoirs utilisés présentait des traces d’une matière indésirable. La propreté de ces éléments est donc déterminante dans cette industrie. Pourtant, travailler en tant qu’agent de nettoyage en usine reste une position peu enviable selon la plupart des ouvriers. Poste subordonné, « en bas de l’échelle 1 », salissant, exposé à l’humidité et aux produits souillés, la fonction de vaisselier se définit principalement aux travers d’attributs négatifs. Nous allons voir que le fait que ce poste soit occupé par des travailleurs extérieurs (relevant d’une forme de sous-traitance interne à l’entreprise) contribue à dévaloriser le travail de celui qui y est affecté. L’intérimaire qui débute sa mission à la laverie réalise rapidement qu’il se situe à l’échelon le plus bas de la hiérarchie officielle et symbolique de l’usine. J’ai pu le constater à de nombreuses reprises lors de mon terrain à Robertet. Dès les premières secondes à ce poste, Thierry (45 ans), un responsable d’équipe aux « compos », dira : « Tu vas remplacer Karim à la vaisselle. Lui, il a déjà remplacé Mohamed il y a quelques mois. C’est un bon gars Karim, il se débrouille bien. Il a assez donné à la vaisselle, il mérite d’être formé pour les compos. Hein Karim ? ». Il poursuit « mais tout le monde peut y arriver ». Selon Thierry, la progression hiérarchique des ouvriers temporaires débute à cet endroit de l’usine. Effectivement, Mohammed, bien que toujours intérimaire, est devenu « aidepréparateur » en équipe lorsque Karim l’a remplacé à la vaisselle. L’arrivée d’un nouvel intérimaire a permis à Karim de quitter la laverie afin d’être formé au conditionnement en horaires de journée. Selon le responsable, cet intérimaire a « assez donné » à ce poste et « mérite » de le quitter. Je me rendrai compte par la suite que beaucoup d’employés (les chefs y compris) disent avoir « commencé à la vaisselle ». En laissant sous-entendre que « tout le monde » peut quitter la laverie pour une place plus valorisée, Thierry signifie au travailleur temporaire qu’un avenir au sein de l’entreprise reste envisageable si le postulant fait preuve de persévérance. Cet aspect a pour effet d’entretenir l’investissement du travailleur à un poste qui est, aux yeux de tous, « difficile », « usant » et « salissant », pour reprendre les adjectifs les plus fréquents. Régulièrement les ouvriers permanents et temporaires ont insisté sur le caractère « ingrat », voire indigne de cette fonction. En dépouillant mes carnets de terrain, j’ai pu relever que la dévalorisation de cette tâche était mentionnée au travers d’une question récurrente et déclinée de diverses manières : « ça va ? Ce n’est pas trop dur / pénible / chiant / la merde ?, etc.». 

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