Attachements culturels dans les « espaces vécus » des parents et des enfant

Attachements culturels dans les « espaces vécus» des parents et des enfant

Pratiques et représentations des familles de migrants entre volonté d’intégration et attachement aux pratiques linguistiques et culturelles parentales

 « (…) le bled, ça y est, c’est que pour les vacances » Cette phrase, énoncée par la mère de Maya, est symbolique pour la majorité des familles de migrants de cette étude pour lesquelles le pays de naissance reste un lieu éloigné d’un point de vue géographique. Si pour certaines les visites dans le pays d’origine sont aisément possibles, car relativement proches de la France (Turquie, Algérie, Maroc), pour d’autres le coût des tickets d’avion représente un frein et elles n’y sont jamais ou très peu allées depuis leur arrivée en France (Comores, Congo, Sénégal, Côte d’Ivoire). Ainsi, pour la plupart des familles des 22 enfants cible, le « bled » (entendu comme pays d’origine, expression utilisée par les personnes originaires de Maghreb, et qui a du sens même pour certains parents qui ne le sont pas, car devenu un mot du vocabulaire des migrants) représente un lieu idéalisé, un lieu de rencontre avec les grands-parents, les cousins et cousines, les tantes, les oncles : c’est le cas de la famille d’Ali, de Nassim, de Dalia, de Nalla, d’Hanna, de Maya, de Nina. La rencontre de ces personnes chères est accompagnée par des coutumes, des repas, des traditions du lieu. Pour d’autres parents parmi ceux interviewés, le pays de naissance peut représenter un lieu de souffrance où ils ne veulent pas retourner, d’autant plus si les grandsparents n’y vivent plus, comme c’est le cas de la mère de Ben, de Christian et Rose, du père d’Émile. La vie des familles de migrants en France et la fréquentation de l’école maternelle par leurs enfants contribuent aux changements en matière des pratiques linguistiques et culturelles dans le cadre domestique. Il s’agit d’une hybridation des pratiques au sein de la famille, caractérisée par la construction d’un répertoire familial qui conjugue d’un côté la volonté d’intégration dans la société française, y compris au sein des institutions éducatives pour les 202 jeunes enfants, et d’un autre côté, des attachements aux pratiques linguistiques et culturelles parentales à géométrie très variable, en fonction de chaque famille. L ’apprentissage des langues parentales et les pratiques religieuses familiales Le discours de tous les parents interviewés montre que la langue française occupe une place importante dans la vie quotidienne de la famille, notamment en commençant par la période de scolarisation des enfants, là où le français n’était pas déjà une langue pratiquée au sein de la famille. L’apprentissage du français est privilégié dès que les parents saisissent son importance dans la réussite scolaire, fait qui s’accentue avec l’entrée en école maternelle, et plus tard, dans la réussite professionnelle de leurs enfants. Par exemple, Inass commence à apprendre le français à partir de son entrée à l’école maternelle. Malgré son évolution linguistique dans cette langue, la fille a des difficultés au début, car elle ne comprend pas tout et des fois elle répond en arabe dans sa communication avec l’enseignante, la langue qu’elle parle avec sa mère. Suite à cette réalité linguistique transmise par l’enseignante, la mère décide de parler en français avec sa fille et de limiter les pratiques linguistiques en arabe le dimanche matin, quand ses enfants, Inass et son petit frère, peuvent regarder des dessins animés en arabe littéraire, comme elle le précise. Comme Inass, d’autres enfants cible apprennent le français principalement à partir de leur entrée à l’école : Ben, Ali, Nassim, Dalia, Ayse, Nina, Sana, Zeynep, Daphné, Adel. En ce qui concerne les langues autres que le français, dans cette étude les familles présentent des profils différents. Il s’agit des représentations et des modalités mises en place (volontairement ou pas) pour transmettre la langue parentale, qui sont propres à chaque famille. Je fais référence ici aux langues des parents de l’ensemble des enfants cible comme le turc, l’arabe, le kabyle, le baoulé, le lingala, le soninké (voir tableau 9).

Domination du français et éveil à l’arabe à travers des traditions religieuses

Le contexte linguistique à la maison de Raissa se caractérise par la domination du français dû en partie à l’histoire migratoire de sa mère et ses grands-parents maternels. L’hybridation des langues se réalise notamment à travers la pratique de l’arabe par son père, qui, contrairement à sa mère, n’est pas né, ni n’a grandi en France. Dans une volonté d’améliorer la transmission des traditions familiales d’une génération à une autre, et afin de garder les liens entre ses enfants et les grands-parents paternels qui vivent en Algérie, la mère de Raissa privilégie les visites dans le pays de naissance de son mari. Une tradition qui est transmise de générations et qui résiste dans le temps, malgré la migration de longue durée, est représentée par la culture religieuse musulmane, qui se traduit notamment 205 par certaines valeurs de vie et pratiques spécifiques mise en place au sein des familles de Raissa, d’Inass, de Nassim, de Dalia, de Nalla, d’Ayse, d’Hanna, de Maya, de Daniel, de Nina, de Sana, de Zeynep. Acheter des albums de jeunesse à thématique religieuse est pour la mère de Raissa un moyen d’éveiller ses enfants à la religion et en même temps à la langue arabe : « (…) il y a une histoire avec un petit garçon qui, avant de manger fait sa petite prière, avant de partir il dit sa petite prière, donc nous aussi on fait ça ». Elle se procure cette littérature pour les jeunes enfants au marché du quartier et l’utilise pour les faire apprendre des mots en arabe : « Oui, je ne le savais pas mais j’ai découvert ça, les livres au marché, et c’est très bien. (…) il y a pas mal de choses au niveau des livres pour apprendre de chez nous, par exemple pour apprendre le coran. Mais c’est vrai qu’il y a beaucoup de livres que je n’achète pas parce qu’ils sont trop petits [les enfants]. Mais si c’est comme ça, des petites histoires, si on apprend à dire bonjour et des choses comme ça ». (Entretien mère Raissa) D’autres pratiques, comme des « petites prières » à la maison, sont évoquées par les autres parents mentionnés. Apprendre le coran et l’arabe est pour ces familles un moyen de maintenir ce lien d’attachement à une langue-culture, qui inclue des pratiques religieuses transmises depuis des générations.

Impuissance face à la perte de la langue de lecture de la Bible 

La lecture des écrits saints est une pratique qui rappelle à la mère de Christian et Rose ses origines linguistiques sur la lignée de sa mère : « Moi je me rappelle la Bible, ma mère elle l’avait dans ma langue [le baoulé] ». La langue de sa mère, donc de la grand-mère de ses enfants, est « sa langue », ce lien linguistique affectif presque caché dans sa mémoire et couvert par une utilisation quotidienne du français dès son enfance. La maîtrise du baoulé lui rappelle les compétences linguistiques de sa mère, qu’elle admire : « Donc à travers sa Bible j’ai trouvé des lettres dans ma langue, mais quoique ça c’était ma langue j’avais du mal à lire dans cette langue. Je ne prononçais pas bien les mots. Alors que ma mère elle n’a pas été scolarisée, elle n’a pas été à l’école, mais elle le lisait, mais très bien. Je lui disais toujours : mais comment tu fais, tu as pas été à l’école mais tu lis. Moi, au lieu de le lire dans ma langue, je le lisais en français donc ça sonnait pas bien. Elle me disait : non c’est pas ça, c’est comme ça. » (Entretien mère Christian et Rose) La transmission de la langue baoulé en lien avec la religion familiale ne s’est pas perpétuée jusqu’aux petits-enfants. Cette mère regrette ne pas avoir appris à ses enfants cette langue plus 206 tôt et commence à le faire à partir de leurs 3 ans. Ses efforts de transmission d’une langue et d’une culture qui lui rappelle des liens affectifs avec ses propres parents sont plus réalisables en ce qui concerne les pratiques religieuses, par exemple la fréquentation de l’église : « Quand je les emmène, au bout d’une semaine ils chantent des chansons chrétiennes, ils sont intéressés, mais quand je baisse un peu les bras, ils oublient tout. Mais après, ils se rappellent, ils me disent : quand est-ce qu’on va à l’église ? Mais moi quand je travaille samedi et dimanche, je ne peux pas aller tout le temps, mais quand je peux, je les emmène. » (Entretien mère Christian et Rose) Quoique les enfants apprécient aller à l’église car il le réclame à leur mère, cette habitude est conditionnée par l’emploi de temps de cette mère qui élève seule ses enfants. 

Rejet des pratiques religieuses associées à l’apprentissage du turc

 Si certains parents, comme montré jusqu’ici, utilisent le domaine religieux pour favoriser l’apprentissage d’une langue, la mère d’Ali refuse d’associer l’apprentissage du turc en lien avec l’apprentissage des pratiques religieuses musulmanes. Suite à sa propre expérience mauvaise, concernant les cours de langue turque pendant ses premières années en France, elle ne souhaite pas y inscrire ses enfants. « Parce que moi, à la période où j’ai été, à 11 ans, 12-13 ans, je sais plus, j’ai été à l’école turque. Mais à cette période-là je savais pas, j’étais un enfant, je savais pas, et moi je suis non pratiquante, je suis pas religieuse, j’ai pas de… et quand je dis que je suis pas musulmane. Je suis turque, mais je pratique pas, je mange du porc, je pratique pas. Ceux qui pratiquent, c’est chacun son choix. Mais à cette période-là, à 12-13 ans quand j’ai fait l’école turque, au lieu de nous apprendre le turc, nous on apprenait l’islam, et moi je savais pas moi. Je suis venue à la maison, et ma mère m’a demandée : qu’est-ce que vous avez appris ? et tout ça, et je lui ai dit : on a appris à prier. Elle me dit : ah, mais pourquoi on fait ça ? c’est pour apprendre à écrire et à lire. Je sais pas moi, on m’a envoyé et j’ai fait ça. Et après ma mère, elle a arrêté de m’envoyer. » (Entretien mère d’Ali) La mère d’Ali affirme se sentir trahie par les méthodes pédagogiques des cours d’apprentissages du turc auxquelles elle a participé pendant son enfance, qui mettaient en place l’apprentissage des pratiques religieuses, pratiques que sa famille ne privilégiait pas. Cette erreur, elle ne veut pas la répéter avec ses enfants, raison pour laquelle elle met en place d’autres stratégies d’apprentissage du turc. Le visionnage des dessins animés en turc à la maison, et la lecture des livres en turc emprunté à la bibliothèque de la ville sont privilégiés afin de transmettre la langue parentale. Ces pratiques d’apprentissage linguistiques sont mélangées avec des pratiques en français : « (…) mon fils préfère les dessins animés en turc, 207 mais il regarde les dessins animés en français aussi. Il aime les deux donc je lui mets. » En outre, la présence des membres de la famille élargie constitue une autre possibilité d’apprendre le turc, à travers les relations avec les grands-parents maternels, qui ne parlent pas le français. 

Immersion dans des contextes religieux et linguistiques et hybridation des pratiques en lien avec des fêtes religieuses

 L’apprentissage des langues par immersion est aussi une modalité de transmission pour d’autres familles de cette étude, comme c’est le cas des parents de Maya, d’Hanna, d’Émile, de Daniel. Les mères de Maya et d’Hanna déclarent qu’elles participent à des fêtes religieuses musulmanes et que leurs familles organisent des soirées autour des fêtes religieuses. Ce sont des occasions pour pratiquer et transmettre aux enfants l’arabe ou le kabyle à travers des pratiques religieuses, notamment en lien avec l’alimentation quand il s’agit des occasions de dîner ensemble. Des visites chez les membres de la famille élargie qui habitent en France ou des rencontres avec des amis constituent également des occasions d’apprentissage pour les familles de William (qui vont chez les grands-parents maternels), de Nassim (qui vont chez la tante maternelle), de Sana, de Nina. Le contexte français dans lequel vivent les familles a des effets sur la négociation des pratiques en lien avec la religion. Les enfants qui circulent entre la famille et le milieu scolaire apportent des nouvelles pratiques culturelles au sein de leur famille, par exemple celles liées aux fêtes chrétiennes, auxquelles la mère d’Inass, celle de Maya, de Hanna, ne s’opposent pas. La mère d’Inass affirme : « Son père est français, donc on fête Noël, on fait le repas de Noël, on fait des cadeaux, et on fait la fête de Ramadan…c’est pas de l’islam radical. Je fête Noël avec mes enfants et pour mon mari aussi, parce que c’est un français. En fait on respecte la religion de chacun, ma religion et sa religion. (…) Mais même avant de venir en France, je fêtais ça avec mes parents, parce que mes parents avant habitaient ici. » (Entretien mère d’Inass) Ce mélange des pratiques religieuses est le résultat de plusieurs raisons, à la fois une ouverture interculturelle entre les deux parents, une adaptation aux coutumes du lieu, la France et ses fêtes d’origine chrétienne, et un répertoire de pratiques hybride de la famille élargie de la mère.

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