De l’informe comme figure en gestation de notre désir de narration

DE L’INFORME COMME FIGURE EN GESTATION DE NOTRE DESIR DE NARRATION 

Une expérience perceptive imprévue

Emmanuel Lefrant présente le visionnage de ses films comme « une expérience physique intense : le temps de la projection est une épreuve douloureuse (l’œil et l’oreille éduqués souffrent). » Est-ce une perception sans lien avec un sens qui serait imposée au spectateur ? Serait-ce lui qui invente un sens là où il n’ en a peut-être pas ? Le rythme des images et leur figuration lointaine font presque douter le spectateur de ce qu’il a vu. La figuration lointaine serait-elle une hallucination, comme croit le percevoir le narrateur du second carton, premier spectateur des images ? Narrateur et spectateur des images se superposent-ils ? e genre fantastique masque l’incertitude entre « délire perceptif » et « réalité extraordinaire ». En percevant des formes qui le font douter de ses propres sens autant que de son esprit, le spectateur se retrouve au cœur du fantastique et à la place du « héros » intellectuellement et physiquement. A-t-on inventé ce que l’on a vu ? ’œuvre expose une image troublante au propre et au figuré. e trouble visuel est provoqué par la découverte de ces images dont la figure incertaine induit un sens qui l’est tout autant. ’effet strobe du film atteste littéralement, avant une crise de sens, d’une crise des sens. Le spectateur serait-il invité à découvrir un sens en affrontant littéralement dans un premier temps ces images ? Le rythme en flicker agressant optiquement le spectateur le surligne. ouvent, lorsqu’un film produit des strobe cuts, un carton invite les gens fragiles à quitter la salle, le mécanisme pouvant déclencher une crise d’épilepsie. Les images, à cause du montage apparent, renverraient-elles à ce que perçoit et ressent le cerveau d’un épileptique ; cette « maladie nerveuse se manifestant par des crises de convulsions, des évanouissements » ? Le cerveau reçoit des décharges électriques qui viennent court circuiter de façon répétée des mécanismes neurologiques réguliers. Par delà l’idée de lésions cérébrales d’un système nerveux incarnées à l’image par des « lésions figuratives », la lecture de la maladie change : le handicap se transforme en atout. Le rapport à l’inexprimable, à l’inouï, devient l’origine d’une création autant physique que psychique. Lefrant parle de « l’abstraction entendue comme paysage, un paysage acteur ou producteur d’émotions et d’expériences subjectives. » 1133 Le versant positif de cet état n’est pas à négliger. Une épilepsie non pas littérale, mais créative, engendre d’autres cheminements de « lectures » aux possibilités synesthésiques et non pas uniquement sémantiques. ’« association constante, chez un même sujet, d’impressions venant de domaines sensoriels différents » déploie les possibilités de la réception de l’œuvre. 

Expérience neurologique

Parties visible et invisible d’un ensemble sous tension fait pendant de façon immédiate à Quando l’occhio trema (1989) de Paolo Gioli où un œil observe le monde. Champ et hors-champ sont ainsi convoqués de façon s métrique. ’élaboration argentique des deux œuvres et l’usage de flickers accentuent la parenté. Les deux films instaurent un dialogue constant entre photographies et images en mouvement. ’image « tremble », mais la cause directe en est l’œil qui l’observe. « ’œil tremble », car il est bombardé de sensations. ’image noire présente dans Quando l’occhio trema évoque une pupille qui cille ou se ferme. Le sommeil ou, de façon plus générale, une baisse de vigilance va créer des images. Dans Parties visible et invisible d’un ensemble sous tension, également, le rythme des images induit un état hypnotique et peut provoquer un réel malaise physique. Breton affirme que « l’œil existe à l’état sauvage ». 1135 Les recherches de Gioli et de Lefrant inviteraient-elles, si ce n’est à retrouver, du moins à rechercher un état vernaculaire ? Cet « œil sauvage » témoignerait en premier lieu d’une expérience onirique, d’une perception du monde non linéaire. Le rêve est : … fragmentations, montages, confusions, déplacements. Non seulement les scènes de nos rêves nous laissent esseulés, orphelins, mais leur multitude même ne semble former qu’une foule – une fourmilière – d’images absolument orphelines … . Et pourtant il n’en est rien. [Un sens s’impose. Est-il vraiment à trouver ?] Car ces images forment bien une « communauté », mais chaotique, « privée », une communauté dont le sens est celui-là même de tous les chaos et de tout ce dont la vie nous prive aussi. Parties visible et invisible d’un ensemble sous tension épouse cette définition du songe formulée par George Didi-Huberman. Le film est ainsi à interpréter à travers une pensée plus « visuelle » que sémantique. La relation apparemment désordonnée entre texte, image et son en serait la preuve. ’œuvre s’anal serait comme on interprète un rêve dont le sens est forcément autant archétypal que personnel. Elle proposerait un rapport aux images et donc au monde en général non pas en soi, mais « par soi ».En figurant, on pense devenir le maître de ce qu’on montre. Pensons aux cartes du monde… Encercler par une figure l’espace, c’est tenter de le contrôler. e réel, en prenant figure, est asservi par l’homme qui va lui prêter ses propres traits. e monde est comme absorbé littéralement dans une boulimie du même. Énoncer que figurer signifie rendre identique à soi n’est pourtant pas assez précis. Ce désir de figuration est corollaire de celui de rendre identique à ce que nous avons décidé intellectuellement d’être. Refuser le non-figuratif, c’est exclure l’impensé et donc l’inconnu. Notre désir de figuration atteste du rejet de l’altérité ; une altérité, par essence insondable regroupant faune ou flore, mais aussi les autres êtres humains. Définir de façon irréfutable ce qui nous entoure et ce que nous sommes s’avère bien présomptueux. Là encore la prolifération du même entre en jeu. Les gestes d’Emmanuel Lefrant pour décentrer cette figuration anthropomorphe sont une critique de cette façon excluante de penser. Ces « actes sacrilèges » au regard d’une manière de faire et de penser sont aussi des « actes manqués » 1138 et donc des actes réussis en ce qui concerne l’inconscient. En « manquant » la figuration, l’image renseigne sur des choix inattendus. ’abstraction à l’image est à percevoir comme la trace de l’intuition au cœur d’une pensée figurante. ’œuvre convoque la présence patente, et non latente, de l’indicible en tant qu’infigurable. Si la figure correspond à une « réalité » objective, Emmanuel Lefrant milite pour une réalité singulière qui « saillit » à la projection du film. Le spectateur est libre de suivre « au fil des couleurs » (« comme au fil de l’eau »,et non des figures), une histoire qui lui sera propre. En abordant l’image tout d’abord de façon sensible et donc affective, sa participation corporelle est convoquée. L’émotion recouvre un sens rationnel. En travaillant de façon intuitive, le cinéaste propose une œuvre source d’étonnement.

Expérience borderline

En proposant un film qui déplace les codes mimétiques autant perceptifs qu’auditifs, Emmanuel Lefrant bouscule une structure cinématographique réaliste. Il conçoit ainsi une œuvre dont la dimension « informe » est à percevoir comme un temps mort plastique à la polysémie non pas transgressive, mais subversive. a nuance n’est pas anodine. La « menace de l’ordre établi » 1147 n’est pas celle de « dépasser les limites » 1148. ’œuvre, par essence borderline, présente un état-limite1149 de la narration, non pas en occultant les limites, mais en les provoquant. a figuration n’est pas escamotée de façon irréversible, mais épaissie, pourrait-on dire ; en cela le film s’avère passionnant. ’élaboration visuelle et sonore ne serait pas liée à un choix technique, mais à une perception déstabilisant le « sens commun », base de nos certitudes pour représenter le monde. ’œuvre est en devenir, l’explosion de la figuration provoquant une image qui réfléchit son origine physique et spirituelle. Parties visible et invisible d’un ensemble sous tension renoue de façon littérale avec la « science-fiction ». Ce genre, au départ littéraire, est dominant cinématographiquement parlant, 1150 mais devrait englober le cinéma en général. En effet, le média est lié à une technique et donc à une science (la technique « concerne les applications de la science, de la connaissance scientifique ou théorique, dans les réalisations pratiques, les productions industrielles et économiques » 1151) qui rend possible une fiction : celle de représenter le monde, d’en capter certains fragments forcément véhiculés par l’outil et par le créateur. Décentrer la figuration ce n’est pas la rejeter, posture bien irréalisable, mais en noter les limitations, les causes et ne pas en être dupe de façon permanente. Ce serait au spectateur de retrouver une relation élargie aux sens et donc au sensible avec le film qu’il regarde. e second carton de Parties visible et invisible d’un ensemble sous tension suggère un monologue intérieur. ’esprit du spectateur associe immédiatement texte et image, figure visuelle et figure sémantique. De l’œil au cerveau, notre perception enregistre de façon sélective les éléments reconnus par ce dernier. Comment entretenir un rapport qui ne soit pas uniquement narratif ? La lecture d’une image implique la pensée, mais c’est l’intuition qui empêche que la sensation soit mise au rebut. ’image n’est pas entièrement figurative, elle est donc en partie « illisible » en tant que représentation ce qui permet une ouverture interprétative fondamentale. ’abstraction à l’image renverrait autant au geste créatif du cinéaste qu’à ses choix intuitifs renouant avec une origine mystique de la figuration dans l’histoire de l’art occidental en général. e cinéaste anal se lui-même les origines de la figuration. Il en fait une expérience « occulte » autant que réflexive. a figuration à l’image raconte son passé matériel et son « devenir » mystique. ’« essence irrationnelle » de l’image fait ainsi référence à un processus incontrôlable par la raison, mais aussi à une démarche guidée par l’intuition et par notre désir de créer une figuration narrative. Une réflexion sur le spectre visuel (et le spectre sonore) ouvre ainsi des pistes interprétatives pour appréhender autrement cette question des revenants. Le revenant ici est la figure qui cherche à se former non plus à l’image, mais dans notre esprit.1152 La pensée associe de façon immédiate texte et image. À un texte clair devrait correspondre une image à la figure détaillée. Le film joue sur la discontinuité du mimétique. Une double vacance se produit : celle d’une perception stable figurative et celle d’une perception stable abstraite.

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