ÉMERGENCE D’UN DOUBLE DISCOURS SUR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE

Signé par DAVID GLORY

Rapport en Anthropologie Sociale et en Ethnologie

Caractéristiques climatiques dans la zone Pacifique et les îles Cook

Pour bien comprendre l’état des données disponibles sur les effets du changement climatique dans la région Pacifique en général et dans les îles Cook en particulier, il convient de rappeler quelques éléments essentiels qui caractérisent le climat de cette zone. Celui-ci est le résultat de l’expression de différentes forces atmosphériques et océaniques selon des cycles aux amplitudes et aux rythmes différenciés. La notion de cyclicité est un élément fondamental lorsque l’on aborde la question du climat dans la zone Pacifique ou ailleurs. Je vais réduire cette brève présentation aux trois systèmes principaux que l’on retrouve dans la région Pacifique. Le premier étant le El Niño – Oscillation australe (ENSO) qui est un phénomène composé de deux entités : une oscillation thermique des températures océaniques (El Niño) et une oscillation des températures atmosphériques. Ce système est un phénomène océanique, centré sur l’océan Pacifique, mais entraîne des répercussions sur le climat à l’échelle planétaire. Alternant entre deux phases (El Niño et La Niña), selon des cycles allant de deux à sept ans, il entraîne un transfert de chaleur dans les courants aériens et marins entre le Pacifique est et ouest. Ce transfert a notamment des conséquences sur le volume de précipitation des régions impactées qui connaissent tour à tour des augmentations (pouvant entraîner des inondations) ou des réductions (pouvant entraîner des sécheresses) du volume d’eau reçu.
Le deuxième système est la Zone de Convergence du Pacifique Sud (SPCZ pour South Pacific Convergence Zone), qui est une bande de convergence des masses d’air située au niveau de l’équateur. Ce système joue un rôle primordial dans la répartition des précipitations dans la région Pacifique. C’est l’évolution de sa position à des degrés plus ou moins éloignés de l’équateur, en fonction par exemple des cycles de l’ENSO, qui peuvent susciter des précipitations extrêmes ou de très longues sécheresses dans certains territoires comme les îles Cook (Rongo et Dyer, 2014 : 6) ; nous y reviendrons.
Enfin, le troisième système est l’Oscillation décennale du Pacifique (PDO pour Pacific Decadal Oscillation). Il s’agit là encore d’une variation des températures de surface de la mer de l’océan Pacifique qui déplace les systèmes météorologiques d’une zone à une autre en cycles de plusieurs décennies (15 à 30 ans en moyenne).
Pour résumer, le climat de l’Océan Pacifique et des territoires qui s’y trouvent est régi par de multiples forces aux variations interannuelles qui recomposent en permanence l’équilibre climatique de cette région. Le climat d’une période donnée est le résultat de ces transferts entre les masses d’air et d’eau chaudes et froides selon des cycles annuels et décennaux.

Émergence du « discours officiel » dans les îles Cook

Dans les îles Cook, la problématique du changement climatique a acquis une existence politique en 1992 au moment de la signature de la Convention-Cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques (CCNUCC). En revanche, sa diffusion large ou « démocratisation » danslesîles Cook ne date que d’une dizaine d’années. Quatre périodes sont à prendre en compte ici :
Début 1990 à 2000 : Le discours sur le changement climatique reste cantonné aux instances gouvernementales dans le cadre des négociations internationales.
De 2000 à 2005 : Début des interrogations sur les effets possibles du changement climatique sur le territoire des îles Cook, mais cela reste encore du domaine de l’expertise.
De 2005 à 2011 : Le discours sur le changement climatique sort du cadre strict des instances gouvernementales et devient un véritable enjeu de société à travers sa médiatisation.
Depuis 2011 : Le changement climatique devient une réalité concrète pour les insulaires de chacune des îles notamment par la mise en place de projets de sensibilisation et d’adaptation financés par des bailleurs de fonds étrangers – qui visent à lutter contre ce qui est décrit comme étant les premiers effets du changement climatique.
Ces quatre périodes sont notamment perceptibles si l’on s’intéresse à la répartition des productions scientifiques qui traitent de la question du changement climatique dans les îles Cook. Entre 1988 (date de la première étude publiée sur le changement climatique) et 2020, j’ai pu recueillir soixante-trois entrées différentes composées de trois mémoires de recherche, d’une thèse, de quinze publications scientifiques et de quarante-quatre rapports émanant du gouvernement ou de différentes institutions étrangères .

La parole locale dans les médias et la science : un usage explicite du «discours officiel»

Avant de présenter à proprement parler la parole locale telle qu’elle est rapportée dans les médias et dans les productions scientifiques, il convient de rappeler les étapes de la prise en compte progressive des savoirs locaux dans le contexte de la problématique du changement climatique. En français, les termes «savoirs locaux», « savoirs traditionnels » ou encore « savoirs autochtones » sont utilisés indifféremment pour désigner une seule et même entité, en l’occurrence des connaissances qui sont associées à une dimension …locale, par opposition aux savoirs scientifiques et techniques considérés comme universels ; ancestrale, pour montrer leurs liens au passé, par opposition aux savoirs scientifiques ancrés dans la modernité ; traditionnelle, soulignant leur ancrage à des cultures restées en dehors des projets de modernisation des sociétés du XXe siècle (Kleiche-Dray, 2017 : 6‑7).
Appliqués à la problématique environnementale, ces savoirs renvoient à des savoirs accumulés de génération en génération : « which guide human societies in their innumerable interactions with their surrounding environment » (Nakashima et al., 2012 : 7). Synonyme d’archaïsme lors des grandes politiques de développement qui ont suivi le mouvement d’indépendance des anciennes colonies européennes, la valeur des savoirs locaux a commencé à être réévaluée à partir des années 1980 dans le domaine agricole face à l’échec de certains projets en la matière (Kleiche-Dray, 2017 : 14). Devenue dans les années 1990 un outil de revendication politique pour certains peuples « autochtones » dans leur quête d’émancipation, cette expression a été appropriée par le monde académique dans les années 2000.
La prise en compte de ces savoirs locaux dans la problématique du changement climatique date de cette période. Cette évolution est observable à une large échelle lorsque l’on s’intéresse aux différents rapports émis par le GIEC. Jusqu’au 4e rapport publié en 2007, ce qui était de l’ordre du local n’avait pas valeur de savoirs permettant de documenter la réalité du changement climatique, mais ne renvoyait qu’aux modes de vie traditionnels dont la survie était menacée par les conséquences de ce dit changement. Charge alors aux chercheurs de collecter le maximum de ces savoirs et de répertorier les éléments afin d’en garder des traces avant leurs disparitions prochaines. Ce n’est que lors de la parution du 5e rapport en 2014 que ces savoirs locaux, cantonnés aux rôles d’éléments à préserver, sont peu à peu devenus des outils potentiels non seulement pour décrire le changement climatique, mais également pour lutter contre lui :
Les systèmes et pratiques du savoir autochtone, local et traditionnel […] constituent des ressources de première importance pour l’adaptation au changement climatique […]. Ces formes de savoir ne sont pas toujours prises en compte d’une manière cohérente dans les stratégies d’adaptation existantes. Leur intégration dans les pratiques existantes augmente l’efficacité des mesures d’adaptation (GIEC, 2014 :20).

Le changement climatique est difficilement perceptible

Ces propos illustrent une deuxième caractéristique du «discours officieux», à savoir que le changement climatique reste une réalité particulièrement difficile à observer. C’est ce que souligne par exemple Aka’oro pour le cas de Ma’uke : « it’s hard to see [it] on a small island like this ». Même dans le domaine végétal, dont nous avons pourtant vu dans la partie iii. qu’il constituait à Ma’uke une des observations faisant le plus consensus parmi les insulaires, certains d’entre eux, comme Teo, et ceci malgré son emploi au ministère de l’Environnement, reconnaissent de réelles difficultés à les appréhender. Il affirme en définitive que « we can’t really see the changes ». Mareka – sexagénaire et retraité de la fonction publique – affirme lui aussi que : It’s difficult to see any effects of the climate change. The change is so small, you can’t really see any impact… because it’s happening all the time… it’s not just about the climate change. I know the climate change is occurring but it’s really difficult to see it. But it’s just my opinion.
D’autres encore considèrent que c’est le fait de vivre à l’année sur l’île qui complique la capacité à percevoir des changements. Certains estiment qu’il faudrait quitter l’île pendant plusieurs mois consécutifs pour pouvoir observer, au retour, des changements dans l’environnement. Quelques insulaires distinguent enfin la perception que les humains peuvent avoir des effets du changement climatique, qui restent particulièrement difficiles à observer, de celle ressentie par les animaux et les végétaux. Ce discours, particulièrement prégnant à Ma’uke, rencontre une contradiction en la personne de Tetiaki, quadragénaire. Cette dernière considère au contraire que « it’s easy for the people to see that the climate is changing and that something is wrong ». Elle tempère néanmoins son propos en soulignant qu’il reste difficile de déterminer avec certitude les changements qui proviennent ou non du changement climatique étant donné que « climate has always been changing ».
À Manihiki, Autu considère ainsi que « climate change is very few things for us now but it’s already a strong thing for nature ». Pour illustrer son propos, ce dernier prend l’exemple de deux arbustes de la même espèce qui poussent l’un à côté de l’autre en face de sa terrasse. Au moment de la discussion, l’un d’eux était en fleurs alors que l’autre ne l’était pas. Cette situation interroge Autu qui ne parvient pas à l’expliquer. Les derniers jours ayant été pluvieux, cela ne pouvait pas s’expliquer par un manque d’eau. Pour lui, quelque chose d’étrange se passait, quelque chose de nouveau. Il soupçonnait que cela était lié au changement climatique. L’un des deux arbustes aurait compris quelque chose que les humains n’auraient pas encore perçu. La question qu’il se posait était de savoir si c’est l’arbuste qui a fleuri ou celui qui n’a pas encore fleuri qui a une sensibilité au changement climatique qui dépasse la capacité de perception des humains.

Le « discours officieux » des effets positifs du changement climatique

Le traitement de la question de la positivité des effets du changement climatique souffre d’un certain paradoxe, celui d’être peu audible dans les discours officiels des grandes conférences internationales sur le changement climatique, alors même qu’il semble avoir une place réelle dans l’opinion publique mondiale. Cette positivité est néanmoins reconnue par la principale instance scientifique internationale sur ce sujet, le GIEC. Dans l’annexe II de son rapport de synthèse de 2014, celui-ci définit l’adaptation au changement climatique de la façon suivante :
Démarche d’ajustement au climat actuel ou attendu, ainsi qu’à ses conséquences. Pour les systèmes humains, il s’agit d’atténuer les effets préjudiciables et d’exploiter les effets bénéfiques (GIEC, 2014 : 132).
Malgré cette reconnaissance officielle, force est de constater que les discours mélioratifs sur les effets du changement climatique restent une question peu étudiée par les différentes disciplines qui s’intéressent au sujet. C’est essentiellement dans le domaine agricole que cette question est traitée, où l’objectif est de comprendre la façon dont les producteurs peuvent adapter aux mieux leurs productions aux nouvelles conditions climatiques d’un territoire (Chapagain, Subedi, et Paudel, 2009 ; Rawal et Bharti, 2015). En Europe, la question est souvent abordée dans la sphère viticole où l’impact du changement climatique sur l’amplitude des zones d’installation des vignes est de plus en plus débattu (Hochedez et Leroux, 2018 ; Kovacs, Puskas, et Pozsgai, 2017). Dans un autre cadre, la positivité a également fait l’objet de quelques recherches en linguistique, étudiant les effets des discours anxiogènes qui caractérisent la communication actuelle des enjeux climatiques sur les individus (Ereaut et Segnit, 2006). D’autres recherches en psychologie ont conclu que si les discours privilégiant une perspective positive sont moins efficaces pour attirer l’attention des individus, ils sont en revanche plus efficients que les discours anxiogènes pour susciter un engagement personnel dans ce domaine (O’Neill et Nicholson-Cole, 2009).

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE – LES ÎLES COOK : UN ARCHIPEL À LA MARGE QUI SE
RÊVE EN ÉPICENTRE
i. Des îles géologiquement dynamiques
ii. Les îles Cook dans l’histoire
iii. Les îles Cook au contemporain (à partir de 1965)
PARTIE I – ÉMERGENCE D’UN DOUBLE DISCOURS SUR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE
CHAPITRE 1 – LA CONSTRUCTION DU « DISCOURS OFFICIEL » SUR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE : UNE PROJECTION OCCIDENTALO-CENTRÉE SUR LE PACIFIQUE 
i. Le changement climatique dans le Pacifique et les îles Cook : données et projections
ii. Les États insulaires du Pacifique au cœur de la fabrication du « discours officiel »
iii. Une nécessaire prise de recul
iv. Émergence du « discours officiel » dans les îles Cook
CHAPITRE 2 – LA PAROLE LOCALE À L’ÉPREUVE DU CHANGEMENT CLIMATIQUE : ÉMERGENCE DU « DISCOURS OFFICIEUX » 
i. La parole locale dans les médias et la science : un usage explicite du « discours officiel »
ii. Historique et contenu des sensibilisations à la question climatique
iii. Résumé des modifications environnementales : la mise en évidence des ambiguïtés
iv. Déterminer la cause des changements : « Is it climate change or not ? »
v. Premiers éléments du « discours officieux » sur le changement climatique
PARTIE II – LES MULTIPLES FACETTES DU « DISCOURS OFFICIEUX »
CHAPITRE 3 – POSITIFS OU NÉGATIFS ? QUAND LA DÉFINITION DE L’« ENVIRONNEMENT » CONDITIONNE LA PERCEPTION DES EFFETS DU CHANGEMENT CLIMATIQUE
i. Le « discours officieux » des effets positifs du changement climatique
ii. Être proche de son « environnement » pour observer le changement climatique ?
iii. De quoi « environnement » est-il le nom ?
iv. Deux conceptions pour deux rapports
v. Le sens à donner à la dynamique environnementale
CHAPITRE 4 – VIVRE OU MOURIR AVEC LES CYCLONES ? QUAND DEUX VISIONS DE
L’ALÉA CYCLONIQUE SE RENCONTRENT 
i. Les cyclones : une menace associée au changement climatique
ii. Les îles Cook et les cyclones dans l’histoire
iii. Les Ma’ukean et les cyclones
iv. Les Manihikian et les souvenirs de Martin
v. Une vision singulière des cyclones qui nourrit le « discours officieux »
CHAPITRE 5 – WEATHER OR CLIMATE ? QUAND LE CHANGEMENT CLIMATIQUE INDUIT UNE NOUVELLE CONCEPTION DU TEMPS 
i. « What is the difference between weather and climate ? »
ii. La notion de climate en question
iii. La difficulté à intégrer le temps long du changement climatique
iv. La notion maorie de tuātau : une conception cyclique du temps long
PARTIE III – LE « DISCOURS OFFICIEL » SUR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE COMME
MARQUEUR DE DIFFÉRENCIATION SOCIALE
CHAPITRE 6 – DEUX OU QUATRE SAISONS ? QUAND L’USAGE DES SAVOIRS RELATIFS
AUX SAISONS JOUE LE RÔLE D’UN MARQUEUR SOCIAL
i. Quelques rappels élémentaires sur le mécanisme des saisons
ii. État des lieux des données historiques et contemporaines sur les saisons
iii. Choisir son camp : deux ou quatre saisons ?
iv. Transition météorologique ou culturelle ?
v. Trois « idéaux-types » de savoirs pour révéler leur mise en tension
CHAPITRE 7 – EN QUÊTE DE LÉGITIMITÉ : L’USAGE DES DISCOURS SUR LE CHANGEMENT CLIMATIQUE COMME MARQUEUR DE DIFFÉRENCIATION SOCIALE
i. Les insulaires et les experts locaux : distinguer ceux qui parlent de ceux qui écoutent
ii. Reconsidérer les quatre attitudes types à l’aune des statuts sociaux
iii. Experts et non-experts sur le changement climatique : expressions concrètes d’une forme de
domination
CHAPITRE 8 – LES SCIENTIFIQUES ET LES INSULAIRES : UNE DOUBLE QUÊTE DE
LÉGITIMITÉ À TRAVERS LA COLLECTE DES SAVOIRS LOCAUX
i. La relation des insulaires avec les papa’a/scientifiques : entre estime complexée et contestation
assumée
ii. Le regard des scientifiques sur les insulaires : le modèle des « gardiens de la nature »
iii. Rapport de force autour de la parole des experts et celle des scientifiques-étrangers : une
histoire de contexte
iv. Le temps de l’interview : un condensé des rapports de force entre catégories sociales
CONCLUSION 
BIBLIOGRAPHIE

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