LA QUESTION DE LA CONSCIENCE NEGRO-AFRICAINE DANS L’ŒUVRE DE CHEIKH HAMIDOU KANE

LA QUESTION DE LA CONSCIENCE NEGRO-AFRICAINE DANS L’ŒUVRE DE CHEIKH HAMIDOU KANE

De l’existence de la conscience négro-africaine

Il n’est pas vrai que nous ayons été inutiles (…). Il n’est pas vrai que nous parasitions le monde et que nous n’ayons pas participé dans une certaine mesure, à l’histoire du monde. Ceci est vrai (…) de cette société traditionnelle Diallobé. Elle a son histoire, elle a ses valeurs, elle a ses techniques (…). Il n’est pas vrai que nous n’existions pas avant que l’Occident se soit présenté chez Nous et Nous ait colonisés. Cette plaidoirie sonne le glas de la conception colonialiste qui fait de l’Afrique une « table rase » et la dénégation de toute existence à la conscience négro-africaine. Cette conscience se nourrit d’une tradition à laquelle elle est intimement liée. Celle-ci exprime sur le plan de la conscience et des idées sa réalité matérielle et religieuse. Elle est la synthèse dynamique que la conscience commune met en place en réponse aux interrogations existentielles et métaphysiques auxquelles elle est confrontée. Cette synthèse constitue son être, son essence. C’est ainsi que, l’univers des Diallobé tire son essence dans la spiritualité car Dieu reste à la fois la source et l’essence de son être. Cela ne peut être autrement en ce sens que le Diallobé vit dans un rapport intuitif avec la Transcendance. D’ailleurs, dès sa tendre jeunesse, le Diallobé, initiés aux mystères de la Parole, prend conscience de l’existence d’un être supérieur qui est à l’origine de son être là au monde, cela est inscrit en bonne place dans le Coran en ces termes : « c’est Dieu qui vous a créés vous et ce que vous faites ».17 Dieu, par son omniscience, son omniprésence et son omnipotence est donc maître et fondateur de l’univers. C’est par sa volonté que tout ce qui est, est venu au monde. Chaque chose qui existe ou existera est pré-planifiée et se fonde sur une série de lois promulguées pour toute l’éternité. Il est en d’autres termes « le créateur incréé », « l’immuable », « l’immatériel pur et le premier moteur » selon l’expression d’Aristote. De par ses attributs, on lui confère alors, la parfaite maîtrise de tout ce qui se tisse dans l’univers. C’est fort de cela, que le Diallobé consacre sa vie entière à l’adoration de Dieu. Ceci est même une injonction divine, car Dieu en s’adressant aux hommes dira : « je n’ai créé les hommes (…) qu’afin qu’ils m’adorent ». 18 Il dédie sa vie au seigneur et toutes ses actions sont tournées alors vers l’accomplissement des prescriptions de la divinité. En cela il « vit de Dieu et de la forte liqueur de ses traditions »,il ne vit par conséquent qu’en Dieu et pour Dieu. Par ailleurs, le Négro-Africain porte en haute estime la mort. Son univers reste marqué par l’idée de la mort comme la délivrance de l’âme. Pour lui, Celle-ci n’est pas une fatalité devant laquelle il faut se résigner, mais le passage obligé pour renaître à une vie faite de béatitude. La mort est omniprésente dans l’espace négro-africain comme l’affirme d’ailleurs Samba Diallo : « au pays des Diallobé, l’homme est plus proche de la mort, (…). Il vit plus dans sa familiarité. Son existence en acquiert comme un regain d’authenticité ».

La dimension spirituelle

L’univers Négro-Africain est empreint de spiritualité. Celui-ci est donc fortement marqué par une culture de la foi tournée vers l’exaltation religieuse qui donne la primauté à la vie dernière. De ce fait, le Diallobé consacre son être dans son entièreté à Dieu. Pour lui, Dieu ne « s’offre pas », Il se conquiert par un véritable don de soi, au prix de la douleur et du sacrifice de soi-même. Ainsi, l’enjeu de l’éducation du Diallobé consiste à le « relier au ciel…, l’arracher au règne de la passion […], l’intégrer dans le monde de l’esprit et de la sérénité »C’est partant de là que, dès sa tendre enfance, on lui ouvre la voie du Seigneur en l’initiant aux mystères de la Parole. Dieu rappelons-le s’est révélé aux hommes à travers la Parole, réalité transcendante contenant en elle-même des vérités absolues et immuables, que les prophètes ont recueillies. L’homme, il convient de le souligner, ayant un « esprit borné », « limité » et « infirme » a besoin que ces « vérités lui soient révélées d’une façon surnaturelle et mystérieuse ».22 Alors, en tant qu’attribut de Dieu, cette Parole est d’une nature singulière et joue un rôle primordial dans le salut de l’Homme. C’est par Elle que Dieu fait connaître sa volonté, et se communique à l’Homme. La Connaissance de Dieu nécessite donc une ouverture de l’esprit à la Parole. Cette Parole contient en elle ce qu’il y a de « visible » et d’invisible », elle est un miracle plein de mystères. Eu égard donc à Son exigence d’ «être dite exactement, telle qu’il Lui avait plu de la façonner »,Son apprentissage se fait dans la douleur et la souffrance. C’est une parole que « jalonne la souffrance » et qu’on « enfantait dans la douleur ». Alors, Son apprentissage met en éveil tous les sens et mobilise le bon sens. Celui-ci exige donc une attention soutenue, un ascétisme rigoureux et un recueillement intime. Cette Parole reflétant l’image du seigneur, symbolise alors la perfection. C’est pourquoi nul n’a le droit de l’altérer et « qui l’oblitère mérite la mort ». Dès lors, celui qui se met à la quête du Seigneur, doit nécessairement viser la perfection de l’âme. Et pour cela, il faut chasser le moindre signe de défaillance susceptible d’être un obstacle à tout contact avec Dieu, c’est ce que justifie le maître en ces termes : « l’adoration de Dieu n’était compatible 21 A.K. NDOYE « la relation éducative Thierno-Samba Diallo dans l’aventure ambiguë »in Ethiopiquesn° avec aucune exaltation de l’homme ».Le corps étant le siège des désirs et de la convoitise, il faut donc initier l’homme à oublier son corps, à tuer la vie en soi, à éradiquer toute «propension à la rêverie futile, qui durcit avec l’âge et étouffe l’esprit ». 25Il s’agit donc, de s’abstraire de tout ce qui est corporel et de se détourner des troubles passionnels en ce sens que l’excès de vitalité du corps déséquilibre l’âme dans son essor vers Dieu. Il est impératif de se détacher du corps et de s’éloigner de l’attrait du monde sensible autant que possible car les distractions que donnent celui-ci gêne l’âme dans la poursuite de la vérité et prendre conscience que « la foi est avant tout humilité, sinon humiliation ».26Ainsi, tant qu’on persiste à considérer le corps et ce qu’il produit comme une réalité, on s’éloigne de la vérité. Aussi, assiste-t-on à un dépouillement de la part du Diallobé de toute noblesse et de toute richesse. Pour ce faire, il va s’astreindre à une vie de souffrance et de privation qui se caractérise par la mortification de son corps et à un renoncement aux plaisirs charnels. C’est pourquoi, le Diallobé dans sa quête spirituelle ressemble à une loque humaine dont la subsistance dépend de la générosité humaine. Aussi, le verra-t-on habillé de « haillons » s’employer à chercher sa pitance journalière. L’éducation spirituelle du jeune Diallobé vise alors à incinérer en lui toutes les infirmités morales susceptibles d’entraver son accession à « l’âme apaisée ». Il s’agira alors, pour le maître de prendre possession de l’âme du jeune Diallobé et de la mener à la perfection. Pour ce faire, il urge pour le maître d’éradiquer les élans de l’âme vers le mal. Cette « randonnée spirituelle » visant à débarrasser l’âme de tout ce qui la gêne est faite d’épreuves qu’il est nécessaire de franchir. Cette initiation qui se fait par pallier successif rappelle l’enseignement soufi qui distingue trois étapes dans la pérégrination de l’âme. Il s’agit en effet de « l’étape de l’âme incitative au mal » qui est la phase initiale qui a pour caractéristique principale d’être sous le joug des passions. Celle-ci, se rapporte aux bas désirs et porte vers les plaisirs terrestres. Cette étape, est celle du règne de l’ « épithymai », la partie concupiscible, et appétitive, celle qui relève de l’extériorité. Ce qui est important de souligner à cet effet, c’est la propension de cette âme à s’emporter et à « se laisser envahir par le chatouillement et les aiguillons du .Alors, pris dans les filets des passions, l’âme vit dans la tourmente, en ce sens qu’elle se laisse traîner par l’agitation continue des plaisirs terrestres qui l’assaillent. Ne pourrait-on pas alors dire, qu’une telle âme prise dans l’immanence, reste aliénée et pleine de vices ? On ne pourrait répondre que par l’affirmatif si l’on sait que, cette âme est toujours attirée par ce qui lui est extérieur et qui la détourne de l’essentiel à savoir la saisie du divin. Ce qu’il convient alors pour une telle âme, c’est de s’extirper de l’embourbement dans l’immanence par un travail sur soi-même. Il consistera à dominer les passions et les pulsions qui ont pour siège l’« épithumia ». Ce travail sur soi est une sorte de catharsis qui suppose la conformité des actes posés avec les injonctions divines. Ainsi, ce qui succède nécessairement cette étape, est celle de « l’âme réprobatrice » qui, dans son déploiement interpelle la conscience et installe l’homme dans un état de culpabilité. Elle est cette « sentinelle intérieure » qui veille aux respects des différentes recommandations divines. Cette étape s’est d’ailleurs manifestée à chaque fois que le NégroAfricain pose un acte répréhensible. Cet ainsi que, ce rôle de sentinelle est mis en branle par cette partie de l’âme lorsque Samba Diallo adressant « des clins d’œil canaille à une jeune fille qu’il voit pour la première fois », 28se sentit confus, de même, elle a été à l’origine de son abstention lorsqu’on lui a tendu un verre d’alcool. Elle peut dans une certaine mesure être identifiée au « cocher de l’attelage ailé » décrit dans le Phèdre de Platon, qui par son abnégation, parvient à dompter l’élan de l’âme vers les délices de ce bas-monde. Ce qui caractérise fondamentalement cette étape, c’est l’attitude de veille de l’âme et sa propension au repentir. Elle est résolument tournée vers l’accomplissement du Bien et dans les dispositions à contempler ce qu’il y a d’éternellement vrai et juste. L’étape ultime à savoir celle de « l’âme apaisée » coïncide avec l’ataraxie et installe l’homme dans « un état extatique.

La dimension eschatologique

Le Négro-Africain, conscient qu’il doit son être-là au monde à la Transcendance, ne vivait que pour entrer dans les grâces du Seigneur. Il se fait à l’idée d’un jugement dernier et d’un Ordre de sanctions surnaturelles prononcées par une justice souveraine et clairvoyante. C’est pourquoi « l’attention portée à l’au-delà et à la mort refreinait, disciplinait et orientait l’existence »48 du Négro-Africain. Toute sa vie tournée vers Dieu et se justifiant de LUI, la mort apparaît aux yeux du Diallobé comme le seul moyen de se rapprocher de Dieu, le passage d’une vie où l’âme étant prisonnière, à une vie bienheureuse. Elle est perçue comme «le bonheur de la rencontre avec Dieu », le passage à l’existence sous une autre forme, dans un autre monde. Elle ouvre la porte sur la vie à nouveau, dans l’Au-delà, où toute chose se présentera sous une forme plus intensive et plus profonde. Elle apparait alors, comme une délivrance et en cela, elle devient le symbole d’une résurrection, la renaissance à une nouvelle vie, une vie plus authentique. Ses armes devront être l’attente de la survenue de la mort à tout instant, à l’aspiration à l’autre vie synonyme de repos ultime dans l’éternité. C’est pourquoi, le Diallobé fait preuve d’une dévotion au néant et reste fasciné par la mort. Armé de cette conviction, il empruntait une voie spirituelle ardue qui le prédispose à l’acquisition des «valeurs ultimes qui se tiendront encore au chevet du dernier humain ».50Cette attitude pose la problématique des fins dernières de l’homme et remet au goût du jour l’une des questions de l’anthropologie kantienne à savoir : « que m’est-il permis d’espérer ? », c’est-à-dire qu’est-ce-qui adviendra de l’homme après sa mort ? Agiter cette question, c’est pour l’homme faire face à son existence, s’interroger sur le sens de sa vie dans l’optique de justifier la recherche du bonheur ultime qui a sa demeure dans la vie d’ « outre-tombe ». L’accession à ce bonheur passe nécessairement par l’expérience de la mort. Dès lors, la mort cesse d’être une tragédie, elle ne présente aucun aspect inquiétant ni triste. Elle ne doit nullement être considérée comme la dernière étape dans le processus irréversible de désagrégation du corps. Elle permet de se rapprocher de Dieu et apparaît alors comme une expérience parfaitement intégrée dans l’Ordre divin, par conséquent, elle relève du cours normal de la vie. Les morts, dira Samba Diallo « …ne sont ni haineux, ni oublieux, ils sont simplement au paradis ». 51 Après la mort, la vie continue donc dans un « ailleurs paradisiaque » fait de félicité et de bonheur ultime. Mourir, c’est rejoindre le séjour des bienheureux c’est-à-dire accéder au divin, et au vrai après avoir mené une vie vertueuse sur terre conformément aux prescriptions et proscriptions de Dieu. C’est pourquoi, le jeune Diallobé en quête du Seigneur, par ses imprécations, tient les siens en éveil, tout en les invitant à « peupler » leurs tombes de leurs « bienfaits ». Ceci, dans l’ultime but d’entrer dans la grâce du Seigneur, et de séjourner au paradis. Le paradis, lieu de convergence de toutes les âmes ayant mené une vie bonne est, dira Samba Diallo « bâti avec les paroles qu’il récitait, des mêmes lumières brillantes(…), de la même féérie, de la même puissance ».52Le paradis, ultime destination de tous ceux qui, ayant cru au Jugement dernier et accompli de bonnes œuvres, est l’endroit où « il y aura des ruisseaux d’une eau jamais malodorante et des ruisseaux d’un lait au goût inaltérable, et des ruisseaux d’un vin délicieux à boire, ainsi que des ruisseaux d’un miel purifié. Et il y a là des fruits de toutes sortes ainsi que le pardon de la part du Seigneur».53 Les bénédictions de cette demeure éternelle sont alors, de beaucoup plus sublimes et supérieures à celles de ce monde. La mort devient alors, le seul moyen pour l’homme de goûter aux félicités de la vie au paradis, de ce fait, elle est pour l’homme le plus grand des biens. Par conséquent, il ne faut pas craindre la mort, mais plutôt la souhaiter. Il faut se faire à l’idée de la mort, se familiariser avec elle, s’en accoutumer, voire la dominer, la dompter. C’est ce qui donne son sens à ce propos de Samba Diallo « (…), il existait entre elle et moi une intimité faite tout à la fois de ma terreur et de mon attente ».54 Ce qu’il convient de faire en réalité, c’est de « s’exercer à la mort » car elle est « l’absent le plus présent », comme le soutient Montaigne : « le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas un mal ».55 C’est prenant la mesure de toutes ces considérations que les disciples en quête du seigneur alerte le peuple Diallobé par ce propos plein d’enseignement : Les essais, édition numérique exemplaire de Bordeaux 1588, livre premier, chapitre xx. 23 « Gens de Dieu, songez à votre mort prochaine. Eveillez-vous, oh, éveillez-vous ! Azrail, l’ange de la mort, déjà fend la terre vers vous. Il va surgir à vos pieds. Gens de Dieu, la mort n’est pas cette sournoise qu’on croit, qui vient quand on ne l’attend pas, qui se dissimule si bien que lorsqu’elle est venue plus personne ».56 L’homme doit partant de là entretenir un rapport très intime avec elle, y penser et la considérer comme une délivrance. Sa survenue ne doit pas surprendre, car « elle avertit, puis elle fauche en plein intelligence de midi ».57 Elle doit trouver l’homme dans les dispositions de l’accueillir dans la sérénité. Pour ce faire, il est nécessaire de tenir « ses affaires dans l’ordre » au point d’être dans la disposition de rencontrer la mort dans l’indifférence la plus absolue. Cela suppose alors que l’homme est dans l’obligation de garder présent à l’esprit ses devoirs envers Dieu et dans leur exécution quotidienne, veiller à ne rien laisser derrière qui « sente l’inachevé, le négligé, l’inconséquent ». L’homme doit par conséquent déployer ses efforts dans l’amélioration de sa vie ici-bas. Par sa seule volonté, il se rendra plus attentif et plus vigilant aux actes qu’il pose. Ces actes devront être conformes à la vertu et à la droiture car l’avenir éternel de tout un chacun reste subordonné à l’accomplissement des recommandations divines. Il s’emploiera ainsi, à l’élévation et à la perfection de son âme en s’avançant sur le chemin de la Transcendance. Pour ce faire, il s’agira de s’affranchir de toute passion éphémère en exerçant sur soi l’autocensure. La mort cesse d’être un phénomène surprenant et qui installe l’homme dans une angoisse sans commune mesure. C’est ce qui donne tout son sens à cette observation de Samba Diallo « On meurt lucidement, car la mort est violence qui triomphe, négation qui s’impose. Que la mort dès à présent soit familière à vos esprits(…)».

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE I : De l’existence de la conscience négro-africaine
1. La dimension spirituelle
2. La dimension eschatologique
CHAPITRE II : La conscience négro-africaine face à l’Altérité
1. L’univers négro-africain à l’épreuve du « nouveau mal des ardents»
2. De l’ouverture comme interface transitionnelle au déchirement
CHAPITRE III : La Renaissance comme nouveau paradigme
1. La recomposition du moi comme dépassement du déchirement intérieur
2. L’avènement de la mondialité comme alternative au devenir de l’humanité
CONCLUSION

 

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