La transversalité de la situation comme mondes possibles

La grammaire de la normalité ou la fabrique de l’étrange

Le texte public produit ainsi le contexte auquel renvoie la condition de l’étranger. Ce contexte, nous dit Le Blanc (2010, p. 128-129), s’établit sur « une grammaire de la normalité », c’est-à-dire un modèle hégémonique d’énoncés visant à décrire le monde et à le faire exister d’une certaine façon. Suivant ce point de vue, pour Ricoeur (1986) et Delory- Momberger (2009), puisant notamment dans l’héritage herméneutique de Gadamer (1996), l’expérience du monde social est une expérience herméneutique, au sens où elle renvoie les individus à des modes d’interprétation du monde et de leur existence à travers lesquels les discours, la narration et les textes occupent une fonction essentielle. Ricoeur estime que le texte, en tant qu’il est le lieu et la condition même du langage, constitue les soubassements de l’expérience humaine et enveloppe cette dernière par-delà les langages. Cette conception philosophique de l’herméneutique 27 consiste à aborder l’ensemble de l’activité humaine comme étant le fruit d’activités d’interprétation et de modes du comprendre. (Une approche épistémologique de la compréhension humaine et de l’agir renvoie en ce sens nécessairement, pour Ricoeur (1986), à un paradigme du texte, c’est-à-dire un « monde du texte » à partir duquel la compréhension de soi et du monde émerge, s’invente et se reconfigure.) Dans cette perspective, le contexte renvoie à l’ensemble des discours, des activités et des textes à partir desquels se structurent des manières d’aborder les réalités sociales du monde, de les donner à voir et de les comprendre.

Pour Rancière (2000), les pratiques de mises en discours procèdent du découpage de l’expérience commune que les hommes font du monde, et avec ce découpage se pose le problème du régime général de la communauté, c’est-à-dire les manières d’être et de faire qui se traduisent en termes de communauté et d’exclusion ; ce problème s’inscrit dans le cadre plus général d’un partage du sensible où l’enjeu de la communauté consiste en une lutte pour déterminer ce qui est commun et en partage. Le rejet de l’étranger peut ainsi participer de la chose commune et trouver sa place, tout comme sa justification, dans une grammaire de la vie normale. L’invention des normes sociales, déterminant les limites de la communauté comme les trajets de son expérience sensible, indiquent, en même temps, où se situe la ligne de partage entre le commun, le singulier, et l’exception. Ces normes prennent la forme de règles implicites et explicites, de représentations de manières de faire et d’être, et en définitive de lois. Ainsi, « la ‘chose’ extraterritoriale n’a pas de définition intrinsèque, seule une décision juridique ou rhétorique la fait exister par la parole ou le décret ad hoc et pour un temps donné, donc par une règle d’exception » (Agier, 2011, p. 22). De sorte que les empêchements et les incommodités sur lesquelles butent, pour l’étranger, les possibilités concrètes de faire oeuvre de sa vie, s’originent en fait dans un plasma de discours et de mots. « L’oeuvre s’énonce comme une sélection significative retenue par un autre qui considère que ce qui est fait vaut le titre d’oeuvre ou d’agir pouvant être référé à un auteur. L’oeuvre ne tient alors pas du seul jaillissement mais bien de la structure de l’écho qui la capte et la perçoit comme oeuvre » (Le Blanc, 2009, p. 32).

L’étranger : un régime de désignation qui occulte la précarisation des personnes

Pour le philosophe Le Blanc, « l’étranger n’est pas seulement celle ou celui qui se voit imposer le nom d’étranger comme unique statut social, il est également celle ou celui dont les expériences sont sans cesse retraduites sous ce nom, et ne peuvent être dites qu’à la condition de passer par ce nom » (Le Blanc, 2010, p. 21-22). Ce mouvement essentiellement rhétorique annihile la possibilité de produire une quelconque intelligibilité sur « la multiplicité des valeurs de vie produites par les vivants humains » (Le Blanc, 2007, p. 128), ni même sur la manière dont ces vies sont mortellement touchées par leur précarisation. Et pour reprendre ici la célèbre critique de Sayad (2006) 31, au titre d’une mise en garde personnelle, je dirais que la problématique de l’étrange comporte une certaine conformité en ce que son déploiement à partir des termes d’une taxinomie imposée par la grammaire de la vie normale implique de reconnaître, explicitement ou implicitement, comme une perspective légitime la subalternité de ceux et de celles que l’on assigne au vocable étranger : d’une certaine façon, ‘le chao migratoire’, ‘la gestion des flux migratoires’, ‘la lutte contre l’immigration irrégulière’, etc., sont autant de formules à l’emporte-pièce qui façonnent notre perception sensible (au sens de Rancière) du monde social et qui tendent ainsi à ‘naturaliser’ l’idée que la présence d’êtres humains venus de certaines régions du monde est a-normal.

Si pour des questions épistémologiques il convient pour le chercheur d’agir avec précaution, il convient aussi de prendre en compte, indique Scott (2009), que les subalternes s’approprient la grammaire de la vie normale, en tant qu’elle leur permet d’intégrer positivement les normes de vie valorisées par une société. Aussi, la grammaire de la normalité participe du rapport fictionnel de l’homme à son existence et trouve en ce sens un caractère performatif, car celle-ci permet de produire une nouvelle idée de soi dans un imaginaire structuré selon les critères de la normalité auxquels renvoie localement une communauté humaine, et en même temps de constituer pour un sujet une base d’indices, qui sera plus ou moins bien interprétée (Schutz), en vue de guider son attitude et ses conduites sociales. Par conséquent, « la condition d’étranger ne définit pas une condition d’humain mais elle signale un conditionnement paradoxal, la construction d’un sujet séparé, d’un humain scindé entre un régime public de désignation qui ostracise et un régime d’expérience privé qu’il ne peut faire apparaitre au grand jour » (Le Blanc, 2010, p. 33).

La transversalité de la situation comme mondes possibles

Lorsqu’à l’automne 2011, les membres du collectif occupent le stade de football André Blain au coeur de la ville de Montreuil au moyen de tentes de fortune, il convient ici de considérer que la marginalité n’est pas produite par les migrants mais par le monde qui les place dans un dehors à l’intérieur du monde. « Le ban-lieu est le territoire physiquement et juridiquement incertain du ban, c’est-à-dire des zones de frontières placées à la limite de la société mais encore sous l’emprise de l’État qui garde le pouvoir de les contrôler ou de les abandonner » (Agier, 2011, p. 79). En outre, « le ban-lieu est une relation et un regard » (Ibid, p. 79) qui se construit à travers les rapports de force politique qui redistribuent le pouvoir dans le jeu social. Et si, sur le plan de la scène politique nationale c’est une perception négative de la migration qui a largement triomphé, quels que soient les gouvernements dits de gauche et de droite qui se sont succédés ces deux dernières décennies, à une échelle locale, un certain nombre de villes ont en règle générale toujours soutenu les travailleurs et les migrants dits illégaux. C’est ainsi qu’à la faveur d’un préavis de tempête lancé par le préfet sur l’ensemble du département de la Seine saint Denis, en février 2011, la maire de la ville de Montreuil, Dominique Voynet, a décidé d’autoriser l’accueil du collectif des Sorins dans les bâtiments d’une ancienne usine désaffectée situés au 41-45 rue des Papillons. (L’astuce consiste à porter assistance aux habitants les plus démunis vivant sur le territoire de Montreuil.) C’est de cette manière insolite que le groupe des Sorins trouva refuge dans ce « squat d’habitation » : le squat d’habitation « est par définition illégale » (Bouillon, 2010, p. 13) : l’initiative de la maire de Montreuil témoigne donc du soutien de la municipalité aux plus nécessiteux.

Disposer d’un refuge est un ‘début’ important, pour reprendre le terme de Agier, car dès lors que le squat d’habitation se situe au coeur même de la ville, celui-ci contribue à faire de ses occupants des ‘locaux’ (Bouillon, 2010), tout en permettant au groupe d’échapper à la catégorie négative des grands exclus tout en demeurant au rang des précaires (p. 105). La distinction est importante car si les personnes démunies de titre de séjour se confrontent à des règles d’exception qui les empêchent d’accéder aux conditions sociales d’une vie digne, à l’échelle sociale ils ne sont pas, pour autant des exclus, car « le précaire est simplement celui dont la propriété de soi est défaite par les propriétés sociales négatives qui lui confèrent son existence sociale » (Le Blanc, 2007, p. 123) : il est l’expression négative de l’ordinaire et en épouse en creux les formes d’existence sociale. Alors que si l’on se réfère à Castel (1991), à la différence du grand précaire, le grand exclu est une personne qui, à la suite de processus de désaffiliation, vit à l’écart de toutes les formes sociales de la reconnaissance permettant aux individus de coexister avec leurs semblables au sein d’une société.

Ce n’est pas ce que donne globalement à voir le parcours de la reconnaissance des personnes qui vivent en France en situation dite irrégulière : Que ce soient à partir de refuges, de squats ou de ‘jungles’, des liens, plus ou moins ténus, avec le monde social restent maintenus et se manifestent de différentes manières (demande d’asile, demande de titre de séjour, travail au noir, relations avec des associations locales et nationales, participation à des manifestations publiques, liens avec la diaspora ou la famille, etc.). Parmi les espaces interstitiels de la relégation le « squat d’habitation » éclaire la manière dont les subalternes sont écrasées par les relations de pouvoir qui dictent leurs conduites et les orientent à la périphérie des espaces sociaux qui légitiment le genre national (le mode de vie du groupe dominant). Il éclaire aussi les processus internes d’autonomisation qui sont mis à l’oeuvre par ses occupants en vue de transformer les espaces de la marge « en lieux où la vie redevient vivable » (Agier, 2011, p. 18). Il convient en effet de considérer qu’une appropriation des contraintes de la précarité tend à engendrer de nouvelles formes de recomposition de la vie sociale en vue de s’approprier le quotidien à une échelle individuelle et collective.

Table des matières

Résumé de la thèse
Abstract
Remerciements
Présentation de la thèse
Premier chapitre : Cadre général d’élaboration de la recherche
Section 1 : Cheminement vers le terrain de la recherche
S.1.1 Démarches exploratoires
S.1.2 Le collectif des « Sorins » : des parcours de vie individuels, un cadre d’existence collectif
S.1.3 La grammaire de la normalité ou la fabrique de l’étrange
S.1.4 L’étranger : un régime de désignation qui occulte la précarisation des personnes
S.1.5 La transversalité de la situation comme mondes possibles
S.1.6 L’idée de soi en situation, une médiation épistémique
S.1.7 L’inscription de la thèse en recherche biographique
Conclusion intermédiaire
Section 2 : L’appariement des méthodes
S.2.1 La situation d’interprétativité
S.2.2 Entre l’observation directe et l’approche situationnelle
S.2.3 L’imprégnation
S.2.4 La conversation de terrain
S.2.5 L’entretien de recherche biographique
Section 3 : Topologie du cadre situationnel du groupe des Sorins
S.3.1 La constitution du groupe des Sorins : bref retour historique
S.3.2 Description succincte des locaux
S.3.3 L’organisation de la vie du groupe
Conclusion
Deuxième chapitre Économie du procédé d’investigation de la parole, une herméneutique des dynamiques de la présence
Introduction
Section 1 : Procédé d’examen du réseau de la structure de déploiement de la parole
S.1.1.1 Le dire et le parler
S.1.1.2 L’imparlé et l’indit
S.1.1.3 L’imparlé
S.1.1.4 L’indit
S.1.1.5 Le chemin vers la parole
Procédé technique d’investigation de la parole (n°1A
S.1.2.1 L’appropriement et le dire de la parole
S.1.2.2 L’appropriement et la Dite
S.1.2.3 Le parler en son mode originaire
Procédé technique d’investigation de la parole (n°1B
Conclusion
Section 2 : Examen de la formation sémantique de la parole dans la présence
S.2.1.1 L’affection comme mode existential et fondement de la parole
S.2.1.2 Tonalité de la présence et formativité
S.2.1.3 La tonalité de la présence comme disposition à comprendre
S.2.1.4 L’affection corporelle de la pensée
S.2.2.1 La formation de la présence dans l’épreuve de l’entre-deux
S.2.2.2 L’épreuve de la pensée
S.2.2.3 Les gammes de tons fondamentales de l’affection
S.2.3.1 La structure de l’affectivité comme principe d’animation du corps et de l’activité : les affects primaires et secondaires
S.2.3.2 Les affects objectaux
S.2.3.3 L’activité et la passivité
S.2.3.4 L’effort d’harmonisation par le connaître
S.2.3.5 Auto-affection et contre-tonalité
S.2.3.6 Préférences affectives et « le devoir-prendre-soin »
Résumé
Procédé technique d’investigation de la production sémantique de la parole (n°2)
Conclusion
Section 3 : Examen de la métaphore-mot dans l’être-à-dire de la parole
S.3.1 L’usage métaphorique de la parole dans la vie quotidienne
S.3.2.1 « Retentissement » et adjointement sémantique du mot
S.3.2.2 Vers une herméneutique de la parole
S.3.3.1 Heuristicité de la métaphore
S.3.3.2 La copule du verbe être
Procédé technique d’investigation de la métaphore-mot et de sa référence déployée (n°3)
Conclusion
Note complémentaire sur l’approche par les capabilités
Propos préliminaire
Une philosophie de la liberté tournée vers les possibilités réelle du vivre
Une approche méthodologique
Troisième chapitre : Herméneutique de la parole
Introduction
Procédé technique d’investigation de la parole (n°1A
Procédé technique d’investigation de la parole (n°1B
Procédé technique d’investigation de la production sémantique de la parole (2
Procédé technique d’investigation de la métaphore-mot et de sa référence déployée (3
Interprétation de l’évènement de discours n°1
1)Examen du réseau de la structure de déploiement de la parole
La structure de l’appropriement et du non appropriement du Dasein
2) Procédé technique d’investigation de la production sémantique de la parole
3)Herméneutique de la métaphorique de la parole dans l’évènement de discours
Interprétation de l’évènement de discours n°2
1)Examen du réseau de la structure de déploiement de la parole
La structure de l’appropriement et du non appropriement du Dasein
2) Procédé technique d’investigation de la production sémantique de la parole
3)Herméneutique de la métaphorique de la parole dans l’évènement de discours
Interprétation de l’évènement de discours n°3
1)Examen du réseau de la de la structure de déploiement de la parole
La structure de l’appropriement et du non appropriement du Dasein
2) Procédé technique d’investigation de la production sémantique de la parole
3)Herméneutique de la métaphorique de la parole dans l’évènement de discours
Interprétation de l’évènement de discours n° 4
1)Examen du réseau de la structure de déploiement de la parole
La structure de l’appropriement et du non appropriement du Dasein
2) Procédé technique d’investigation de la production sémantique de la parole
3)Herméneutique de la métaphorique de la parole dans l’évènement de discours
Interprétation de l’évènement de discours n° 5
1)Examen du réseau de la structure de déploiement de la parole
La structure de l’appropriement et du non appropriement du Dasein
2) Procédé technique d’investigation de la production sémantique de la parole
3) Herméneutique de la métaphorique de la parole dans l’évènement de discours
Conclusion et perspectives
Références bibliographiques
Ouvrages scientifiques
Chapitres d’ouvrage
Articles scientifiques
Thèses
Actes de colloque
Sitographie
Annexes
Annexe n°1
Les figures de l’affectivité (Macherey, 1995)
Annexe n°2
Entretien de recherche biographique réalisé avec Omar le 7 septembre 2014 à Montreuil
Annexe n°3
Règlement intérieur dans les Papillons

 

 

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