Le groupware comme projet d’organisation

Le groupware comme projet d’organisation

La notion de projet est apparue de façon centrale dans nos analyses et nous semble constituer une logique sous-jacente dans les processus de création de sens autour d’un groupware. Nous envisageons ainsi le groupware comme un projet d’organisation, c’est-à-dire une projection dans le temps et dans l’espace d’un fonctionnement idéal toujours en train de se construire puisque le groupware est équivoque. Dans cette perspective, nous partons des premiers moments, des premières décisions, des premières associations qui font naître le groupware comme projet d’organisation, lequel est soutenu par différentes formes d’engagement : engagements de moyens, engagements d’acteurs, engagement d’un dispositif technique. Après avoir défini ce que nous entendons par projet d’organisation, nous mobilisons la grammaire de la traduction pour suivre le parcours du groupware de l’idée jusqu’à sa concrétisation dans un dispositif technique. Aussi distinguons-nous trois temps principaux : l’alignement des intérêts, l’enrôlement des acteurs et la solidification du réseau socio-technique. Pour davantage de clarté nous centrons nos propos sur le cas de l’entreprise SERV+, que nous explicitons et nous discutons ensuite. 

 Qu’est-ce qu’un projet d’organisation ?

Comme le soulignent Serge Levan et Anne Liebmann407, le groupware se présente à la fois comme un outil et un modèle d’organisation, c’est-à-dire un modèle s’intéressant à la réalisation de l’activité, au travail ensemble et au vivre ensemble. Le groupware est donc porteur d’un modèle d’organisation idéal et d’une grammaire de l’action qui lui est associée. En effet, pour 407 Levan S. K., Liebmann A., 1994, op.cit. Le groupware comme projet d’organisation 163 Albert David (2006 : 260), « le sens est généalogiquement inclus dans les outils et modèles de gestion, et, […] de ce fait, l’outil est porteur de capacités à enacter une partie des environnements dans lesquels il est utilisé ». Dans la même veine, Jacques Perriault (1989 : 61) souligne que « les appareils véhiculent, pour la plupart, le dispositif d’emploi dans lequel ils s’insèrent, même s’il n’est pas visible ». Claude Le Bœuf (2002 : 7 ) inscrit le groupware dans la lignée d’une nouvelle méthode d’organisation : le reegineering, qui « parie sur l’intelligence collective et repose sur le management des connaissances ». L’intelligence collective renvoie à la « capacité d’un groupe à atteindre dans l’action une performance d’un niveau supérieur. Elle sous-tend l’existence et la mise à profit de processus cognitifs d’apprentissage, de représentation, de décision, mais aussi de processus sociaux comme le partage, l’échange, la négociation, l’autoorganisation, ou encore de processus relationnels (ou de socialisation), comme la reconnaissance, la compétition, l’implication » (Pénalva408, 2006 : 371). Cette notion s’apparente à celle de capital social telle que définie par Janine Nahapiet et Sumantra Ghoshal409 (1998). Ces auteurs distinguent trois composantes du capital social : une dimension structurelle qui envisage les liens entre les membres d’un groupe sous l’angle de leur intensité et de leur configuration, une dimension cognitive qui repose sur l’existence d’un langage et d’un code commun, des histoires partagées, mais aussi une dimension relationnelle qui concerne les modes d’ajustements des acteurs : confiance, normes, obligations, identification. Qu’il soit associé à l’intelligence collective ou encore au capital social, le groupware se révèle dans un monde connexionniste et une cité par projets tels que définis par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme . Le groupware s’inscrit dans un réseau socio-technique associant différents acteurs (dirigeants, actionnaires, salariés…), mais aussi aussi des ensembles architecturaux, des dispositifs de gestion des compétences, etc. En tant que modèle, il constitue une mise en scène de ces différents éléments liés qui composent le réseau. En tant qu’actant, il participe à la fois à la solidification du réseau et à sa transformation. Par cette double nature et la variété des éléments qui lui sont associés, le groupware s’affiche comme équivoque. Il offre un éventail d’interprétations que les acteurs vont chercher à réduire pour lui donner un sens en contexte et dans le but d’agir de façon appropriée, c’est-à-dire permettant d’atteindre un objectif.analyses mettent en évidence que la notion de projet est, dans ce contexte, mobilisée par les acteurs à trois titres : pour évoquer les processus de conception de l’objet technique, pour désigner les différents efforts entrepris afin de réduire l’équivocité du groupware (projet de gestion du changement, projet d’usage) et comme un idéal à atteindre, lequel doit être envisagé telle une succession d’énoncés stabilisés de façon provisoire par des opérations de traduction. C’est donc le caractère évolutif qui est mis en avant par la notion de projet, ainsi que la question de l’engagement vers un construit collectif en train de se faire. Les acteurs, par le contrat qui les lie à l’entreprise, sont engagés de fait dans le projet d’organisation et ne peuvent s’en abstraire. Ils alimentent alors les controverses qui rythment la progression du réseau socio-technique. Cet engagement associé à la notion de projet est méthodique, ponctué de choix au sein desquels les émotions ne sont pas étrangères. Ainsi, la notion de projet est-elle définie par l’Association française de normalisation (AFNOR) comme « une démarche spécifique qui permet de structurer méthodiquement et progressivement une réalité à venir411 ». Cette définition met en avant la volonté d’anticipation et l’intentionnalité des acteurs dans la construction de la réalité. « Le projet relève souvent de l’ordre du fantasmatique, de cet espace de liberté qui est donné à l’homme et qui lui permet de gommer le poids des contingences. Le projet est étymologiquement ce qui est lancé en avant. C’est se faire une idées plus précise de l’avenir (en anticipant le déroulement de l’action future) » (Jonnaert412, 2000 : 20). En fait, le terme « projet » apparaît dans le vieux français du XVe siècle (pourjet et project) et désigne des éléments architecturaux jetés en avant, tel un balcon (Cihuelo413, 2009 : 22). La notion de projet architectural se développe sous l’influence marquante de deux architectes : Brunelleschi et Alberti, lesquels ouvrent la porte, à l’époque de la Renaissance, à « une utilisation de plus en plus généralisée de dessins, maquettes, et calculs destinés à la conception d’ouvrages toujours plus complexes » (ibid. : 23). Aussi, le projet renvoie-t-il au mouvement de projection dans le temps et dans l’espace. Le projet d’organisation dont nous parlons, est un tout fantasmatique soutenu par un réseau socio-technique et incarné par un groupware.

Le cas de l’entreprise SERV+

L’entreprise SERV+ est éclairante pour mettre en évidence notre proposition d’envisager le groupware comme un projet d’organisation incarnant une vision du « travail ensemble » censée assurer la survie de l’entreprise sur le long terme. Nous présentons ici la genèse du réseau sociotechnique qui sous-tend le groupware. Nous explicitons tout d’abord le contexte de l’étude, avant de mettre en avant les particularités de l’environnement de SERV+, ainsi que la recherche d’un énoncé fédérateur alignant les intérêts des acteurs. L’enrôlement des acteurs dans le réseau socio-technique en formation et sa solidification sont exposés par la suite. 

Le contexte de l’étude

La société SERV+ est une entreprise semi-publique, née en Belgique en 1962, dont la mission principale consiste à stimuler le dynamisme économique d’un territoire en favorisant la création d’emplois, en créant des infrastructures d’accueil comme des parcs d’activités ou des pépinières d’entreprises, en accompagnant les entreprises pour le développement de projets à valeur ajoutée, en organisant des formations et en fournissant des renseignements sur des thématiques spécifiques comme l’exportation, l’innovation technologique, les aides européennes. C’est une entreprise en pleine évolution au moment où nous réalisons notre recherche-action en 2005. En effet, fin 2004, deux instances régionales qui se répartissaient la gestion du développement économique du territoire ont fusionné, anticipant ainsi un plan d’action gouvernemental qui sera dévoilé neuf mois plus tard en septembre 2005. Cette fusion entraîne, d’une part, une évolution en matière d’administration de SERV+, dès lors présidée par un triumvirat et, d’autre part, le passage d’une organisation territoriale (division Nord-Sud) à une organisation sectorielle. Les enjeux sont importants puisqu’il s’agit de maintenir le positionnement de l’entreprise dans un contexte où le gouvernement du pays envisage la création d’une agence régionale de la politique économique dans le but de coordonner les actions entre les différentes structures en place, notamment SERV+, dont l’autonomie, voire l’existence sur le long terme, est désormais menacée. SERV+, en 2005, cherche alors à se montrer sous son meilleur jour afin de préserver ses intérêts et accélère sa politique de transformation déjà engagée depuis le milieu des années 90 sous l’impulsion de son directeur général. Pour se distinguer des concurrents, la direction de l’entreprise souhaite ainsi renforcer sa bonne 166 réputation auprès des clients, gage de pérenité, en améliorant la qualité de ses services. Ce projet passe, d’après la direction, par une politique de rationalisation sur le plan informatique, mais aussi en termes de gestion des ressources humaines avec la mise en place d’un plan de développement personnel, sur le plan du « travail ensemble » puisqu’il s’agit d’améliorer la collaboration entre les chargés de mission qui effectuent les prestations auprès des clients, et enfin, par une standardisation tant des manières de faire que des prestations. Avec ces objectifs, le directeur général de SERV+ décide alors, mi-2005, de mettre en place un groupware pour l’ensemble de la structure. Or il ne s’agit pas d’une première tentative. Un premier essai a été réalisé dès l’année 2000, mais ce groupware n’est utilisé que a minima, c’est–à-dire que les utilisateurs l’activent de façon minimale, le strict nécessaire pour ne pas entrer en confrontation avec leur direction. Le groupware ne constitue pas l’unique projet incarnant un modèle organisationnel fondé sur la mise en lien et le partage de connaissances. En effet, un projet architectural, lancé en 2000, partage cette vocation et s’achève justement en 2005.

Formation et coursTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *