Le processus d’enlisement organisationnel d’une démarche de développement durable

Le processus d’enlisement organisationnel d’une démarche de développement durable

La première partie de ce chapitre est consacrée à l’analyse d’un cas de marginalisation et d’enlisement d’une démarche de développement durable au sein d’une grande entreprise. Cette partie s’appuie de manière privilégiée sur une phase exploratoire de recherche intervention menée auprès d’une entreprise internationale intégrée dans le secteur de l’énergie, que nous appellerons EnergyCo dans la suite du chapitre. L’entreprise intervient aux différentes étapes de la chaîne de valeur, de la production à la distribution et à la commercialisation des services liés à l’énergie. Centrée majoritairement sur les marchés européens, elle emploie plus de 150 000 salariés. Au cours de ces dix dernières années, l’entreprise a connu de profondes transformations en termes d’environnement concurrentiel, d’organisation et de management. Auparavant entreprise publique en situation de monopole sur un marché de référence, elle a, au cours de ces dernières années, changé de statut et ouvert ses capitaux à des investisseurs privés. De même, son environnement concurrentiel s’est trouvé bouleversé suite au mouvement de dérégulation des marchés de l’électricité en Europe. Au cours de cette même période, l’entreprise a connu une croissance rapide et différentes réorganisations. Elle se positionne aujourd’hui comme l’un des acteurs européens majeurs du secteur de l’énergie, avec une présence mondiale. L’entreprise s’est engagée de manière précoce (dès la fin des années 90) sur une politique de développement durable. Après une phase d’élan initial, portée par l’impulsion forte de la direction générale et de son président, plusieurs éléments témoignent d’un essoufflement progressif de la démarche d’EnergyCo en matière de développement durable, tant au plan interne qu’externe. Au plan interne, cet essoufflement se manifeste par les difficultés à mobiliser et à emporter l’adhésion des collaborateurs. La manifestation la plus visible de cette évolution est le passage du « développement durable » au « développement rentable » comme horizon stratégique officiel de l’entreprise. Sur le plan externe, les enquêtes menées par la Direction du Développement Durable (DDD) auprès de parties prenantes extérieures (agences de notation, experts, panel de parties prenantes) convergent autour d’un constat : les engagements généraux pris par l’entreprise ne se concrétisent pas dans des objectifs et des plans d’action précis. Ces critiques mettent notamment le doigt sur un écart croissant entre la démarche de développement durable impulsée par la direction générale et les orientations stratégiques et opérationnelles de l’entreprise. Cet enlisement et cette marginalisation n’avaient rien de prévisible au départ. De par son histoire, son identité et les savoir-faire qu’elle a pu développer dans le domaine environnemental, social et sociétal, l’entreprise présentait en effet de nombreux atouts pour faire du développement durable un axe fort de différenciation. De même, l’entreprise avait engagé des moyens financiers importants pour impulser et déployer une politique volontariste. Pourquoi une dynamique positive ne s’est-elle pas enclenchée autour de ces efforts initiaux ? Au-delà des spécificités de l’entreprise, nous chercherons donc à mettre en évidence les variables ayant participé à ce processus de marginalisation et poseront la question de leur degré de généralité. En détaillant et analysant les difficultés rencontrées par les acteurs de terrain, cette partie s’interroge sur les modalités d’organisation des initiatives de développement durable. Elle montre entre autre qu’un modèle fondé sur l’engagement des dirigeants de l’entreprise ne suffit pas à fonder et à ancrer une telle démarche. Avant de développer plus avant notre analyse, nous allons tout d’abord détailler quelques enjeux méthodologiques de l’étude du cas d’EnergyCo. 

Eléments méthodologiques

Les données et éléments d’analyse qui suivent sont dérivés d’une expérience de recherche intervention, engagée avec l’entreprise sur une durée de six mois. Une recherche intervention mobilise en effet chercheurs et praticiens dans la construction, la compréhension et la résolution conjointe d’un problème donné. De telles approches restent rares dans le domaine du management de la RSE et du développement durable, en partie à cause de la difficulté d’accès au terrain. Néanmoins, plusieurs chercheurs ont souligné la valeur potentielle de telles méthodologies pour l’analyse et la compréhension des pratiques d’entreprise en matière de RSE et de développement durable (Capron, 2004, 2006). En effet, dans un contexte de saturation des discours institutionnels, une analyse externe de l’entreprise ne permet pas d’appréhender avec finesse la réalité des pratiques et des processus au sein de l’entreprise, ni d’analyser les nouvelles dynamiques d’action générées par les démarches de développement durable. Du fait de la proximité qu’elle induit entre acteurs de terrain et chercheurs, une démarche intervenante permet, par contraste, de mieux appréhender les enjeux de pilotage et les pratiques réelles. Pour comprendre la genèse d’une démarche d’intervention, il s’agit de resituer celleci dans une trajectoire de recherche (pour les chercheurs) et dans une histoire d’entreprise (pour les acteurs du terrain). Dans le cas présenté ici, la question du pilotage du développement durable s’inscrit, du côté de la recherche, dans une démarche de prolongement et de systématisation de nos premiers travaux sur les pratiques d’entreprises en matière de développement durable. Ces travaux ont donné lieu à la publication d’un ouvrage collectif, Organiser le Développement Durable (Aggeri et al., 2005). Suivant une approche généalogique et compréhensive (Weber, 1922 – 1995), nous cherchions à analyser, par une analyse des pratiques concrètes, la manière dont les entreprises pionnières problématisent la notion de développement durable et construisent leurs politiques. Plutôt que de partir d’une définition ex-ante de la signification du développement durable au sein des entreprises, il s’agissait d’analyser la manière dont ces dernières construisent, par leurs pratiques, la signification et la portée de ce concept. Par opposition à une approche du développement durable réduit à une série de « figures imposées » construites à l’extérieur de l’entreprise, l’idée était de comprendre le travail de construction des « figures libres », sources de différenciation entrant en résonance avec l’histoire et les enjeux stratégiques de l’entreprise, susceptibles de donner du sens à la démarche et d’ouvrir de nouveaux espaces d’action (Aggeri, 2004b; Aggeri et Acquier, 2005). C’est dans le prolongement de ces travaux que nous sommes entrés en discussion avec les responsables d’une démarche de développement durable dans un grand groupe industriel européen, s’étant engagé de manière précoce et visible en matière de développement durable. Trois ans après le lancement de la démarche, certains responsables de la démarche constataient différents signaux d’essoufflement, et s’interrogeaient sur la manière de redonner un élan à la politique de développement durable en interne et en externe. L’un des points d’interrogation concernait la difficulté à requalifier, par le biais du concept de développement durable, les pratiques existantes. De même, ces acteurs soulignaient la difficulté à intégrer de manière systémique les dimensions environnementales, sociales et économiques des activités de l’entreprise.

EnergyCo : un terreau a priori favorable à une démarche de développement durable

Plusieurs facteurs organisationnels indiquent qu’EnergyCo offrait un contexte favorable à une démarche de développement durable. Cette adhésion forte à la notion de développement durable n’est pas une constante : dans la plupart des entreprises, la notion suscite le scepticisme et ne semble pas naturelle aux acteurs, elle nécessite un effort de problématisation important pour emporter l’adhésion des acteurs (cf. Aggeri et al., 2005). Au sein d’EnergyCo, le concept de développement durable entre en effet en résonance avec les valeurs et la culture de l’entreprise (1), de nombreuses pratiques internes (2) et une série d’enjeux associés à son activité et les évolutions stratégiques de son environnement (3). 1) Une notion en résonance avec les valeurs, la culture et l’image de l’entreprise De nombreux auteurs s’accordent à considérer le fait que le changement culturel constitue un enjeu managérial majeur de mise en œuvre de démarches de Responsabilité Sociale ou de développement durable (Elkington, 1997; Zadek, 2001; Brady, 2004; Henriques et Richardson, 2004; Zadek, 2004; Pohl, 2006). Pour ces auteurs, la culture de l’entreprise et des dirigeants constitue un horizon ultime, qui permet de réintégrer au sein des décisions des considérations de long terme et de substituer à l’approche conflictuelle une vision plus collaborative des relations entre l’entreprise et son environnement. A ce titre, on peut souligner que la culture d’entreprise d’EnergyCo apparaît largement réceptive aux discours et pratiques en matière de développement durable. Pour la plupart des acteurs rencontrés, les valeurs de développement durable « font partie des gênes de l’entreprise » et apparaissent au cœur ses activités. De nombreux éléments historiques véhiculent ainsi l’idée que les activités de l’entreprise sont au service de la collectivité et que l’entreprise existe du fait de son utilité sociale. Auparavant de statut public, l’histoire de l’entreprise et ses grandes orientations industrielles apparaissent indissociables d’enjeux politiques, économiques et sociaux (l’électrification du pays après la seconde guerre mondiale) ou d’objectifs stratégiques nationaux (l’indépendance énergétique). L’idée selon laquelle l’entreprise et ses services –répondant à un besoin de première nécessité- sont d’une nature différente s’incarne notamment dans le concept et les pratiques de « service public », qui établit un principe d’égalité de traitement des différents clients et d’aide aux clients démunis. Faisant écho à la notion de service public, la notion de développement durable entre donc largement en résonance avec le « tissu social » de l’entreprise et son histoire. L’attachement à ces dimensions culturelles se traduit dans des comportements observables à l’intérieur de l’entreprise et médiatisés à l’extérieur. Ainsi, la gestion de la crise occasionnée par la tempête de 1999 en France, où des anciens salariés ayant quitté l’entreprise étaient spontanément venus rétablir le réseau électrique, a contribué positivement à l’image de l’entreprise. Au début des années 2000, EnergyCo jouissait ainsi d’une image favorable d’entreprise responsable et soucieuse de l’intérêt public au sein de l’opinion. Chapitre 5 : du « développement durable » au « développement rentable » 328 2) Un foisonnement de pratiques internes en lien avec une démarche de développement durable Ces valeurs communes s’incarnent dans une multitude de pratiques internes relevant potentiellement d’une démarche de développement durable. Ces pratiques révèlent l’existence de savoir-faire uniques de l’entreprise dans les domaines environnementaux, sociaux et sociétaux. Parmi ces initiatives, on peut mentionner l’existence d’une mission solidarité (employant plusieurs personnes autour de missions telles que l’aide à l’emploi, la politique de la ville et l’intégration des handicapés), les démarches à destination des clients défavorisés, les initiatives en matière de nouvelles formes de production d’énergie (énergies renouvelables ou modèles ruraux de production d’énergie solaire décentralisée), recherches sur les motorisations électriques dans le secteur automobile, l’apparition de nouveaux services liés à la maîtrise de la consommation en énergie, etc. La notion de développement durable, plus qu’une révolution, apparaît ainsi comme le moyen d’articuler, de consolider et de donner du sens entre ces pratiques et démarches innovantes au sein de l’organisation. Les acteurs opérationnels appréhendent cependant la notion de développement durable à travers une perspective spécifique. L’argument selon lequel l’entreprise a toujours fait du développement durable n’est pas, à leurs yeux, purement rhétorique. Le point de vue des porte-parole des acteurs de terrain sur le développement durable est un mélange d’idéalisme (la référence aux valeurs de service public et à la mission sociale de l’entreprise) et de réalisme (l’ancrage dans des pratiques locales). Il renvoie à des pratiques locales et entre en résonance avec les valeurs (l’attachement aux valeurs de service public), les expériences personnelles et les récits qui fondent l’identité de l’entreprise. Ainsi, plusieurs de nos interlocuteurs ont souligné les actions anciennes de l’entreprise en matière d’énergies renouvelables ou de maîtrise de l’énergie (200 brevets en 1974). Plus généralement, cette représentation, qui valorise l’initiative volontaire, est nourrie par des récits d’innovation qui font la part belle aux initiatives des opérationnels, au-delà – et parfois en contradiction – avec les missions assignées par leur hiérarchie. Ces récits d’innovation relatent des initiatives menées « en perruque » par des acteurs engagés. Pour les opérationnels rencontrés, les pratiques de développement durable ou de responsabilité sociale de l’entreprise sont avant tout des espaces conquis par les opérationnels. La logique est proche des mécanismes mis en évidence par Norbert Alter lorsqu’il évoque « l’innovation ordinaire » (Alter, 2000) : l’innovation est une forme de subversion de l’ordre établi, qui se produit à la marge ou en opposition avec le management. Au sein d’EnergyCo, les pratiques responsables sont donc associées à la figure de l’acteur (manager ou agent) responsable, ayant intériorisé les valeurs de service public, investi dans la vie de la cité et qui « fait du développement durable sans le savoir ». Ce discours dessine, en creux, une critique d’une Direction Générale lointaine des préoccupations du terrain et qui n’est pas légitime à porter les valeurs du service public qui ne peuvent s’incarner que localement.

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