Le statut ambivalent de l’engrais humain

Le statut ambivalent de l’engrais humain

Le Circulus des coprophiles

Hugo le poète, Leroux le théoricien L’action se situe à Paris les 5 et 6 juin 1832 pendant l’insurrection républicaine visant à renverser la monarchie de Juillet : Marius vient d’être blessé à mort sur la barricade des insurgés. Deux semaines plus tôt, le président du Conseil, Casimir Perier, est victime de l’épidémie de choléra qui fait en six mois plus de 100 000 morts en France. Victor Hugo, dans le cinquième et dernier tome des Misérables, décrit Marius gravement blessé et inconscient, transporté par Valjean sur son dos en s’échappant par les égouts. Et alors que la tension atteint son climax, Victor fait l’apologie de l’engrais humain, raillant la France qui en ignore les bienfaits. Une grande ville est le plus puissant des stercoraires. Employer la ville à fumer la plaine, ce serait une réussite certaine. Si notre or est fumier, en revanche, notre fumier est or. Que fait-on de cet or fumier ? On le balaye à l’abîme. On expédie à grands frais des convois de navires afin de récolter au pôle austral la fiente des pétrels et des pingouins, et l’incalculable élément d’opulence qu’on a sous la main, on l’envoie à la mer. Tout l’engrais humain et animal que le monde perd, rendu à la terre au lieu d’être jeté à l’eau, suffirait à nourrir le monde. Ces tas d’ordures du coin des bornes, ces tombereaux de boue cahotés la nuit dans les rues, ces affreux tonneaux de la voirie, ces fétides écoulements de fange souterraine que le pavé vous cache, savez-vous ce que c’est ? C’est de la prairie en fleur, c’est de l’herbe verte, c’est du serpolet et du thym et de la sauge, c’est du gibier, c’est du bétail, c’est le mugissement satisfait des grands bœufs le soir, c’est du foin parfumé, c’est du blé doré, c’est du pain sur votre table, c’est du sang chaud dans vos veines, c’est de la santé, c’est de la joie, c’est de la vie. Ainsi le veut cette création mystérieuse qui est la transformation sur la terre et la transfiguration dans le ciel. Rendez cela au grand creuset ; votre abondance en sortira. La nutrition des plaines fait la nourriture des hommes. Vous êtes maîtres de perdre cette richesse, et de me trouver ridicule par-dessus le marché. Ce sera là le chef-d’œuvre de votre ignorance 763 . Mais pourquoi donc le poète Hugo est-il intéressé par la question de l’engrais humain, sujet a priori peu glamour ? De fait, suite au coup d’État du 2 décembre 1851 organisé par Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo, qui défend ses idées républicaines, devance l’ordre d’expulsion et embarque avec sa famille pour Anvers le 1 er août 1852, puis se rend à Londres, et enfin dans l’île de Jersey, où il débarque le 5 août, y restant 3 ans avant de déménager pour l’île de Guernesey. Là, il se lie d’amitié avec Pierre Leroux, ouvrier typographe de formation, philosophe influencé par le saint-simonisme, inventeur du mot socialiste et député à la Constituante en 1848 et à la Législative en 1849. Fort d’expérimentations conduites sur son lopin de terre à Jersey, Leroux, qui a charge d’une grande famille et dispose de peu de moyens financiers, fait preuve d’un enthousiasme sans limite pour le recyclage en agriculture des déjections humaines 764 . Convaincu, il conçoit la théorie du circulus, qui pose comme dogme que l’homme est par sa seule organisation reproducteur de subsistance (voir la Figure 141). En ce sens, l’utopie de Leroux s’oppose à la vision pessimiste de l’économiste britannique Thomas Robert Malthus sur les rapports entre croissance de la population et production agricole. Pour Leroux comme pour son ami Hugo, il existe une loi naturelle qui maintient l’équilibre nécessaire entre fertilité du sol et augmentation de la population765 . Les écrits Pierre Leroux peuvent se classer en deux ordres, avec, d’une part une approche de nature physique l’homme absorbe chaque jour une certaine quantité d’aliments. Les uns servent à la nutrition du corps, les autres au simple jeu des organes, ces derniers sont rejetés après la digestion 766 et d’autre part, une approche utopiste proche du mysticisme767 , affirmant que si les hommes étaient croyants, savants, religieux, au lieu de rire, comme ils le font, du socialisme, ils professeraient avec respect et vénération la doctrine du circulus. Chacun recueillerait religieusement son fumier pour le donner à l’état, c’est-à-dire au percepteur, en guise d’impôt ou de contribution personnelle. La production agricole serait immédiatement doublée, et la misère disparaîtrait du globe.

Les racines profondes de fertilisation excrémentielle

Si l’agriculture chinoise se caractérise de longue date par l’attention portée à la valeur fertilisante de l’engrais humain, en Europe, il existe également une tradition inspirée de la Rome Antique773 , avec les observations deLucius Junius Columella, dit Columelle774 , Palladius, Cassianus Bassus, Caton, Varron, et Cassius Dionysius d’Utique. Traditionnellement en l’absence de fertilisants minéraux et d’un cheptel réduit, synonyme de faible production de fumier, les laboureurs pratiquent l’assolement avec jachère afin de reconstituer les réserves en nutriments du sol. Au milieu du XVIe s., Bernard Palissy, arpenteur, chimiste, hydraulicien, agronome, géologue et artisan (poterie, émail, verrerie, peinture…), en visionnaire de la fertilisation, conduit les premiers travaux modernes sur les amendements agricoles et les sels. Il énonce en 1636 les principes de base de la fumure, soulignant avec soin le rôle de tous les résidus urbains, sans omettre de souillure d’aucune sorte il faut que tu me confesses, que quand tu apportes le fumier au champ, que c’est pour lui rebailler une partie de ce qui lui a été ôté : car il est ainsi qu’en semant le blé, on a espérance qu’un grain en apportera plusieurs : or cela ne peut être sans prendre quelque substance de la terre, et si le champ a été semé plusieurs années, la substance est emportée avec les pailles et grains. Pourquoi, il est besoin de rapporter les fumiers, bouës et immondicitez, et même les excréments et ordures, tant des hommes que des bêtes 775… Au XVIIe s., les écrits de Palissy ont sans doute un impact réduit sur une population agricole peu instruite. La démographie, qui stagnait, connait une notable croissance, passant de 20 millions en 1720 à 27 millions en 1785, et la population urbaine passe de 4,5 millions en 1740 à 5,8 millions en 1790 776 . Pour satisfaire aux besoins de ces bouches supplémentaires, si la France connait un fort développement des défrichements, avec ou sans brûlis 777 , l’augmentation des rendements agricoles est indispensable. En Europe entre 1500 et 1800778 , la consommation d’engrais est très réduite, ce qui se traduit par une productivité agricole qui stagne et rendement moyen en céréales de 6,3 grains779 , tandis qu’entre 1800 et 1929, il double Dans ce contexte du XVIIIe s., un courant d’idées gagne du terrain, le mouvement physiocrate, qui cherche à améliorer l’économie, en particulier dans le domaine de l’agriculture, car l’exploitant cherchera à augmenter le volume de son cheptel afin d’améliorer les amendements781 . Tout au long du XVIIIe s., de nombreux travaux sont conduits sur les moyens d’améliorer les rendements agricoles, à l’instar de Liger en 1703782 . Son ouvrage, la Nouvelle Maison rustique ou économie générale de tous les biens de Campagne, objet de plus de 13 éditions jusqu’en 1804, prête à l’engrais fécal des propriétés rarement mentionnées, comme la vertu de détruire les mauvaises herbes. Le même document met par ailleurs en évidence une pratique peu connue dans bien des villes comme à Lille en Flandre, à Dieppe en Normandie où le grand nombre de fontaines empêche d’avoir des latrines, les laboureurs et jardiniers des environs ne se contentent pas de venir enlever la grosse ordure, ils ont encore soin de répandre de la paille dans toutes les rues, et elle s‘y convertit bientôt en fumier qu’ils viennent enlever avant qu’il ne soit détrempé783 . Signe des enjeux stratégiques au niveau du Royaume de France, afin de faciliter l’emploi des fertilisants importés, en particulier les cendres de mer de Hollande prisés par les cultivateurs picards784 , le Conseil d’Etat prend un arrêt le 23 octobre 1753 ordonnant que les fumiers, les cendres de houille et autres matières servant uniquement à l’engrais des terres, demeureront déchargés de tous droits à leur entrée dans le royaume. Des recommandations pour valoriser les résidus urbains sont établies par divers érudits, comme de La Faille en 1762 785 et le père d’Ardene en 1769786 . En 1767, Noël Chomel, agronome influent du siècle des Lumières, fait la promotion de l’engrais humain auprès des cultivateurs en soulignant que les excréments humains sont recherchés pour fertiliser les terres maigres. Quand on les met dans de bonne terre, ils y occasionnent des productions monstrueuses… Ils sont surtout à craindre quand on emploie ces matières encore récentes, et l’on a vu du bled 787 venu d’une terre ainsi fumée en retenir l’odeur, tandis que le grain qu’on y mit l’année suivante ne sentit rien.

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