LA FABRIQUE URBAINE ORDINAIRE

LA FABRIQUE URBAINE ORDINAIRE

La rhétorique sur l’échec de la planification urbaine, la déficience des services essentiels, l’insalubrité des quartiers irréguliers constituent l’arrière-plan de toute recherche sur les villes en développement, avec en parallèle l’idéalisation et la promotion de solutions alternatives communautaires ou de la participation du secteur privé pour remplacer des pouvoirs publics défaillants. Pour échapper à ces visions extrém(ist)es des villes en développement (Gilbert A. 2009), nous optons ici pour une position intermédiaire sur plusieurs plans. D’une part, nous regardons l’étape de viabilisation, entre l’occupation-construction et la planification, c’est-àdire le moment où les réseaux sont de fait étendus, où les entreprises de services travaillent de manière positive à desservir les populations (Encadré 1). D’autre part, lorsqu’une entreprise étend son réseau, elle le fait d’abord dans des quartiers qui lui apparaissent comme stables et rentables, certes irréguliers mais consolidés. Le terme de ‘bidonville’ est là bien trop vague et péjorativement connoté (Encadré 3) pour traiter de ce type d’urbanisation (Gilbert A. 2007). En nous concentrant sur cette étape et cet objet intermédiaires, prédominants mais peu spectaculaires, nous tentons de rendre compte de modalités ‘normales’ de la fabrique urbaine et d’offrir des perspectives conceptuelles et opérationnelles adaptées à la réalité des dynamiques des villes émergentes et cruciales pour un développement urbain durable.

Le travail quotidien des fabricants de la ville

Regarder la manière dont les réseaux sont déployés suppose de s’intéresser aux actions des entreprises de services, et plus spécifiquement aux pratiques quotidiennes de leurs employés. C’est en étudiant les modes de faire des professionnels du secteur que l’on peut comprendre les problèmes et solutions qui déterminent les modalités concrètes de l’extension des réseaux. – Une approche pragmatique : du pourquoi au comment Nombre de travaux en termes de gouvernance s’attachent à rendre compte des jeux d’intérêts, des coalitions d’acteurs, des motifs qui sous-tendent les dynamiques de la fabrique urbaine et l’emportent sur l’intérêt général (Meisel & Ould Aoudia 2008). Néanmoins, la sociologie de l’action publique a désormais montré la rationalité limitée des acteurs ainsi que la labilité et la contingence des intérêts impliqués dans un processus décisionnel ; dès lors, les modes de prise de décision deviennent un objet d’étude des sciences politiques souvent déconnecté de l’action publique opérationnelle (Reigner 2013). La capture des sphères décisionnelles par les élites qui poussent des agendas particuliers peut rendre peu significatives les réformes administratives. C’est ainsi que les injonctions à la ‘bonne gouvernance’ ou à la soutenabilité environnementale, notamment dans les villes en développement, ne sont pas automatiquement suivies d’effets et peuvent être inutiles si les professionnels mettant en œuvre les projets ne changent pas de modes d’action et de cadres de référence (Massiah & Tribillon 1985). Nous nous intéressons ici à l’aval plutôt qu’à l’amont des décisions. La question de savoir pourquoi les réseaux sont étendus aux quartiers irréguliers renvoie à des conflits d’intérêts contingents et confus : les motifs de raccordement peuvent varier de l’électoralisme à l’augmentation de la clientèle ou au respect des obligations de service public, mais quels qu’ils soient, l’extension des réseaux finit par avoir lieu. Rien ne prouve en outre qu’elle soit le résultat direct d’une prise de décision délibérée et précise : cela peut être un effet d’inertie, d’entraînement, un enchaînement automatique lié au fonctionnement bureaucratique, une externalité d’une autre politique, une opportunité de financement etc. Dans une perspective pragmatique, nous nous intéressons ici aux manifestations concrètes et traductions opérationnelles des décisions, quels que soient les motivations et les intérêts en jeu : ce qui compte, c’est ce qui se passe et les conséquences des actions réalisées (Hoch 1984a). Les faits et leurs impacts sur la fabrique urbaine sont ici mis en avant par rapport aux 35 acteurs et à leurs relations (Bocquet 2006). Ainsi, au lieu de traiter des projets de raccordement comme des décisions politiques ou politisées, nous les abordons comme des interventions opérationnelles qui reposent sur l’usage d’outils et de dispositifs spécifiques. Cela suppose d’étudier les actions et les acteurs concernés sous un nouvel angle.

Pratiques ordinaires et tactiques en situation

Le premier décalage porte sur le type d’actions : nous abandonnons la grille de lecture relationnelle de l’économie politique pour traiter de manière pragmatique des pratiques ordinaires et quotidiennes des acteurs sur un plan opérationnel et matériel. Certains travaux sur les transitions sociotechniques soulignent l’importance des pratiques, autrement dit des modes de faire des acteurs et non pas seulement de l’offre de produits innovants, dans les dynamiques de changement : les pratiques sociales des usagers tout autant que les savoir-faire et modus operandi des producteurs et professionnels impliqués sont déterminants (Pantzar & Shove 2010). Qu’il s’agisse de routines, d’adaptation marginale ou d’invention pragmatique, l’attitude que les acteurs adoptent sur le terrain est là de l’ordre de la tactique : la résolution des problèmes quotidiens provient du bricolage de solutions ad hoc qui s’accommodent de l’environnement – tandis que la construction délibérée de dispositifs complexes relève de stratégies visant à modifier le cadre d’action (de Certeau 1980). Dans une logique pragmatique, nous privilégions ici l’analyse des tactiques professionnelles ordinaires en situation à celle des stratégies globales et délibérées de changement que peuvent suivre les entreprises (Shove & Walker 2010). Forcés et contraints par un contexte sur lequel ils ne peuvent agir – l’irrégularité des quartiers –, les professionnels ajustent leurs modes de faire sans nécessairement suivre une stratégie consciente et articulée. Leurs pratiques, routinières ou innovantes, s’éloignent alors des techniques dominantes et convenues (de Certeau 1980) ; l’un des enjeux de la durabilité du changement sociotechnique réside justement dans l’institutionnalisation de ces pratiques hétérodoxes (Shove & Walker 2007). Dans le cas des villes en développement, c’est dans les interstices de la planification officielle que l’espace est fabriqué par une myriade de tactiques isolées (Roy 2009a). L’introduction de petits changements dans l’ordinaire de la fabrique urbaine est une forme de pratique improvisée et adaptée au contexte qui a des effets concrets et par là génère du changement (Hamdi 2004). Ces pratiques inventives permettent ainsi de régler des problèmes imprévus et inhabituels que ne peuvent appréhender les cadres conceptuels et opérationnels standardisés adaptés aux situations d’urbanisation planifiée.

La consolidation progressive des quartiers populaires

Les quartiers que nous étudions ici peuvent également être qualifiés d’intermédiaires, entre les zones aisées planifiées et les bidonvilles précaires, ce qui permet de prendre le contre-pied des discours catastrophistes ou naïfs sur les ‘bidonvilles’ (cf. Davis M. 2006; dans Gilbert A. 2009). Leur situation d’entre-deux en fait des espaces travaillés par des dynamiques d’émergence économique, d’affirmation sociopolitique et de consolidation urbaine. – Les opportunités et tensions dans des contextes d’émergence L’Inde et le Pérou sont des pays à revenus ‘moyens inférieurs’ selon la Banque Mondiale. Leur croissance économique soutenue leur offre certaines marges de manœuvre : les pouvoirs publics et/ou le secteur privé ont une capacité d’investissement suffisante pour financer l’extension et le fonctionnement des réseaux, et leur capacité d’endettement facilite l’octroi d’aide des bailleurs. La question financière n’est pas un enjeu pour les acteurs, ce dont atteste l’effective mobilisation des fonds. Néanmoins, il existe encore des populations et des quartiers en marge de cette croissance : pauvreté et inégalités restent des défis importants En tant que capitales, Delhi et Lima sont des lieux de création de richesse et de transformation urbaine qui concentrent l’attention des pouvoirs publics, les investissements privés et la pression sociale. Ce contexte d’émergence présente des contraintes et des atouts pour la fabrique urbaine : une croissance – démographique et économique – soutenue, une insertion dans les réseaux globalisés, un savoir-faire institutionnel et des appareils administratifs consolidés, mais aussi une hétérogénéité sociale, des enjeux de stabilité et durabilité de la croissance, une informalité économique et urbaine constitutive (Lorrain et al. 2011). Ces éléments créent une matrice particulière pour l’action publique, distincte à la fois de celle des capitales occidentales et des villes plus pauvres ou plus petites. Dans ces villes, les réseaux de services urbains suivent la forme du tout-réseau conventionnel mais restent incomplets : les périphéries ou des poches de pauvreté en restent encore exclues (Jaglin 2012). Toutefois, c’est bien par l’extension de ce réseau conventionnel que les pouvoirs publics, les entreprises de services et les populations conçoivent l’amélioration de l’accès aux services. Nous nous inspirons donc là des travaux qui défendent que c’est justement dans ces grandes villes émergentes que peuvent être inventées de nouvelles formes techniques et gestionnaires de desserte des services urbains. Loin d’être en situation catastrophique, ces grandes villes seraient plutôt à la pointe des transformations sociotechniques (Lorrain 2011b).

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