L’Amérique latine aux yeux des dirigeants soviétiques : un enjeu secondaire ?

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L’Amérique latine aux yeux des dirigeants soviétiques : un enjeu secondaire ?

Dans ses mémoires publiées en 1994, Nikolaï Leonov – ancien vice-directeur du KGB et responsable du département latino-américain entre 1968 et 1972 – juge ainsi l’impact de la Révolution cubaine sur la nouvelle perception soviétique de l’Amérique latine : « Cuba nous a forcés à poser un regard nouveau sur l’ensemble du continent qui avait jusque-là occupé la dernière place dans la hiérarchie des priorités du pouvoir soviétique »110 . Nos recherches confirment le poids considérable des événements de janvier 1959 sur la diplomatie du Kremlin. Cependant, comme nous le verrons par la suite, les rapports d’après 1959 ne se dérouleront pas sur un territoire totalement inexploré.
Nous avons évoqué dans l’introduction un certain nombre de travaux soulignant le caractère marginal de l’Amérique latine dans la géostratégie du Kremlin. Sans vouloir être exhaustif, nous mentionnerons les ouvrages les plus représentatifs de cette tendance : HAMBURG, Roger, The Soviet Union and Latin America, op. cit. ;
Il est vrai que les premiers Bolcheviks ne prennent guère sérieusement en compte les réalités de l’Amérique latine. Dans son essai classique L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine ne fait qu’une brève allusion à ce territoire pour illustrer une forme de dépendance financière : L’Amérique du Sud et, notamment, l’Argentine, écrit Schulze-Gævernitz dans son ouvrage sur l’impérialisme britannique, est dans une telle dépendance financière vis-à-vis de Londres qu’on pourrait presque l’appeler une colonie commerciale de l’Angleterre »111.
Ensuite, il constate, mais sans justifier son assertion, que « la lutte pour l’Amérique du Sud devient de plus en plus âpre »112. Lénine connaît mal le monde hispano-américain, qui ne fait certainement pas partie de ses priorités. Lors du deuxième Congrès du Komintern tenu en 1920, un délégué communiste mexicain doit avouer que Lénine ne semble nullement intéressé par le mouvement socialiste de son pays113. Quant à l’activiste indien Manabendra Nath Roy, qui participe à la même réunion, il nous a laissé un témoignage éclairant des priorités du PCUS. Pour Lénine, nous dit-il, d’autres objectifs révolutionnaires étaient bien plus urgents que ceux du Nouveau Monde : dans les pays au sud de la frontière nord-américaine, les conditions ne sont pas encore mûres pour la révolution114.
De façon générale, Staline partage les appréhensions de son prédécesseur : il n’hésite pas à déclarer son hostilité à l’égard des pays qui forment « l’armée la plus servile des États-Unis »115. Dans une interview publiée par la Pravda en février 1951, il critique durement les Nations Unies en qualifiant l’organisme « d’instrument de guerre » et il accuse les États d’Amérique latine de cette situation : « Le noyau agressif des Nations Unies est représenté par les dix pays membres de l’OTAN et les 20 pays latino-américains »116. Dans le contexte de guerre froide, l’Amérique latine s’insère sans hésitation dans le bloc occidental. L’adhésion unanime au Traité interaméricain d’assistance réciproque (ou Pacte de Rio), établi en 1947 et signé par l’ensemble des pays du continent hormis le Canada, renforce la méfiance soviétique et place définitivement le territoire dans la sphère d’influence étatsunienne. La dureté de l’URSS s’accentue vers la fin des années 1940, ce qui est immédiatement remarqué par l’ambassadeur argentin en poste à Moscou, Federico Cantoni :
Après la Conférence de Rio de Janeiro qui a défini l’orientation des nations sud-américaines dans la politique internationale […] l’attitude du gouvernement soviétique a cessé d’être cordiale avec les représentants diplomatiques américains, devenant même dans certains cas discourtoise. […] Désormais, l’offensive s’est concentrée contre les États-Unis, le Brésil et la République argentine »117.
Mais le manque d’intérêt envers le monde hispano-américain ne s’explique pas seulement par les divisions idéologiques imposées par l’affrontement Est-Ouest. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique se consacre surtout à consolider sa stabilité interne et à assurer son influence en Europe de l’Est. Les effets tragiques du conflit ont occasionné de nombreuses destructions matérielles et ont affaibli fortement l’économie soviétique 118 . Comme l’indique l’historienne Marie-Pierre Rey, le désastreux bilan financier et démographique d’après-guerre contribue à l’isolement de l’URSS qui reste une puissance régionale renonçant momentanément à des ambitions d’expansionnisme universel. Ainsi Staline lègue-t-il à ses successeurs une …puissance euro-asiatique qui malgré un discours à prétention universelle, se pense comme une puissance visant à une hégémonie régionale et qui en dépit des peurs qu’elle inspire en Occident, se perçoit comme fragile, incapable de rivaliser avec la puissance américaine »119.
Au-delà des causes propres à l’URSS, plusieurs facteurs contribuent à l’éloignement de ces deux entités territoriales avant 1959. On pourrait mentionner, en premier lieu, le « fatalisme géographique », déterminé par la présence menaçante de la superpuissance occidentale au nord du territoire. En effet, les perspectives soviétiques se trouvent inévitablement restreintes par le caractère prioritaire de l’Amérique latine aux yeux des responsables de la Maison- Blanche. Pour les dirigeants communistes, il est préférable de limiter l’intérêt envers le continent afin d’éviter une escalade des tensions. Outre cela, avant les années 1960, le commerce avec ces pays ne représente qu’une très faible partie du volume global des échanges soviétiques120.
Un autre élément qui mérite d’être évoqué est le fait qu’une grande proportion de la population latino-américaine, et particulièrement les élites politiques et financières, partage un sentiment anticommuniste. À quelques exceptions près121, cette tendance se reflète dans la ligne idéologique des gouvernements qui semblent pour la plupart méfiants à l’égard de l’URSS 122 . Pour finir, Ilya Prizel souligne une composante moins liée aux contraintes géostratégiques mais tout aussi pertinente : du côté soviétique, la perception traditionnelle de l’Amérique latine reste conditionnée par la distance infranchissable qui sépare les deux espaces, de même que par l’absence de contacts historiques. Les vues des leaders se caractérisent ainsi par un facteur plus abstrait : « l’exorbitante ignorance » concernant le continent et l’incapacité à saisir la logique des dynamiques politiques internes123.
Il faudra attendre le début des années 1960 et la nouvelle ère marquée par l’élan révolutionnaire cubain pour voir s’opérer une véritable réévaluation des priorités des décideurs communistes. La relative stabilité de l’administration castriste, qui s’oriente graduellement vers un modèle socialiste, incite le Kremlin à porter un intérêt renouvelé sur l’ensemble du territoire latino-américain. En août 1960, par exemple, Cuba prend le nom de code « tête de pont » (« Avanpost ») au sein du KGB124. L’historienne Nicola Miller estime que les relations avant l’ascension de Fidel Castro se déroulaient virtuellement sur une tabula rasa 125 . Toutefois, sans vouloir nier le caractère secondaire du continent aux yeux des Soviétiques, un certain nombre de découvertes récentes nous invitent à relativiser cette hypothèse.
En évoquant ici les discours et les priorités du temps de Lénine et de Staline, nous avons voulu montrer l’existence d’une forme de continuité concernant la doctrine soviétique sur le continent. Mais, faut-il pour autant réduire à néant les relations réciproques d’avant 1959 ? La réponse est clairement non. En mesurant l’envergure des contacts préalables, nous pourrons obtenir davantage d’éléments pour comprendre le développement ultérieur des liens soviéto-latino-américains.

Les contacts embryonnaires avant la guerre froide

Parmi les États du Nouveau Monde, c’est le Mexique qui entretient les liens les plus étroits avec l’URSS pendant les années 1920. L’échange d’ambassadeurs avec le régime bolchevique s’effectue en 1924, ouvrant de nouvelles possibilités pour le Kremlin et créant une base stratégique pour la « pénétration » continentale126. Mais les attaques publiques du Komintern contre le gouvernement mexicain accentuent les tensions et conduisent à l’interruption des relations officielles en 1930. Plus au sud, les contacts commerciaux avec l’Argentine et l’Uruguay s’intensifient dans le courant des années 1920, mais les autorités sud-américaines n’osent pas encore officialiser les relations127 . Buenos Aires autorise néanmoins en 1927 l’installation de l’agence Yuzhamtorg, une filiale soviétique destinée à encourager les échanges économiques avec les pays de la région 128 . Après le déroulement de plusieurs pourparlers à Moscou avec des représentants syndicaux latino-américains, les responsables du Komintern décident d’installer dans la capitale argentine un bureau de la Yuzhamtorg. Dès 1928, les activités de cette succursale se multiplient et se consacrent surtout à la surveillance et à l’aide des partis communistes locaux. Un an plus tard, deux congrès communistes latino-américains, à Montevideo et à Buenos Aires, bénéficient de la présence de délégués du Komintern.
Mais, malgré ces premiers signes de rapprochement, à la fin des années 1920 les dirigeants bolcheviques ne prétendent nullement faire des efforts considérables pour accroître la coopération avec l’Amérique latine. Il ne faut pas oublier qu’après la mort de Lénine en 1924, l’Internationale communiste se trouve sous la domination rigoureuse de Staline, qui mène une politique d’ostracisme fondée sur la théorie dite du « socialisme dans un seul pays ». À ses yeux, l’extension de la révolution mondiale ne constitue pas un objectif prioritaire. Le Komintern est plutôt censé servir les intérêts nationaux de l’URSS en limitant ses interventions internationales. Malgré quelques opérations clandestines d’agents soviétiques, les territoires lointains, dont les États latino-américains, demeurent un enjeu mineur129.
Au milieu des années 1930, le contexte mondial modifie cette situation. Les liens avec les partis communistes sont désormais encouragés dans un contexte d’hostilité croissante envers les tendances fascistes. C’est aussi la période des « fronts populaires » qui inaugure une politique nouvelle marquée par les espoirs d’unité et d’alliances après des années de sectarisme et de divisions130. Mais avant d’évoquer ce phénomène, le cas de Luis Carlos Prestes au Brésil nous offre un témoignage incontournable. Sous la direction de ce dernier, un soulèvement militaire appelé « insurrection nationale-libératrice » se déclenche à l’automne 1935. Cette tentative révolutionnaire est en partie préparée en URSS, d’où Prestes était rentré quelques mois auparavant. Par ailleurs, des agents du Komintern sont envoyés au Brésil pour épauler les rebelles. Mais la tentative subit un échec retentissant et une mission de la Troisième Internationale tombe aux mains de la police. Lors des perquisitions, on découvre qu’une somme importante d’argent avait été transférée par Moscou131. Personne ne nie le concours du « communisme international » dans les événements. Cependant, ces engagements sont loin d’être déterminants : le mouvement est plus une action du prestisme qu’une insurrection orchestrée par la « main invisible » du Kremlin132.
Les exhortations du PCUS à former des « fronts antifascistes » sont rapidement assimilées par les PC du continent. À Santiago du Chili, une alliance hétéroclite composée de mouvements de gauche et de forces socio-démocratiques (comme la Confédération des travailleurs et la Phalange nationale) accède au pouvoir en décembre 1938. Les communistes soutiennent le gouvernement et sont invités à faire partie de la coalition politique du président Pedro Aguirre Cerda (1938-1941), ce qui constitue l’un des plus grands succès en Amérique latine de la stratégie des « fronts populaires ». Cette victoire arrive toutefois à un moment délicat : les accords de Munich se déroulent quelques semaines auparavant, l’Espagne est alors déchirée par une guerre civile qui fait échouer le projet du Frente Popular et, en France, le Front populaire est pratiquement anéanti. Bien que la presse et la propagande du Komintern se vantent d’avoir inspiré la réussite du pacte, les nouveaux dirigeants chiliens ne bénéficient que très maigrement de leur soutien 133 . L’influence de cette politique d’alliance reste cependant considérable. Au Mexique, le Parti communiste soutient désormais le chef d’État de la nation, le général Lázaro Cárdenas. La Havane est témoin d’une véritable « lune de miel » entre les militants du PSP134 et le militaire Fulgencio Batista. En 1938, ce dernier autorise la parution du journal communiste Hoy et les activités de la Confédération des travailleurs de Cuba (CTC). Plus tard, en 1942, Batista nomme deux ministres du PSP dans son Cabinet135. L’action soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale débouche sur un accroissement des relations interétatiques. Les gouvernements du continent soutiennent pour la plupart les Alliés (dont l’URSS fait partie) et portent un regard favorable sur la conduite de l’Armée rouge136. En conséquence, entre 1942 et 1946, les administrations décident de nouer des liens diplomatiques avec Moscou : à ce stade, toutes les nations sud-américaines (à l’exception du Pérou) reconnaissent officiellement la puissance socialiste. Le Kremlin possède désormais un réseau diplomatique solide en Amérique latine137. Les contacts économiques se consolident également. Par exemple, en août 1946, l’ambassadeur de l’Uruguay officialise un accord avec le ministre Anastase Mikoyan permettant aux autorités soviétiques d’envoyer à Montevideo une mission commerciale composée de 23 délégués138. En Argentine, avec l’accession au pouvoir de Juan Domingo Perón en juin 1946, les négociations reprennent à grande vitesse, pendant que la presse moscovite souligne les avantages réciproques de l’essor des échanges économiques139.
Dans le domaine culturel, les relations ont aussi tendance à se renforcer. Comme l’indique Russell Bartley, après la guerre 1939-1945, l’intérêt académique envers les réalités latino-américaines s’accentue dans les institutions soviétiques 140 . Entre 1943 et 1945, des organismes « d’amitié » avec l’URSS sont inaugurés au Mexique, au Chili et à Cuba. À Santiago, l’Institut chilien des relations culturelles avec l’Union soviétique voit le jour en 1944 et se propose notamment de promouvoir des expositions, de propager des manifestations artistiques de l’URSS et de stimuler la connaissance du russe141. Une association analogue est inaugurée en 1945 à La Havane. Elle rassemble de grandes figures du milieu intellectuel cubain, telles que l’écrivain Ángel Augier, l’ethnologue Fernando Ortiz et le romancier Alejo Carpentier. Très vite, l’organisme commence à agencer des activités culturelles142. Pour finir avec un exemple probant, les émissions de radio soviétiques, qui débutent en Amérique latine durant la Seconde Guerre mondiale, comptabilisent en 1948 plus de 17 heures par semaine143.

L’Union soviétique dans une « zone d’influence » américaine : prudence et rapprochements (1947-1956)

La période 1947-1948 s’avère néanmoins défavorable aux intérêts communistes en Amérique latine144. La polarisation idéologique suscitée par la guerre froide refroidit de façon durable les rapports avec Moscou. On a déjà évoqué l’impact du Traité de Rio de 1947. De surcroît, entre 1947 et 1952, les gouvernements du Brésil, du Chili, de Cuba, de la Colombie et du Venezuela prennent la décision de rompre les relations officielles avec l’URSS. Par ailleurs, les États-Unis mènent une ferme campagne anticommuniste destinée à contrer l’expansion des influences soviétiques en Amérique latine. C’est à ce moment-là que George Kennan effectue une longue tournée au sud du continent et conclut que, dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest, la Maison-Blanche pourrait être amenée à ne pas respecter la souveraineté des nations latino-américaines. Il justifie ainsi une doctrine interventionniste qui définira les rapports avec le « Sud » tout au long de la guerre froide liées à Moscou. Le cas du Parti communiste du Chili (PCCh), déclaré illégal en 1948 par le président Gabriel González Videla malgré l’alliance initiale, est un signe révélateur de ce climat bipolaire146.
La fin de l’ère stalinienne s’accompagne d’une ouverture toute relative. À partir de 1952, des délégations de communistes latino-américains se rendent davantage en URSS pour participer à des pourparlers politiques ou assister à des fêtes commémoratives147. Un mois avant son décès, le chef du PCUS s’entretient avec l’ambassadeur de l’Argentine Leopoldo Bravo, ce qui constitue un fait exceptionnel car Staline n’avait jamais rencontré de représentant diplomatique sud-américain. D’après l’Argentin, le Premier secrétaire semble particulièrement intéressé par la personnalité du président Juan Domingo Perón, qui suit une politique internationale indépendante (la « troisième voie »). Pour Staline, Buenos Aires pourrait ainsi devenir le déclencheur d’un mouvement régional plus vaste attirant d’autres pays du continent. Au cours de la réunion, on évoque la nécessité d’intensifier les connexions commerciales : Staline se montre disposé à encourager les échanges avec les « pays amis »148.
Mais il faudra attendre la mort du dirigeant en mars 1953, et surtout le XXe Congrès du PCUS en février 1956, pour distinguer des signes visibles de rapprochement. L’abandon d’une vision strictement bipolaire du monde, fondée sur la notion d’incompatibilité absolue entre les camps capitaliste et socialiste, redéfinit le rôle des États dits du « Tiers-monde ». Sous l’administration de Nikita Khrouchtchev, qui prône la « coexistence pacifique », les autorités soviétiques cherchent à diversifier les relations à l’échelle globale pour éventuellement rallier de nouveaux partenaires internationaux149. Dans ce nouveau contexte, les allusions publiques à l’Amérique latine se font de plus en plus fréquentes150. Les services de renseignements intensifient également leurs actions sur le continent. C’est en 1953 que Nikolaï Leonov est envoyé au Mexique dans le but d’améliorer son niveau d’espagnol avant d’intégrer les rangs du KGB151. Trois ans plus tard, il rencontre le futur leader de Cuba Fidel Castro ainsi que l’Argentin Ernesto Che Guevara. Ses relations privilégiées favorisent l’ascension ultérieure de l’agent qui deviendra le responsable des opérations en Amérique latine et ensuite vice-directeur du KGB152.
Les obstacles demeurent cependant très nombreux. La nouvelle stratégie rhétorique des leaders ne s’accompagne pas dans l’immédiat d’un essor consistant des relations. En outre, Moscou n’ose pas intervenir de manière directe dans une « zone d’influence américaine »153. Cette prudence à l’égard de la présence menaçante de « l’ennemi idéologique » sur le territoire d’outre-mer devient notoire lors des événements du Guatemala en 1954. L’administration de Jacobo Árbenz, élu président en 1951, est renversée par un coup d’État orchestré par la CIA, alors qu’elle avait entamé une réforme agraire expropriant 94 700 hectares à l’entreprise américaine United Fruit Company. Washington encourage ainsi la chute d’un gouvernement démocratique mais suspecté d’avoir une orientation communiste. Ce n’était en réalité pas tout à fait le cas : le Parti guatémaltèque du travail (qui ne fait pas officiellement partie du gouvernement même si certains de ses militants sont des proches collaborateurs d’Árbenz 154 ), se caractérisait par son autonomie vis-à-vis du Kremlin 155 . Malgré les conséquences dramatiques de l’intervention, l’URSS se contente d’une prudente condamnation et reste fidèle à sa traditionnelle circonspection concernant les affaires de l’Amérique latine. Au lieu d’encourager les espoirs de changement politique et social, la chute de Jacobo Árbenz confirme plutôt les réticences des dirigeants socialistes quant au potentiel révolutionnaire du continent156. Cette disposition sera cependant remise en question au cours de la seconde moitié de la décennie et, surtout, suite à la victoire retentissante des insurgés cubains en janvier 1959.

L’Amérique latine d’avant 1959 pour le Kremlin : une tabula rasa157 ?

Au cours du XXe Congrès du PCUS, Nikita Khrouchtchev inclut l’Amérique latine dans les « zones critiques » où se livre la bataille décisive contre l’impérialisme158. Lors d’une interview avec un journaliste étranger publiée en janvier 1956, le président du Conseil des ministres, Nikolaï Boulganine, se dit prêt à stimuler les échanges humains et commerciaux avec le territoire d’outre-mer. Pour lui, les contacts diplomatiques que l’URSS entretient déjà avec l’Argentine, le Mexique et l’Uruguay s’avèrent mutuellement profitables. Dans un discours qui caractérise le ton de la rhétorique soviétique de la seconde moitié des années 1950, Boulganine prononce un plaidoyer en faveur d’une extension des rapports officiels avec les régimes qui demeurent hésitants :
Nous soutenons le développement des liens internationaux et de la coopération avec tous les États, y compris ceux d’Amérique latine. […] Les relations que l’Union soviétique a avec l’Argentine, le Mexique et l’Uruguay sont, nous semble-t-il, avantageuses pour les deux parties. Elles facilitent la coopération des États sur des questions qui concernent le maintien et le renforcement de la paix. […] Ainsi, le commerce avec l’Argentine s’est considérablement étendu. Nous espérons que nos relations avec les pays d’Amérique latine continueront à se développer dans l’intérêt des deux parties »159.
Côté latino-américain, les Soviétiques comptent sur le soutien enthousiaste et décidé des organisations communistes qui entretiennent pour la plupart des contacts étroits avec le PCUS. Dans la grande majorité des cas, les militants communistes font preuve d’une sincère admiration pour le modèle soviétique. L’URSS constitue sans doute une source d’inspiration incontournable ; ses actions sont épaulées par les « compagnons » latino-américains qui défendent coûte que coûte les décisions prises par Moscou. Comme l’indique Gregory Oswald, bien que les relations réelles avec le continent restent limitées, l’impact idéologique exercé par le modèle soviétique s’affermit160.
Parmi les PC latino-américains, plusieurs ont été fondés avec la collaboration d’émissaires soviétiques : dès le début, le marxisme-léninisme constitue leur inspiration idéologique et Il s’agit de l’expression employée par Nicola Miller pour caractériser les liens URSS-Amérique latine avant l’URSS alimente leur imaginaire révolutionnaire. Étudier l’histoire des partis communistes du continent sans prendre en compte les rapports avec l’URSS serait donc réduire injustement ce phénomène. L’Uruguayen Rodney Arismendi, qui dirige le PC de son pays pendant près de trente ans (1955-1987), est considéré comme l’un des collaborateurs les plus fidèles de Moscou161. Dans ses ouvrages théoriques sur la révolution en Amérique latine il applique la ligne dictée par le « frère aîné » et revendique l’héritage léniniste. Pour le spécialiste Joaquín Fermandois, l’attitude du communisme chilien vis-à-vis de l’URSS peut être définie comme une « relation de dépendance idéologique » envers un « horizon paradigmatique »162.
L’influence croissante du système soviétique au Chili est confirmée par Alfonso Salgado dans une analyse onomastique tout à fait originale : le jeune historien prouve qu’à partir de 1953, le nombre d’individus portant un prénom associé au leader de la Révolution d’Octobre (Vladimir, Ilich ou Lénine) augmente de façon significative, ce qui reflète une admiration accrue pour l’URSS et ses représentants 163 . À Cuba, le Parti socialiste populaire (PSP), d’obédience marxiste-léniniste, soutient ardemment le Kremlin lors de l’intervention des chars de l’Armée rouge sur le territoire hongrois en octobre-novembre 1956. Dans une brochure destinée à contrer « les mensonges de la presse bourgeoise quand il s’agit d’inventer des calomnies antisoviétiques », les Jeunesses du PSP prennent parti pour l’URSS et accusent durement les « fascistes hongrois qui prétendaient restaurer le capitalisme »164. Ces exemples de fidélité prosoviétique sont loin d’être des cas isolés ; ils se rencontrent au sein de la plupart des organisations communistes latino-américaines.

Table des matières

Introduction. La culture et l’Amérique latine : un nouveau paradigme pour décentrer l’étude de la guerre froide
Pourquoi la culture ?
Vers une définition de la « culture » appliquée aux relations internationales
Les approches culturelles dans l’historiographie de la guerre froide
Pourquoi l’Amérique latine ? : Dettes et limites de l’historiographie
Problématique, sources et plan
Chapitre introductif. D’une révolution à une autre : les rapports entre l’Union soviétique et l’Amérique latine avant l’insurrection cubaine (1917-1959)
1.-L’Amérique latine aux yeux des dirigeants soviétiques : un enjeu secondaire ?
2.-Les contacts embryonnaires avant la guerre froide
3.-L’Union soviétique dans une « zone d’influence » américaine : prudence et rapprochements (1947-1956)
4.-L’Amérique latine d’avant 1959 pour le Kremlin : une tabula rasa ?
Chapitre I. La « guerre froide globale » : un affrontement idéologique
1.1.-Une guerre pour les idées
1.1.1.-Le caractère dissuasif de « l’équilibre nucléaire » : du déclenchement de la guerre froide à « l’ère de la détente »
1.1.2.-La « coexistence pacifique » et l’émergence du Tiers-monde dans la politique extérieure du Kremlin
1.1.3.-De la conférence de Bandung à la Révolution cubaine
1.2.-La diplomatie culturelle de guerre froide
1.2.1.-La « quatrième dimension » de la diplomatie américaine : La politique culturelle internationale de Washington
1.2.2.-Le dispositif soviétique : un programme ambitieux de propagande culturelle
1.2.3.-La « guerre froide culturelle » en Amérique latine
Chapitre II. Deux nouveaux partenaires de Moscou sur le continent américain : une première phase d’intensification des rapports avec Cuba et le Chili
2.1.-Une rencontre qui ne va pas de soi : les vicissitudes de la formation de l’alliance cubano-soviétique (1959-1963)
2.1.1.-Les relations sous l’ère Batista : le rôle du Parti socialiste populaire (PSP) et les premiers contacts entre Soviétiques et révolutionnaires cubains
2.1.2.-Une première phase d’ambiguïté et de scepticisme (1959-1961)
2.1.3.-Cuba à la recherche d’une identité révolutionnaire autonome : la pensée politique d’Ernesto Che Guevara
2.1.4.-La crise des missiles et la montée des tensions (1962-1963)
2.2.-Le Chili d’Eduardo Frei : un allié potentiel pour Moscou ? Les relations officielles au cours des années 1960
2.2.1.-Des premiers signes de rapprochement au rétablissement des liens diplomatiques avec le monde socialiste (1958-1965)
2.2.2.-Un développement accéléré des relations officielles URSS-Chili pendant l’administration Frei (1965-1970)
2.2.3.-Un acteur de première importance : l’ambassade du Chili à Moscou
2.2.4.-Les décideurs soviétiques : un regard positif de l’administration Frei ?
Chapitre III. Un chemin difficile vers la consolidation des rapports entre alliés idéologiques (1966-1973)
3.1.-Une voie épineuse vers la stabilisation des relations soviéto-cubaines : affinités idéologiques ou pragmatisme ?
3.1.1.-Comment faire la révolution en Amérique latine ? Moscou / La Havane, deux modèles incompatibles
3.1.2.-L’imbroglio théorique : le « castrisme » face à la « coexistence pacifique »
3.1.3.-La Havane opte pour la « normalisation » : une convergence de facteurs
3.1.4.-La « voie chilienne » et la réorientation de la politique extérieure de Cuba
3.2.-Les relations URSS-Chili au cours d’une période d’affinité politique : espoirs et désillusions de Salvador Allende (1970-1973)
3.2.1.-L’Union soviétique : « frère aîné » du marxisme chilien ?
3.2.2.-L’essor de la coopération et des contacts bilatéraux : continuité ou rupture ?
3.2.3.-Des appréhensions malgré les sympathies politiques…
3.2.4.-Le 11 septembre 1973 et la cessation immédiate des relations
Chapitre IV. Le « dispositif du rapprochement » : un vaste réseau institutionnel pour l’encadrement des relations culturelles
4.1.-La Révolution cubaine et « l’offensive culturelle » de l’URSS en Amérique latine
4.1.1.-Le tournant de 1959 et l’émergence à Moscou de nouvelles organisations
4.1.2.-Les relations culturelles officielles limitent la mise en place d’institutions « d’amitié » cubano-soviétiques
4.1.3.-L’émergence tardive de l’Association cubano-soviétique de culture : un signe de désintérêt ?
4.2.-Un vaste « dispositif institutionnel » pour les relations culturelles soviéto-chiliennes
4.2.1.-La Société URSS-Chili prend le relais en 1966…
4.2.2.-Une structure institutionnelle imposante : un amalgame complexe de volontés gouver-nementales et extra-étatiques
4.2.3.-L’intense activité des instituts Chili-URSS de culture
4.2.4.-Les instituts URSS-Chili : au service de la diplomatie culturelle de Moscou ?
Chapitre V. L’essor des déplacements réciproques de part et d’autre de l’océan Atlantique (1959-1973)
5.1.-Un rapprochement fulgurant : la « ritualisation » des déplacements soviéto-cubains
5.1.1.-Les interactions humaines : une expression tangible du rapprochement politique .. 245
5.1.2.-La Havane : une destination inattendue pour d’éminentes personnalités soviétiques
5.1.3.-L’Union soviétique forme une nouvelle génération de Cubains
5.1.4.-La scène soviétique s’ouvre aux artistes cubains : face à un monde fermé, une porte vers l’étranger
5.2.-De l’ignorance généralisée au rapprochement : Soviétiques au Chili et Chiliens en URSS
5.2.1.-Des déplacements grandissants qui dépassent les milieux militants (1964-1970)
5.2.2.-Des intermédiaires privilégiés : le cas de Pablo Neruda
5.2.3.-La « politisation » des échanges de délégations sous l’Unité populaire (1970-1973)
5.2.4.-Être étudiant chilien en URSS : une opportunité unique
Chapitre VI. L’évolution des échanges artistiques : la réception et la distribution de productions culturelles à l’ère du rapprochement soviéto-latino-américain (1959-1973)
6.1.-Une longue série de manifestations culturelles qui reflètent la nouvelle « entente » URSS-Cuba
6.1.1.-L’évolution d’un milieu littéraire qui dévoile un rapport ambigu
6.1.2.-Les nouvelles interactions entre deux industries cinématographiques qui s’ignoraient profondément
6.1.3.-Les expositions et les journées commémoratives : deux manifestations patentes du rapprochement
6.2.-Les interactions artistiques avant et après le triomphe d’Allende : continuités et ruptures
6.2.1.-Un long chemin vers l’officialisation des relations culturelles : l’accord soviéto-chilien (1970)
6.2.2.-Sous Eduardo Frei, une convergence de volontés pour les échanges (1964-1970)
6.2.3.-Un nouveau cadre politique et légal pour les interactions artistiques soviéto-chiliennes (1970-1973)
Chapitre VII. Culture et imaginaires : les représentations sociales en Amérique latine vis-à-vis « du soviétique »
7.1.-Admiration, assimilation et résistances à l’égard « du soviétique » : les ambivalences des relations Cuba-URSS
7.1.1.-Un milieu culturel divisé : les polémiques autour de l’assimilation du modèle soviétique
7.1.2.-Malgré l’alliance politique, les appréhensions demeurent
7.1.3.-Le rôle des voyages chez les nouveaux alliés : expérimenter l’écrasante altérité
7.1.4.-Suite à la « normalisation », les impressions louangeuses se multiplient
7.2.-Au Chili : des relations culturelles qui adoucissent les préjugés politiques
7.2.1.-La communauté procommuniste et le « frère aîné » : une fidélité inébranlable
7.2.2.-Le voyage et le retour : d’immanquables « gestes de gratitude »
7.2.3.-La culture soviétique suscite un intérêt qui dépasse les cercles de militants
7.2.4.-Culture ou politique ? Pour comprendre l’intensification des relations URSS-Chili
Conclusion. Pour une « histoire triangulaire » des relations internationales durant la guerre froide : Cuba-Union soviétique-Chili
Annexe n°1. Les sorties cinématographiques dans les salles à Cuba (1959-1973)
Annexe n°2. Extraits du discours du président de Cuba, Manuel Urrutia, lors de la cérémonie d’accueil de l’ambassadeur des États-Unis, Philip Bonsal (3 mars 1959)
Annexe n°3. Lettre de Máximo Pacheco et Óscar Pinochet de la Barra adressée au président Eduardo Frei à propos d’une conversation entretenue à Moscou avec Nikolaï Podgorny (11 février 1970)
Annexe n°4. Extraits de l’entretien de l’auteur avec Luis GUASTAVINO, ancien membre du Parti communiste du Chili, Viña del Mar (Chili), 4 février 2013
Annexe n°5. Extraits de l’entretien de l’auteur avec Enrique PINEDA BARNET, écrivain, cinéaste et coscénariste du film Soy Cuba, La Havane (Cuba), 15 avril 2014
Annexe n°6. Délégation de cinéastes soviétiques à La Havane à l’occasion de la première « Semaine de cinéma de l’URSS » (décembre 1960)
Annexe n°7. Santiago Álvarez et Roman Karmen à Moscou à l’occasion de la projection du film Cumbite lors de la « Semaine de cinéma cubain » (1964)
Bibliographie
Table des matières
Index des noms propres

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