Le personnel de la Compagnie des Hauts-Fourneaux de Chasse-sur-Rhône pendant les Trente Glorieuses (1945-1966) :

Le personnel de la Compagnie des Hauts-Fourneaux de Chasse-sur-Rhône pendant les Trente Glorieuses (1945-1966) 

Les enjeux de la modernisation

D’après certains auteurs, la modernisation est un vocable qui a des sens divers et qui est souvent utilisé sans distance analytique1 . Nous l’utilisons dans cette première partie surtout pour parler des transformations de l’outillage industriel de l’usine des Hauts-Fourneaux de Chasse et de leurs conséquences sur le processus de production. Ses conséquences sociales seront abordées plus loin. Pendant les Trente Glorieuses, Jean Fourastié – qui est un partisan de cette modernisation –, voit en elle une transformation positive de la société et de l’économie fondée sur le progrès technique, lui-même directement dérivé de la méthode scientifique expérimentale. Toujours selon lui : « [s]i ce progrès technique n’était pas intervenu, aucun des phénomènes économiques contemporains ne se serait produit. La production n’aurait pas été croissante » 2 . Une première interrogation peut alors déjà porter sur la réalité des liens entre modernisation et progrès, cette réalité étant remise en cause par divers chercheurs contemporains quand d’autres « paraphrasent encore sans distance » – selon ce qu’en disent les premiers –, les écrits de Jean Fourastié. En changeant d’échelle, c’est-à-dire en passant de l’économie nationale à la branche, une seconde réflexion peut concerner les liens entre modernisation et évolution de la sidérurgie. Dans un ouvrage déjà ancien, Catherine Omnès et Michel Freyssenet indiquent que les installations neuves de laminages sont privilégiées dans les premier et deuxième plans, et que ce n’est qu’à partir du troisième (1957-1960) que l’on investit dans des installations nouvelles de production de fonte et d’acier : jusque-là on se contente de « rapiéçage » dans les usines anciennes1 . L’expression de « rapiéçage » se retrouve employée sous une forme plus « régionale » par Henri Malcor qui parle de « rapetassage » ; ce qui consiste à maintenir en bon état un outillage ancien, voire de n’en modifier que certaines parties dans le but de « moderniser aux moindres frais »2 . Or pour Catherine Omnès et Michel Freyssenet, les restructurations de l’après-guerre aboutissent à une concentration essentiellement financière et non technique, « empêchant ainsi la sélection des meilleures installations et l’élimination des usines vétustes »3 . Ces auteurs constatent un retard de la sidérurgie française face aux sidérurgies concurrentes et voient dans ce facteur l’une des causes de la crise future de ce secteur : alors que les sidérurgies allemande, italienne, hollandaise et japonaise font le choix des usines intégrées, les gains de productivité acquis dans le laminage sont « obérés par le retard au niveau des hauts-fourneaux et des aciéries »4 . Dans un texte plus ancien, Michel Freyssenet avait déjà développé des thèses semblables5 . Il avait cependant apporté quelques précisons supplémentaires : d’après lui le rapiéçage des usines et l’installation des trains à large bande s’explique par le choix de limiter les risques financiers et sociaux. La première limitation, celle des risques financiers, est obtenue par la réduction des investissements les plus importants à la seule activité de laminage. Cela permet également de réduire l’impact de la modernisation sur l’emploi, puisque seules certaines activités sidérurgiques sont concernées6 . En revanche, si Philippe Mioche partage le constat de la vétusté d’une partie des usines françaises en 1945, il ne constate pas de retard significatif par rapport aux autres sidérurgies en ce qui  sur le retard dans la division du travail et la mécanisation par rapport aux autres sidérurgies, p. 23-24 sur le choix des trains à large bande pour le laminage continue, p. 24-25 sur le rapiéçage des usines, p. 25-26 sur les objectifs non atteints du premier Plan en ce qui concerne la productivité et les restructurations. 6 Ibidem, p. 23-24. 116 concerne la taille des installations1 . Françoise Berger parle aussi de la vétusté des usines, mais elle apporte une précision supplémentaire en ce qui concerne l’usure d’un matériel qui a été poussée au maximum de son potentiel pendant le conflit2 . De plus, si elle note elle aussi l’effort particulier porté sur l’installation de trains à large bande, elle cite aussi Roger Biard qui montre que les investissements de 1947 à 1953 ne se limitent pas à ces outillages : les laminoirs représentant certes 30,3 % des investissements de la période, mais les cokeries en représentant également 7,9 %, les hauts-fourneaux 17,1 %, les installations de préparation de charge 5,1 %, les équipements électriques 15,9 % et les maisons 8,6 %3 . Pour Chasse-sur-Rhône, le rapport des commissaires aux comptes de l’entreprise rédigé en mai 1948 évoque un nouveau contexte marqué par la nationalisation de la société Bonne et Drac impliquant un recentrage sur l’usine iséroise : ce document justifie « les transformations d’outillage reconnues opportunes » 4 . Mais le sujet est abordé la première fois lors du conseil d’administration du 7 octobre 1947 : un programme de modernisation en date de juin 1946 est alors évoqué5 . Il s’agira donc de voir quels sont les projets de changement technique dans l’usine de Chasse, comment ils sont mis en œuvre, avec quels objectifs et comment le contexte économique et politique influence l’ensemble. 1) Les choix techniques Peu de constructions nouvelles ont été réalisées dans l’usine immédiatement après la Libération, sauf quelques réalisations pour parer au plus pressé. Elles ne constituent en aucune façon un programme de modernisation. Ce dernier a été élaboré puis adopté en même temps que ces constructions qui ne sont que de simples prémices de la relance. Il va alors se déployer sur plusieurs années. On ne sait pas grand-chose des détails du programme initial de modernisation de l’usine de juin 1946. Il est  présenté au conseil d’administration du 7 octobre 19471 par François Tavernier, alors ingénieur principal. On sait cependant qu’il s’agissait de reconstruire le haut-fourneau n° 3 pour le porter à une capacité de consommation de 200 tonnes de coke par jour. Les administrateurs ajoutent un projet d’adjonction d’une machine à couler et d’appareils de manutention. Jean Demoule, le directeur de l’usine, présente également un projet à l’étude sur le transbordement des grands wagons vers les estacades des hauts-fourneaux. On notera que l’ensemble des transformations projetées concerne les hauts-fourneaux, même si la réalisation du programme a touché également d’autres ateliers. Les informations concernant le coût précis des installations sont difficiles à réunir. Divers éléments peuvent en effet faire penser que la gestion est perfectible, voir qu’elle manque de rigueur : par exemple, le coût total de ce programme de modernisation est d’abord évalué de « 150 à 300 millions de francs » lors du conseil d’administration du 27 avril 19482 . On relèvera le fort écart entre ces deux chiffres, du simple au double. Ensuite, des écarts importants sont observables entre l’estimation, la commande et le coût final. Par exemple, entre le prix commande et celui payé après l’installation de la machine à couler, on constate un écart d’au moins 23,180 millions de francs, soit une différence de prix supérieure ou égale à 31,3 % par rapport à celui de départ. D’ailleurs, à propos de la gestion de l’entreprise sœur des HFC, Henri Malcor disait que la comptabilité des Aciéries de Saint-Étienne était « archaïque »3 . Or on sait qu’un certain nombre de dirigeants de l’entreprise stéphanoise sont aussi administrateurs des HFC. Mais on peut relativiser ces constats pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que dans le même livre où Henri Malcor émet des critiques à propos des méthodes comptables de certains dirigeants de Chasse, Philippe Mioche et Jacques Roux évoquent la difficulté à déchiffrer, en général, les comptes d’entreprises4 . Ces derniers étant réservés principalement aux dirigeants, les imprécisions comptables ne seraient donc pas le fruit de négligences, mais pourraient être plutôt celui d’imprécisions ou d’oublis volontaires afin de réserver la compréhension des informations clefs à ceux qui sont « initiés ». Ensuite, on peut ajouter que l’évaluation d’investissements de grande ampleur est un exercice difficile, alors que prix de commande ou prix final sont eux  connus. Dans ce cas, l’utilisation d’une fourchette large pour estimer un prix futur peut alors relever de méthodes prudentes de gestion afin d’anticiper des surcoûts imprévus. Enfin, la forte inflation de la période1 entraine nécessairement des différences, sur dix ans, entre la valeur des investissements prévus et le coût des équipements réalisés. Ainsi, l’indice du coût de la vie indiquant une augmentation de 26,6 % de 1949 à 1951 ou celui des prix de gros augmentant de 38,3 % sur la même période2 ; cela relativise le surcoût d’au moins 31,3 % occasionné par la construction de la machine à couler. En se référant aux documents de l’entreprise, on peut évaluer le coût de cet ambitieux programme de modernisation à plus de 500 millions de francs. Or en plus des gros équipements évoqués ci-dessus, il compte différents aménagements de plus petite dimension dont le cumul est coûteux : on a un magasin à modèle ainsi qu’une étuve pour la fonderie et des estacades à ferraille (1947), des estacades de déchargement des wagons ; mais aussi un pont à laitier sec pour la cimenterie, une bascule pour peser la fonte et un rallongement de la fonderie (1951-1952), et diverses constructions de bureaux dans plusieurs services (entre 1947 et 1956)3 . Le coût de l’allongement du bâtiment de la fonderie est à lui seul de dix millions de francs. Ensuite, un nouvel atelier consacré au broyage des tournures est achevé en 1950. Il s’agit d’acheter de la ferraille et de récupérer les déchets métalliques de l’usine, pour les recycler en matière première et les réutiliser pour le haut-fourneau. Il est équipé d’une presse Lindeman acquise en 1950. Il y a encore la participation à la réfection de l’embranchement de la SNCF reliant l’usine à la gare que l’on évalue à 3,3 millions de francs en 1950. Du matériel tombant en panne doit être changé comme cette chaudière de la marque l’Alsacienne dont l’arbre d’un des moteurs se casse après trente-huit ans de service « pour une cause inconnue », indication qui paraît être sérieusement notée dans les comptes-rendus du conseil d’administration4 . Enfin, hors matériel ou construction dans l’usine, de lourds investissements sont encore effectués dans le logement des personnels. Le montant total des actifs immobilisés pour l’usine de Chasse est de 713 285 250 francs à la fin de l’exercice 1955-1956, amortissements déduits ; 1 L’inflation est évaluée à + 60 % par an de 1946 à 1948, pour tomber cependant à moins de 5 % par an de 1953 à 1956 : dans TAVERNIER Jean-Luc (dir.), Trente ans de vie économique et sociale,  francs lors de l’exercice 1945-1946 : on mesure le chemin parcouru. Mais les sources étant insuffisamment précises, il est difficile d’aller plus loin dans l’étude des coûts du programme de modernisation. On aurait pu, par exemple, comparer les investissements au chiffre d’affaire cumulé ou aux bénéfices cumulés sur la période. Mais ces dernières données concernent l’entreprise : il faudrait alors pouvoir distinguer l’usine de Chasse des filiales. De plus, bien des chiffres provenant des archives sont des arrondis, en particulier en ce qui concerne les chiffres d’affaire annuels. On n’indiquera donc ces données comparées que pour estimer l’importance des investissements : on a 16,5 milliards de francs pour le chiffre d’affaire cumulé et 369 353 784,34 de francs pour les bénéfices2 . Par conséquent, les investissements de matériels parmi les plus lourds accomplis dans l’usine – machines à couler, haut-fourneau, etc. – représentent plus de 4,3 % du chiffre d’affaire de l’entreprise sur la période juin 1947-juin 1956 ; mais si on prend les actifs immobilisés hors amortissements, on est au dessus des 8 %. Ensuite, si on fait la comparaison avec les bénéfices cumulés, les principaux investissements représentent plus de 193 % dans le premier cas, quand les actifs immobilisés hors amortissement sont à 361 % : malgré l’imprécision de ces calculs, on peut voir là que pendant près de dix ans le programme de modernisation a été supérieur à la recherche des profits. 2) La modernisation, le personnel et la concurrence Le programme de modernisation de l’usine des Hauts-Fourneaux de Chasse est le plus important depuis la Première Guerre mondiale en ce qui concerne le matériel. Pour la construction d’habitations ou de logements, il faudrait évoquer cette période et les années 1920. On peut alors se demander ce que sont les objectifs d’un programme aussi conséquent, sachant que l’on attend forcément un retour proportionnel au risque que l’on prend, ainsi qu’à l’investissement que l’on fait. La lecture des conseils d’administration fait apparaître deux thématiques principales concernant le personnel et la concurrence. Ce programme de modernisation est abordé pour la première fois en conseil d’administration en octobre 1947. Le projet est centré sur la modernisation du hautfourneau n° 3 afin que ce dernier se substitue à une marche à deux hauts-fourneaux plus 1 Sources des documents 2 et 3 : Michel Paret. 121 petits pour obtenir « une économie importante de main d’œuvre » 1 . Le conseil retient ce projet, à condition « que la dépense et l’économie à prévoir soient chiffrées […] en visant aussi l’installation d’une machine à couler et les modifications à étudier pour les moyens de manutention ». Ce sont donc les éléments principaux du programme de modernisation qui sont concernés : haut-fourneau moderne, machine à couler, estacades et monte-charge. Ce qui est recherché est l’« économie » importante de main d’œuvre. Il s’agit donc d’économiser les effectifs. On cherche donc à embaucher moins de personnels pour pallier des difficultés de recrutement. Ces dernières sont réelles durant l’après-guerre pour les industries sidérurgiques, même si on a trouvé la solution à Chasse en faisant appel à la main d’œuvre algérienne. Mais il s’agit surtout de faire des économies sur les coûts occasionnés par l’embauche de la main d’œuvre. La suite du texte rejoint cette logique : les administrateurs mettent en parallèle le chiffrage de « la dépense et de l’économie » à prévoir, comme si les amortissements des investissements devaient être compensés par la diminution des frais de personnel. Toujours lors de cette même séance, à propos des moyens de manutention, on parle d’éviter la dépense importante de l’élévation et du transbordement des grands wagons sur les estacades : bon nombre d’activités de ce type sont effectuées « à bras » selon l’expression employée par Fernand Abel2 , c’est-à-dire grâce à la force humaine. On imagine alors facilement le nombre d’emplois que l’on pourrait supprimer si on les remplaçait par des machines. Au CA du 27 avril 1948, on évoque encore « l’économie de main d’œuvre attendue correspon[d] à un amortissement sur plus de dix années » : donc calcul de rentabilité et d’amortissement intègrent bien des « économies » en frais de main d’œuvre obtenues grâce au plan de modernisation. Ainsi, bien que comme l’indique Philippe Mioche4 et comme le démontre largement la lecture des comptes-rendus des conseils d’administration des HFC5 « les matières premières passent avant les hommes » dans l’estimation des coûts pendant les Trente Glorieuses, la main d’œuvre n’en est pas non plus complètement absente.

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE 1 : RECONSTRUCTION ET RELANCE, 1945-1947
CHAPITRE 2 : UNE CROISSANCE FRAGILE, 1947-1956
CHAPITRE 3 : UNE PHASE D’EXPANSION : LES « SEPT GLORIEUSES »
CHAPITRE 4 : DE LA CRISE DE 1963 A LA FIN DES HAUTS-FOURNEAUX DE
CHASSE
CONCLUSION GENERALE
SOURCES
BIBLIOGRAPHIE
Annexes
Table des illustrations
Index
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