L’acte suicidaire et la transformation des mondes fictionnels du mélodrame

L’acte suicidaire et la transformation des mondes fictionnels du mélodrame

Le mélodrame, genre larmoyant et simpliste, genre fondé sur l’excès et sur l’invraisemblable, genre qui offre au lecteur une « catharsis à bon marché » 

 À nous, le mélodrame est apparu comme une illustration parfaite de la théorie des mondes possibles : quand nous passions nos journées à chercher des mélodrames qui se terminaient par un suicide, sur notre propre scène intime de lectrice défilaient des histoires situées à des époques variées, tantôt au cœur de Paris, tantôt à Venise, tantôt en Afrique, des histoires qui mettaient en scène des bourgeois et des princes, des riches et des pauvres, des écrivains méconnus et des bandits illustres, qui se terminaient par un meurtre, par la réunion heureuse de la famille, par un mariage ou par un duel… Peter Brooks note que le mélodrame est fondé sur l’opposition primaire, « manichéenne » du bien et du mal ; or, cette structure interne donne lieu à des variations innombrables, presque infinies et, de ce fait, fascinantes. Paradoxalement, on ne se lasse pas de lire les mélodrames : chaque texte offre au lecteur un monde nouveau qui lui est en même temps familier ; l’identification est facile, l’intrigue prenante, la catharsis assurée si l’on prend l’histoire au sérieux en acceptant les règles du jeu. Tout cela va sans dire que les structures du mélodrame, on s’en persuadera à la lecture des pages qui suivent, se retrouvent aussi bien dans le drame romantique et le drame naturaliste que dans le drame symboliste – lesquels reposent, d’une manière ou d’une autre, sur la subversion des conventions mélodramatiques ; il est donc tout à fait plausible de choisir comme point de départ de notre voyage ce genre qui fut présent sur les scènes françaises tout au long du XIXe et même encore au début du XXème siècle et qui reste encore assez peu étudié179 . En outre, on le verra, dès que l’on aborde le mélodrame d’un œil critique, son simplisme prétendu a tendance à disparaître, et le combat du bien et du mal est plus nuancé qu’il n’y paraît : cela vaut surtout pour les personnages suicidaires, qu’ils se trouvent du côté des traîtres ou du côté des victimes. Au cours du XIXe siècle, le mélodrame évolue du simple au complexe, ne seraitce qu’au niveau technique. Jean-Marie Thomasseau, qui distingue chronologiquement, le mélodrame classique (00-23), le mélodrame romantique (24-48) et le « mélodrame diversifié » (49-1914)0, note que le mélodrame romantique privilégie une structure en cinq actes au lieu des trois actes « classiques », se servant volontiers du prologue et de l’épilogue, ce qui tend à rendre l’intrigue plus chaotique ; quant aux personnages, « la plupart des types mélodramatiques voient leur comportement enrichi » 1 ; cette tendance subsiste pour le mélodrame diversifié qui est caractérisé, en outre, par l’apparition de nouveaux sous-genres : ainsi voient le jour le mélodrame judiciaire et policier, le mélodrame d’aventure et d’exploration, etc. En outre, le mélodrame devient de plus en plus « sombre » : si la seule mort plus ou moins « bienséante » au sein d’un mélodrame classique est celle du traître, et si les victimes réussissent, à de rares exceptions près, à préserver leur vertu, les pièces de l’époque romantique, on ne s’en étonne pas, accueillent des crimes terribles, des victimes coupables, des traîtres sympathiques, des meurtres violents, et, bien sûr, des suicides qui s’avèrent parfois étonnamment sanglants. Ce qui nous intéresse évidemment, c’est que, au sein du genre, non seulement les suicides accomplis, mais également les tentatives de suicide sont nombreuses : sur environ trois cents mélodrames que nous avons pu trouver dans les fonds de la Théâtrothèque Gaston Baty2, nous en avons retenu une trentaine contenant une tentative de suicide et une trentaine se terminant sur un suicide effectif. Malgré l’intérêt évident des tentatives, qui se muent parfois en meurtre involontaire3, les limites spatio-temporelles de la thèse nous ont obligée à nous restreindre aux actes accomplis. Pour la clarté et l’efficacité de notre propre étude, parmi trente-deux pièces qui ont donc plus particulièrement capté notre attention4, nous avons choisi trois mélodrames classiques, trois mélodrames romantiques et trois mélodrames diversifiés afin d’illustrer, bien qu’imparfaitement, la variété du genre : outre des œuvres de Pixerécourt et de Ducange, notre corpus comporte des mélodrames d’Anicet-Bourgeois et une pièce de Daudet (même si ce dernier est considéré comme un auteur « naturaliste », on se convaincra le moment venu que cela ne s’applique pas à l’ensemble de son œuvre dramatique) ; parmi les noms moins connus, on repère ceux de Fournier et de Labrousse, ainsi que celui de Belot.

Le lecteur virtuel du mélodrame

Le RSI du mélodrame

 Rappelons d’emblée que le lecteur virtuel ne se résume pas à une pure stratégie textuelle comme, par exemple, celui d’Eco : nous avons doté notre « golem » d’une dimension psychologique simplifiée   . Ainsi, même s’il reste toujours un modèle abstrait et idéalisé, en plus d’interpréter le texte et de se créer des images à partir de ce dernier, il est capable de ressentir des émotions – certes, uniquement celles que l’auteur du texte dramatique lui suggère. Ce lecteur virtuel vient donc « habiter » le monde fictionnel. De manière générale, celui-ci prend forme, dans son imaginaire, à la lecture de l’exposition où il prend connaissance des données spatio-temporelles du monde ; de même, il y est familiarisé avec l’état originel du monde de la fiction, ce qui lui est nécessaire pour comprendre l’intrigue  . Cet état initial se modifie au moment où l’intrigue se noue, puis au cours de péripéties qui peuvent être nombreuses et se succéder à un rythme effréné. Le dénouement qui, dans les cas étudiés, comporte, à une exception près, un suicide, décide de l’état final du monde fictionnel. Lorsque cet état est comparable à l’état de choses initial, nous nous pouvons dire qu’il y a une « reconstitution » du monde  ; dans le cas contraire il y a « déformation » de ce même monde ; et s’il arrive qu’au dénouement le monde fictionnel s’avère « meilleur » qu’il ne l’était au début de l’action, nous pourrons parler d’« épuration » du monde (nous aurons l’occasion de revenir en détail sur la manière dont un monde fictionnel « s’améliore » : de manière générale, il s’agit de l’évacuation parfaite de la vio- lence qui est alors remplacée par l’amour). La transformation du monde fictionnel en général ainsi que les étapes de cette transformation s’inscrivent, quant à elles, dans le mouvement cathartique que nous détaillerons plus loin. Espace-temps Sur le plan spatio-temporel, les mondes fictionnels de notre corpus, y compris ceux du mélodrame, se constituent en quatre cercles de représentations et de croyances que l’on peut décrire en un mouvement centrifuge : cercle(s) intime(s), cercle familial, cercle social et cercle divin9 . Dans les mondes mélodramatiques, les conflits se jouent essentiellement dans les trois premiers cercles ; le cercle divin est une entité abstraite qui n’influence pas directement l’action. Il figure l’assise de la justice infaillible, à l’inverse de la justice sociale qui, en plus de se tenir derrière des portes fermées, échappant ainsi à la vue dans un monde qui privilégie l’ouverture au regard, est rarement en mesure de prononcer un jugement équitable ou de distinguer le traître de la victime ; en revanche, Dieu sait toujours punir le mal et récompenser la vertu, tout au moins en ce qui concerne le mélodrame classique ; or, dans les mélodrames plus tardifs, « la Fatalité, souvent impitoyable, oublie de se changer en Providence et tue de plus en plus souvent les héros » 190 . Le cercle social s’avère, lui aussi, avant tout un cercle de référence quasiment privé de parole ; ce cercle ne joue jamais un rôle véritablement décisif dans le conflit dramatique. Cela dit, dans le mélodrame, se dessine souvent une certaine opposition entre la morale individuelle et la morale sociale ; si la première fait appel aux principes d’honneur innés et inviolables, la deuxième se résume à un « comme il faut » mondain que l’on peut négliger face à un danger mortel. Ainsi, dans Le Suicide, ou le vieux sergent de Pixerécourt191, quand on impose à Hyppolite (sic.) 192, jeune homme mélancolique, un mariage contre sa volonté, ce qui provoque chez lui un désir suicidaire violent, Clermont, son tuteur, avance sans hésiter que ce mariage peut être annulé, même au prix du déshonneur de sa famille, pourvu que le jeune homme vive. En même temps, soit le cercle social apparaît sur scène comme une masse populaire presque muette, soit on en voit de temps en temps apparaître des représentants munis du pouvoir judiciaire ou politique : dans le mélodrame classique, ils sont encore en mesure d’offrir leur assistance à la vertu persécutée ; par la suite, leurs apparitions deviennent de plus en plus rares, et le personnage en proie au traître ne peut compter que sur la justice divine et sur son honneur individuel. 

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