Formes et enjeux contemporains de la culture numérique usages, publics juvéniles et réflexivité

L’objectif communément admis de l’éducation aux médias est en France la culture numérique, et en Allemagne la compétence médiatique : l’émancipation, notion structurante chez les acteurs de l’éducation et de la formation, est au cœur de ces notions. On a pu observer en première partie qu’elles n’avaient pas tout à fait le même périmètre. Nous retenons ici celle de culture numérique en nous demandant comment appréhender celle des jeunes. En effet on ne peut pas considérer la culture numérique uniquement comme un état « éclairé » : nous avons montré au chapitre 2 qu’au niveau des individus il s’agissait plutôt des compétences et pratiques effectives, en partie bricolées et implicites. La mesure des usages peut être une manière de s’en approcher. C’est pourquoi nous avons rassemblé un corpus d’enquêtes d’usages numériques, qui finalement nous en ont appris davantage sur les représentations des médias numériques que sur les usages eux-mêmes. Nous appréhendons ensuite les pratiques avec un dispositif qualitatif et réflexif, décliné dans le milieu universitaire et scolaire. Ces études nous permettent de réfléchir plus avant aux modalités de transmission des savoirs sur les médias.

Les études d’usages numériques

Les différents éléments identifiés dans ce travail peuvent être mis en perspective avec une étude sur les enquêtes d’usage numérique réalisée en 2016. Nous débordons du cadre de l’éducation afin d’illustrer les potentielles transversalités des univers de discours identifiés jusqu’à présent. Cette étude était initialement un état de l’art sur les différentes enquêtes existant sur les usages numériques dans différents contextes nationaux : France, Allemagne, Suisse et EtatsUnis. Or l’hétérogénéité des modalités de collecte de données et des protocoles d’enquête rendaient difficile la comparaison. Nous avons en outre observé, lors de nos premières lectures du corpus, que les thématiques différaient selon les contextes nationaux dans les questionnaires soumis aux répondants. Cet état de l’art s’est ainsi transformé en une étude des enquêtes elles- Formes et enjeux contemporains de la culture numérique usages, publics juvéniles et réflexivité 308 mêmes, menée entre 2015 et 2016, ayant pour objectif d’appréhender la politique des commanditaires (publics ou privés, des services publics aux fédérations professionnelles) cherchant à saisir les usages des individus. Cette étude avait l’avantage, en croisant des enquêtes issues de différentes catégories d’acteurs ne poursuivant pas les mêmes intérêts – connaître pour mieux administrer dans le cas de la statistique nationale et connaître pour mieux vendre, pour les enquêtes privées à but commercial – de mettre en lumière leurs transversalités. Nous pouvions alors saisir des problématiques transnationales, communes et d’autres éventuellement plus spécifiques, dépendant du contexte historique, politique, social et culturel des différents cadres nationaux étudiés. Nous avons rassemblé un corpus de 62 enquêtes issues de trois contextes nationaux différents (France, Allemagne et Etats-Unis) dont nous avons codé les thématiques de manière inductive697. Cela nous a permis de les classer en identifiant clairement des thématiques structurantes, des biais culturels et contextuels transversaux à différents types d’acteurs : organismes de statistiques, comme l’INSEE et DeStatis ; organismes publics et parapublics, qui, sans être des agences nationales, dépendaient complètement des services de l’Etat, des Ministères, ou des collectivités territoriales pour leur financement ; instituts liés à la mesure d’audience ainsi qu’au contrôle des médias audiovisuels ; divers instituts et fondations ; acteurs privés, instituts de sondage et groupes commerciaux. La comparaison thématique a d’abord montré un certain nombre de faisceaux partagés, des thématiques saillantes communes à plusieurs cadres nationaux : par exemple, mesurer le temps passé sur les médias, connaître le taux d’équipements et la fréquence d’utilisation d’Internet par les ménages, générer des profils d’usagers, connaître les grandes tendances, parfois dans un but commercial. L’affirmation selon laquelle les jeunes sont les plus grands consommateurs de médias est étayée dans tout le corpus, quel que soit le pays. Equipement et focalisation sur les usages des jeunes individus étaient donc les deux variables « dures » regroupant l’ensemble des enquêtes. Mais d’autres thématiques étaient plus spécifiquement liées à des contextes nationaux particuliers, comme le montre le schéma ci-dessous, obtenu suite à la codification du corpus : 697 La liste des enquêtes classées par catégorie d’acteurs est disponible en annexe. 309 Figure 19: Thèmes structurants de l’étude sur les enquêtes d’usage (2016) On peut voir qu’en 2016, les problématiques de sécurité et de protection des données personnelles sont structurantes en Allemagne, présentes dans la quasi-intégralité des enquêtes, qu’elles aient été réalisées par des instituts publics ou privés. Cette problématique est alors quasiment absente des enquêtes françaises, seulement évoquée dans une enquête IFOP réalisée pour Axa Prévention dans le but de commercialiser son « permis de bonne conduite numérique ». En France, ce sont les pratiques culturelles numériques qui sont le plus investiguées, constituant ainsi une thématique structurante. Cela correspond à une tradition scientifique spécifique698. Les enquêtes françaises visent dans l’ensemble à comprendre l’évolution du marché des biens culturels, ce qui est compréhensible compte tenu des préoccupations vis-à-vis des industries culturelles et de « l’exception culturelle » française. Cette thématique fait alors l’objet de moins d’intérêt de la part des commanditaires des enquêtes en Allemagne ; bien que certaines abordent les pratiques culturelles, environ moitié moins y consacrent un volet.