Les cinq peaux de la commobilité

Les critères d’humanité […] Le premier et le plus important de tous c’est la station verticale; […] Deux autres critères sont corollaires du premier : ce sont la possession d’une face courte et celle d’une main libre pendant la locomotion. Leroi-Gourhan

Du flâneur baudelairien à la dérive des situationnistes, des voyages des grandes découvertes à la conquête de l’espace, des images en mouvement à la géolocalisation, la notion de mobilité a une longue histoire, aussi bien en tant que contenu qu’en tant que cadre de la pensée. Rousseau, Nietzsche, Thoreau, Kerouac parmi d’autres, ont tous privilégié le moment de la marche en tant que partie prenante du processus de réflexion et de création. Bergson, Marey, Deleuze et Urry ont considéré le mouvement comme objet d’étude. De nombreux regards d’anthropologues, de littéraires, de sociologues, d’ingénieurs, d’artistes, d’architectes, de mathématiciens, de philosophes débattent et se complètent afin d’appréhender ce qui échappe encore à notre compréhension du sens de la mobilité. Davantage, l’histoire de la marche de Rebecca Solnit recense les différentes manières de parcourir la terre en les mettant en rapport avec le contexte historique de leur émergence. Des péripatéticiens de la Grèce antique, au pèlerin religieux, aux promeneurs des jardins du romantisme, jusqu’aux artistes marcheurs des années 70 (comme Richard Long, Hamish Fulton ou Michael Höpfner) le déplacement a souvent provoqué de nouvelles formes, et a transformé de nombreuses pratiques ; toute une relation au monde change lorsque nous marchons.

Par notre travail doctoral sur le rapport entre la mobilité et la communication nous souhaitons contribuer à ce débat intellectuel, autant ancien que contemporain. Questionner la pratique du mouvement dans un contexte qui modifie les repères usuels de stabilité semble essentiel, car « […] en changeant d’espace, en quittant l’espace des sensibilités usuelles, on entre en communication avec un espace psychiquement novateur. […] On ne change pas de place, on change de nature » . La mobilité est ainsi devenue un des mots contemporains qui décrit et qui initie ces changements dans l’époque présente et ouvre une voie vers l’exploration, et pourquoi pas la compréhension, de phénomènes plus larges encore.

Considérer les rapports entre l’homme (ses créations, ses échanges, ses relations, ses appréhensions, ses croyances, ses constructions, ses pratiques et ses cristallisations) et le monde est l’essence du projet des sciences humaines et sociales. Corps, objets, conditions, projets, chaque époque propose différents sujets et questions autour du sens de ces rapports. De nos jours, la présence proliférante des nouvelles technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), leur évolution constante et la diversité des services offerts suscitent des interrogations quant à l’ampleur des possibles. D’une part, les NTIC n’étant plus si étranges que dans les années 1970 . D’autre part, les études des médias sont déjà bien ancrées dans les cercles académiques depuis 1964 . Ainsi, une recherche en Sciences de l’Information et de la Communication (SIC), qui prend ces NTIC comme objet de connaissance se doit d’étudier « le rapprochement de pratiques et d’actions antérieurement soigneusement distinguées » . La thèse que nous développons propose l’observation et l’analyse critique des pratiques numériques en situation de mobilité : approches interdisciplinaires et visuelles de l’immersion. Ce travail doctoral, commanditée par le laboratoire IREGE/LLSETI , a bénéficié d’une allocation doctorale de recherche (ADR) obtenue pour une période de trois ans. La région Auvergne-Rhône-Alpes a en outre participé au financement de l’étude de terrain à Curitiba au Brésil, pour une durée de trois mois, au moyen de la bourse d’études Explo’ra Sup. Plus concrètement, il ne s’agit pas de se satisfaire d’un l’inventaire des usages, mais plutôt de poursuivre le projet d’observation et de théorisation entrepris de longue date sur la logique de l’usage , en l’appliquant à ces nouveaux supports et en développant des méthodes appropriées. Or, questionner l’acte d’usage, c’est interroger « ce que les gens font effectivement avec des objets techniques » et c’est aussi comprendre ce qu’ils « fabriquent » avec les images, les récits et les relations offertes par ces objets. Autrement dit, l’usage est la co-construction d’un phénomène qui passe par la manipulation d’un objet. Ainsi, nous voyons un intérêt à questionner les usages des NTIC en situation de mobilité afin de comprendre en quoi cet ensemble de la mobilité, pris en tant qu’objet et couplé aux outils techniques, contribue à la fabrication d’un sens dans un processus de communication. Plus particulièrement, à la base du projet, nous nous intéresseons au sens véhiculé par ces usages et celui des pratiques générées, à savoir celles relatives au champ d’étude des SIC. Mais par quel angle aborder ces questions, si vastes, qui dépassent le simple cadre d’une technique en particulier ?

Tout usage oblige à observer les interdépendances entre les techniques contemporaines, puis la filiation entre des pratiques préexistantes, actuelles et à venir, ainsi que les processus d’imbrication de ces pratiques entre elles et avec des contextes sociologiques, culturels, économiques et politiques. Pour autant, comment réaliser un tel projet tout en gardant en ligne de mire que l’humain qui est bien au centre de nos investigations et non des équations strictement théorico-techniques, car « [s]’intéresser aux usages oblige à sortir du cadre d’observation étroit et précis qui délimite les protocoles d’emploi de machines. […] C’est l’homme qui est ici au cœur de l’investigation et non l’appareil » . Face aux objets, nous proposons d’accéder aux significations des divers actes de communication liés aux outils numériques mobiles par l’observation de la pratique. C’est un rapport au monde que nous étudions, mis en évidence à travers les techniques contemporaines. Or, il ne s’agit pas de procéder à l’analyse d’objets séparés, mais au contraire, de les lire incorporés au lieu, au temps, au milieu, aux circonstances ou, autrement dit, à leur contexte d’usage. L’objectif est de rendre visible les tensions internes au processus d’invention de l’homme du point de vue de la communication.

La communication n’est pas née au XXe siècle – elle est de tous les temps. Parce qu’elle engage le rapport que chacun entretient avec autrui, parce qu’elle est constitutive de toute relation et de tout échange, elle répugne à la périodisation historique, à la datation et au travail généalogique. Elle appelle davantage une théorie de l’homme – une anthropologie –, et témoigne d’une dimension universelle de la condition humaine par-delà les époques et les lieux.

En même temps, la dimension contextuelle de toute communication oblige à s’y intéresser de manière circonstancielle et les circonstances de la mobilité contemporaine sont en grande partie liées au numérique. Ce que Milad Doueihi nomme la grande conversion numérique est en effet un « bouleversement » causant « des modifications cruciales et même fondamentales, à un ensemble d’abstractions et de concepts opératoires sur nos horizons sociaux, culturels, et politiques » . Le cas est d’autant plus particulier que la technologie mobile implique de multiples transformations en étant toujours à portée de main. Elle a un impact non seulement de l’extérieur, en renouvelant les rapports entre les individus et des groupes d’individus, mais elle intervient aussi de manière endogène et repousse les limites relatives au corps. Par conséquent, il importe de considérer les rapports des individus à ces nouveaux outils dans leurs modes de vie mobiles et leurs déplacements. Ces outils ne se limitent pas à des fonctions isolées, mais mobilisent des pratiques croisées, articulent des comportements et génèrent des transductions entre des domaines antérieurement séparés.

Aussi, au-delà des cadres disciplinaires, nous nous basons sur les apports de différents courants (parfois contradictoires) pour être en mesure de nous approcher de ces objets. En effet, quand nous parlons du numérique, nous nous référons à cette technique qui associe les outils (les ordinateurs, Internet, les téléphones intelligents) aux concepts (la machine, le réseau, le code) et aux pratiques (programmer, imaginer, téléphoner, percevoir, photographier, désirer). À partir de ces hétérogénéités, le numérique construit d’étonnants systèmes, des dispositifs constitués aussi bien de matériels électroniques que de signes, de symboles, de données, de représentations, de signaux et de comportements. Autrement dit, en plus de la mise en place d’instruments technologiques (dans leur aspect matériel), il nous faut nous préoccuper de « ce qui est en train de changer dans notre vie de tous les jours, dans nos habitudes de vie et dans nos valeurs, dans notre manière d’être dans le temps et l’espace, dans notre façon de travailler et de vivre ensemble, dans nos institutions et notre démocratie, dans notre façon d’échanger » avec autrui. Derrière l’adjectif ‘numérique’ se cache toute cette panoplie d’actualisations socio anthropologiques que nous apercevons émerger par delà les écrans et les images (transcrites par conversion ou produites par synthèse). L’idiosyncrasie des outils, des images et des pratiques en situation de mobilité, voilà le cœur des sujets autour desquels se concentrera notre recherche.

Table des matières

Introduction générale
Partie I. « Le Petit Pas » : entre mobilité et communication
1.Les cinq peaux de la commobilité
1.1.« Peau-épiderme »: L’apprivoisement du corps en mouvement
1.2.« Peau-vêtement » : Le tissage d’une pratique identitaire
1.3.« Peau-maison » : La répétition de la trace comme territoire
1.4.« Peau-ville » : L’immersion comme expérience en communauté
1.5.« Peau-cosmos » : Le caractère universel de la commobilité
2.Hypothèse du « Parcours »
2.1.Corps-Mobile
2.2.Réseau-Mobile
2.3.Le Parcours
Partie II. Méthode de Parkour
1.Approches interdisciplinaires et visuelles
1.1.Choix des terrains
1.1.1.Téléphone Mobile
Locopractices
Ingress
Curitiba
Spot La
1.2.« Terrains-mobiles »
1.3.Voie visuelle et sensible
1.4.Voie interdisciplinaire et participative
1.5.Voie mobile
2.Méthode de Parkour : « L’art du déplacement »
2.1.Étape de Template
2.1.1.Checkpoints
2.1.2.Freemovement
2.2.Étape de la Graphie
2.2.1.Chrono-graphie
2.2.2.Chroma-graphie
2.2.3.Choro-graphie
2.2.4.Chore-graphie
2.2.5.Chiro-graphie
2.3.Étape de la Peinture Interactive
2.4.Étude d’un cas d’application : Le projet « OP : Petit Poucet »
2.4.1.Étape Template : Analyse de l’application mobile Ingress
2.4.2.Étape Graphie : Le projet « OP Petit Poucet »
2.4.3.Étape Peinture Interactive : « The Poumpal »
2.5.Conclusion sur la méthode de Parkour
Partie III. « Le Petit Prince » : Apprivoisement et transgression du corps-mobile
1.« Localise-moi !» : Étude des locopratiques numériques
2.« Dessine-moi un canari » : Étude de la territorialité commobile du quotidien
3.« L’essentiel est intouchable pour les yeux » : Temporalité des paysages commobiles
Partie IV. « Le Petit Poucet » : Performativité du parcours commobile
1.« Hack Le Petit Poucet » : Performativité du corps géolocalisé
2.« Opération Petit Poucet » : Le parcours entre l’art, la communication et le jeu
2.1.Le territoire comme support médiatique
2.2.Le parcours comme « formation d’une démarche »
2.2.1.Le parcours et la marche
2.2.2.Le parcours et la confrontation
2.2.3.Le parcours de la personnalité
2.2.4.Le parcours et l’extrême
2.2.5.Le parcours et la fiction
2.3.Le réseau comme résultat d’une performance commune
Conclusion générale

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