Grâce et danse classique aujourd’hui.

 Grâce et danse classique aujourd’hui

Cette traversée historique et philosophique de la notion de grâce nous a ainsi permis de préciser les enjeux du lieu commun selon lequel la danse classique serait un art de la grâce. Historiquement, le ballet a entretenu des liens privilégiés avec cette valeur esthétique, dont les contours se sont considérablement métamorphosés à l’intersection des discours et des pratiques. Aujourd’hui cependant, marquée par sa mise en crise au sein de la modernité artistique, c’est-à-dire par la contestation d’une codification du gracieux soupçonnée de reposer tant sur une vision académique de l’art que sur un idéalisme du beau, quelle place la grâce conserve-t-elle en danse classique, et dans la création chorégraphique « néoclassique » ? Comme nous l’avons vu au chapitre 5, la grâce peut être employée avec une certaine réticence dans les discours des pédagogues, des chorégraphes et des danseurs, tout en constituant une injonction esthétique souvent implicite, notamment pour les danseuses. Quant à la réception esthétique du ballet, si la « grâce » d’un danseur peut relever du lieu commun au sein du discours critique, il nous semble qu’elle continue à s’éprouver d’une manière singulière en danse classique, précisément dans le jeu avec un certain code du gracieux. Si le terme pose parfois problème, du fait de son flou définitionnel et des connotations ambivalentes qu’il charrie, il est donc aujourd’hui encore adéquat pour désigner plusieurs phénomènes propres à la danse classique. Plus fondamentalement cependant, cette notion met en avant que la danse classique reste attachée à une codification technico-esthétique des gestes et des corps qui, pour ne pas constituer le tout de ce genre artistique, lui demeure essentielle. C’est ainsi que la danseuse Wilfride Piollet peut dire que « dans la tradition qu’on a qualifiée de classique, tout est dépassement et sublimation1 » des gestes et des corps, ou que, dans sa conférence dansée Je suis lent2 , Loïc Touzé retrace sa formation à l’Opéra de Paris comme l’invention d’un rapport au monde sur le mode du geste utopique et du corps glorieux, dont il est très difficile de se défaire. Si la notion de grâce demeure importante pour penser la danse classique aujourd’hui, c’est donc à la fois en tant qu’elle est porteuse de toute une histoire inscrite dans le 1 vocabulaire des pas, et en tant qu’elle conduit encore à interroger la codification technicoesthétique des gestes et des corps inhérente à cette danse. I. Des classiques, des rapports à la grâce. Or, précisément en ce qu’elle se situe à l’interface entre essence et historicité qui caractérise la danse classique, la grâce pourrait aussi jouer le rôle de notion critique pour penser différentes manières d’être classique aujourd’hui, ou de faire vivre ce genre artistique, c’est-à-dire de répondre à la question : pourquoi continue-t-on à danser classique aujourd’hui ? Notre réflexion sur la grâce vient ici rejoindre notre analyse des usages actuels de la notion de néo-classique, retrouvant, depuis la perspective du statut à accorder au code en tant qu’il est porteur d’idéaux esthétiques, les mêmes lignes de partage entre plusieurs conceptions de la danse classique. 1. Grâce, idéal du beau et conception académique de la danse classique. Lorsqu’un danseur comme Jean-Guillaume Bart3 , chorégraphe et professeur à l’Opéra de Paris, voit dans la danse classique un projet de sublimation de la bipédie, venant à la fois révéler l’essence de notre condition humaine et la transcender, il accorde au code technicoesthétique classique une dimension idéaliste, que permettrait de perpétuer le dispositif académique. Mettant au fondement du vocabulaire classique les notions d’harmonie et de proportion, il promeut en effet un enseignement académique fidèle à ces principes et critique certains excès actuels, qui priveraient la danse classique de son sens essentiel pour la transformer en gymnastique. Si la grâce est présente en filigrane dans un tel discours, elle l’est au titre d’une codification du geste par ce genre académique qu’est la danse classique, conforme à un idéal du beau qui exprime une recherche tant esthétique qu’éthique. Donner sens à la danse classique aujourd’hui, ce serait demeurer fidèle à cette essence indissociablement artistique et humaine. Un tel discours repose sur une adhésion confiante au caractère classique de la danse classique, et semble perpétuer des éléments de la pensée néoclassique du ballet telle qu’elle s’est élaborée dans les années 1920. Pourtant, la confiance exprimée par Jean-Guillaume Bart envers le caractère classique de son art n’est pas sans susciter un paradoxe propre à la notion de classique, bien mis en 3 Jean-Guillaume BART, « Le danseur classique et le toucher du sol », communication présentée lors de la journée d’étude Marche et démarches du Centre International de Réflexion et de Recherches sur les Arts du Spectacle, 15 mai 2018, Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes. 381 avant par Hegel dans l’Esthétique4 , lorsqu’il fait de l’art classique (que caractérise notamment la grâce) un art définitivement passé. Pour résoudre le paradoxe d’un art classique qui continue à évoluer au présent, il faut identifier des principes atemporels, de l’ordre d’un idéal, susceptibles de s’incarner dans plusieurs formes. Cependant, dans une perspective néoplatonicienne, cet idéal commande des lois de production formelle comme l’harmonie ou la mesure, qui sont pour Jean-Guillaume Bart transmises par l’école académique : en tant que fruit d’une recherche technico-esthétique guidée par cet idéal, la grâce serait donc, par-delà ses évolutions historiques, attachée à des qualités formelles harmonieuses. L’académisme devient garant du caractère classique du ballet et de la transmission de ces principes esthétiques.

Le code du gracieux en question

Cependant, il existe d’autres conceptions des liens de la grâce du geste au caractère classique du ballet. En 1981, la chorégraphe Karole Armitage crée à New York sa pièce expérimentale Drastic Classicism5 . Sur la musique punk de Rhys Chatham, jouée à un volume strident sur scène par plusieurs guitaristes et batteurs, les danseurs, comme pris de frénésie, semblent se disloquer. Au milieu des musiciens, ils balancent leurs bras et leurs jambes, donnent des coups de poing, s’écroulent en grand écart, courent jusqu’à se heurter dans des portés agressifs ou très explicitement érotiques. Les danseurs sont en tennis et en jeans slim ou pattes d’éléphant ; les danseuses portent des tenues de cours classique, mais le justaucorps noir de Karole Armitage est décousu à l’entrejambe, son tutu bleu trop court et effilé. Sur des pointes acérées, elle utilise son partenaire plus qu’elle ne prend appui sur lui, pour jeter ses jambes dans des extensions extrêmes, vriller, pousser l’équilibre jusqu’à son point de chute. Se déplaçant sur les talons, les pieds en canard ou les genoux en dedans, les interprètes prennent l’allure de pantins démantibulés, dont les articulations, flex ou relâchées, forment des angles disharmonieux. Au lieu d’être dirigés, soutenus ou guidés, leurs mouvements sont jetés, relâchés, comme agités par des décharges pulsionnelles. Drastic Classicism, « ballet punk » aussi dissonant d’un point de vue sonore que visuel, semble ainsi rompre avec tout idéal de grâce des gestes et des corps.

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