Les politiques publiques d’industrialisation espaces, territoires et acteurs

Les politiques publiques d’industrialisation
espaces, territoires et acteurs

La dimension spatiale constitue l’approche des politiques publiques d’industrialisation qui est privilégiée ici. Elle permet de mettre en évidence les modes de confrontation et les conditions de conciliation de deux types de territoires: ceux des institutions publiques et ceux des entreprises pour les stratégies desquelles les espaces et les territoires sont de plus en plus importants. Le rôle de l’activité industrielle dans les politiques d’aménagement du territoire a connu des faveurs diverses selon les périodes : si la correspondance entre son importance relative et des séquences temporelles est assez aisément identifiable pour les pays développés, l’exercice apparaît plus périlleux en ce qui concerne les pays en voie de développement tant l’argumentaire pour faire de l’industrie un facteur-clé des politiques d’aménagement cumule de références souvent créées ailleurs et d’objectifs tenant à la construction nationale. Une des idées traditionnelles qui perdure est que l’activité industrielle est par excellence le moteur de la croissance économique, car créatrice de richesses et d’activités nouvelles, et qu’elle est le secteur caractéristique des pays riches et développés. En ce sens, elle apparaît comme un marqueur de la puissance nationale et elle concrétise les aspirations d’autonomie économique et, partant, d’indépendance politique. Les effets d’entraînements et les effets induits sur les économies régionales qui sont attribués à l’industrie en font un levier privilégié de réduction des inégalités économiques et sociales entre des régions aux contrastes ressentis par les politiques comme insoutenables. Plus récemment, l’aménagement industriel, dont la conception quant au rôle des acteurs a subi des inflexions, est vu comme un outil de défense de l’emploi et de diffusion des nouvelles technologies. Autant de finalités qui font des politiques d’industrialisation un nœud où se confrontent des attentes par essence différentes. Comme d’autres, les initiateurs de l’intervention publique se représentent l’espace; leur décision et leur action sont orientées par ces représentations, mais pas seulement par elles car « représentations spatiales et non spatiales s’appuient et s’engendrent réciproquement» (R. Brunet, 1990, p. 14). Imprégnées d’idées reçues et de modèles simples, les représentations des politiques se sont aussi nourries de concepts produits par les scientifiques sur la différenciation et l’organisation de l’espace pour élaborer des constructions intellectuelles qui méritent qu’on s’interroge sur les conditions mêmes de leur production et sur le rôle réel de leurs discours. De par les fonctions qui lui sont assignées, améliorer la performance globale d’un pays et apporter plus d’équité par des actions et des mesures spatialement différenciées, l’aménagement du territoire s’inscrit dans la dialectique efficacité-équité qui fonde toute politique économique et l’amène à faire appel à des conceptions forgées essentiellement par des géographes et des économistes. Les motivations qui le sous-tendent relèvent d’autres considérations mais n’en apparaissent pas moins complexes car « la puissance publique, soucieuse d’équilibres, ne peut laisser se développer sans risques les seules stratégies spatiales des entreprises privées» (A. Fisher, 1994, p.119). Aux inévitables questions que se pose le géographe sur « où », ou « pourquoi ici» ou encore « ailleurs », on ajoutera ici un intérêt pour la compréhension des lectures, des idéologies qui affectent peu ou prou toute intervention publique sur les territoires et qui caractérise des études géographiques sur les actions entreprises par des Etats des PVD à marier industrialisation à aménagement. Espaces et territoires ne sont pas neutres mais ils constituent des objets de convoitises, de répulsions et ils sont aussi des leviers sur lesquels s’appuie l’action publique pour construire ou reconstruire un projet national. Opposer ce qui relève du discours et de la pratique, reconnaître les décalages récurrents entre buts et résultats, différencier les raisons avouées et les motivations profondes, exhumer les « non dits », font généralement partie de toute démarche consistant à évaluer l’intervention publique mais l’exercice ne prend ici d’autant plus d’intérêt que les fonctions des politiques territoriales d’industrialisation se trouvent à l’intersection de multiples enjeux d’ordres sociaux, économiques et politiques. « L’aménagement du territoire: des champs d’action où se croisent bien des influences» (H. Théry, 1995, p.ll) ; et bien des 252 représentations dans lesquelles la rationalité, à conunencer par celle de l’Etat et de ses corollaires, peut être mise en question.

Pourquoi une intervention publique sur [es espaces? 

C’est au nom d’inégalités ancrées dans l’espace national et estimées intolérables ou dangereuses à différents titres par les autorités publiques que les politiques interviennent pour réduire les déséquilibres interrégionaux. Nul ne peut en effet contester que les fruits de la croissance économique se répartissent de façon inégale dans l’espace mondial et dans les territoires nationaux reproduisant à n’importe quel degré de l’échelle spatiale, à l’image de ce que la géographie qualifie « d’emboîtement d’échelles » (les quartiers d’une ville, les agglomérations, les régions d’une nation, les nations du monde), le modèle centre-périphérie. « Une façon devenue banale de penser la différenciation de l’espace » (A. Reynaud, 1995, p. 583), que l’essor des technologies nouvelles n’a pas contredite en renouvelant des ségrégations qualitatives de l’espace, et qui a largement influé sur la démarche des pouvoirs publics pour aménager leur territoire. C’est sur certaines des particularités d’un centre ou d’une périphérie et sur des liens dissymétriques qui unissent les différents sous-ensembles territoriaux (flux d’hommes, de biens, de connaissances, rapports de domination…) qu’ils ont assis leur exercice de rééquilibrage du territoire, notanunent par la déconcentration des activités industrielles. Processus dynamique, la constitution en centres et en périphéries est mouvante tant dans le temps, tant dans sa nature que dans l’espace même national: différents centres et différentes périphéries traduisent la grande variété des situations observables, leur mutation éventuel1e .conduisant à des combinaisons variables des phénomènes de domination et d’intégration, si ce n’est à l’extrême, à des inversions du sens des flux et des rapports. Face à une telle complexité d’organisation et d’évolution, l’ambition avouée de l’action publique de régler les disparités entre centres et périphéries, si elle peut sembler à certains irréaliste et vouée d’entrée de jeu à l’échec, apparaît pour le moins titanesque. Les représentations des politiques du fonctionnement en centres et en périphéries sont souvent tranchées et les oppositions entre ces deux systèmes poussées parfois jusqu’à la caricature, comme la juxtaposition spatiale supposée d’un «secteur moderne » et d’un « secteur archaïque », Nous pouvons toutefois considérer que si les acteurs publics sont aussi résolus et péremptoires dans leurs déclarations c’est 253 qu’ils sont tout autant pragmatiques et souples dans leurs actions, conduisant le géographe H. Théry à conclure à propos du Brésil que l’Etat « gère les disparités plus qu’il ne tente réellement de les corriger» (1985, p.83). Il paraît difficile à la recherche de faire abstraction des grandes conceptions et des théories qui ont encadré l’aménagement industriel du territoire: « faute de les prendre en compte, on ne comprendrait pas le contenu des politiques d’aménagement mises en œuvre» (A. Fisher, 1994, p.121). Depuis plusieurs décennies, et avec un rayonnement variable entre les périodes et les espaces, la politique d’aménagement industriel se fonde sur diverses théories parfois « ramassées dans un raccourci vertigineux, mais logiquement articulé» CL. Martins et H. Théry, 1984, p. 46) : la théorie des activités motrices, celle des économies d’agglomération, la théorie de la polarisation et des pôles de croissance dont l’idée d’implantation, en fonction du rôle que l’Etat s’octroyait (aménageur, entrepreneur, développeur), a été intégrée sur tous les continents dans les politiques d’intervention industrielle. Les confusions sémantiques et conceptuelles qu’elle a suscité notamment sur les types d’espaces en jeu (l’espace économique abstrait de la théorie et l’espace géographique des pôles), les «complications» introduites par la différence entre situation de croissance (contexte des observations de F. Perroux à partir de pôles industriels anciens) et situation de développement (dans lequel intervient l’Etat pour créer les conditions nécessaires à la reproduction de cette dynamique) n’ont pas empêché son appropriation par les intervenants publics amenant notamment à des espérances injustifiées sur les effets d’entraînement régionaux des pôles. Réflexion autorisant le chercheur à se demander si leur raisonnement d’allure scientifique précède la formulation des politiques ou s’il est utilisé pour légitimer un choix déjà fait.

Les politiques: « savoir-faire» et « savoir-penser» l’espace 

La mise sur pied d’une politique suppose l’identification d’objectifs, de mesures et en ce qui concerne toute politique spatiale l’appréciation des espaces et des territoires dans le but de leur « rattrapage» mais aussi dans celui de les faire concourir à la croissance globale. Chaque partie du territoire national est en effet invitée à participer en fonction de ce qu’il est devenu habituel de dénommer « atouts», «potentialités», voire même « vocations», les pouvoirs publics, ou même les chercheurs, ayant tendance à voir le territoire comme entreprise, ou comme personne, et à parler de « gestion» (Comité de Rédaction, 1994, p. 48). Les concepts auxquels renvoient ces termes, que les aménageurs et les pouvoirs publics ont adoptés, en font des entités polysémiques: ainsi les notions clés de la géographie, lorsque son paradigme reconnu était la relation hommenature, telles que « atouts », « potentialités » ou encore « ressources » et enfin « contraintes » comportent à la fois une dimension naturaliste et une dimension sociale liées aux problèmes de perception. « Les ressources d’un milieu ne deviennent telles que si les hommes les perçoivent comme de possibles richesses ou que si, les connaissant, ils les recherchent explicitement » (Pinchemel P. et G., 1988, p. 340). En économie, la définition des termes « ressources » et « contraintes » est relativement peu différente même s’ils ont un sens beaucoup plus large. 259 Quelle que soit la discipline de référence, ces notions, toujours associées, se définissent toutes relativement à un objectif donné, à un usage, à une finalité expliquant leur appropriation dans le discours de l’action et dans l’opérationnel, entraînant de ce fait, selon B. Hubert et N. Mathieu, la quasi-disparition de leur usage, jusqu’à une période récente, dans la géographie des pays industrialisés en raison «d’un soupçon de col1usion entre une analyse géographique et un discours d’expert dans une vision strictement déterministe du naturel sur le social» (1992, p. 310). Certains scientifiques, géographes mais aussi agronomes, économistes dans une certaine mesure, ont effectivement participé aux procédures d’évaluation et aux diagnostics destinés à des décideurs confrontés à des diversités de situations qu’ils cherchaient à classer et à utiliser. Si l’on se réfère au statut scientifique de ces notions, cette évaluation était éminemment contingente car relative à la fois aux échel1es d’espace et de temps comme aux indicateurs choisis. L’état de ces notions est affecté par des dynamiques propres dans un milieu donné et il s’inscrit dans le mouvement qui les relativise dans un environnement plus large: objectif, usage, finalité changent et font tomber certaines «potentialités» en désuétude ou transforment des handicaps en «vocations », «Il n’y a pas une rationalité des systèmes territoriaux mais plusieurs» (RBrunet, 1990, p. 188) qui ne donnent que plus d’intérêt à la compréhension des interrelations entre milieux «naturels », savoir-faire et systèmes sociaux locaux, structures productives locales, Etat et collectivités locales. La notion de «gestion» fait référence à un mode d’organisation de l’espace selon un principe de fonctionnalité à partir de réflexions sur les infrastructures techniques ou sur des logiques économiques. « Les territoires ainsi déformés sont en fait des espaces de gestion pertinents définis par une approche technocratique ou administrative des problèmes» (J. Bonnet, 1997, p. 43). Les investisseurs ont eux aussi leur idée sur les «bons espaces », les «lieux porteurs» qui résultent de l’état momentané d’une combinatoire complexe et qui donc ne le sont qu’à un moment donné. Lieux de représentations et spécifiés par leur histoire, les territoires ont aussi fait l’objet de lectures et d’interventions publiques largement guidées par d’autres facteurs tels la récurrence de catastrophes naturelles ou encore la difficulté à contrôler des zones instables (zones frontalières, particularités ethniques ou culturelles avec rébellions et tentations de sécessions). Il s’agit là d’une ambition de conquêtes ou de reconquêtes de territoires non par les armes mais par leur intégration économique et qui équivalent à des conquêtes politiques par l’Etat. Même s’ils sont plus rares, il y a également des 260 territoires volontairement pénalisés par l’action publique, sous le prétexte qu’ils ont été les lieux favoris d’un impérialisme politique et économique. L’histoire de la construction nationale s’en mêle également et A. Dubresson, par exemple, relève à propos de la Côte d’Ivoire l’influence de l’héritage des modes de pensée coloniaux ou encore H. Théry, à propos du Brésil, l’importance dans l’esprit de la politique d’aménagement industriel des cycles économiques historiques régionaux et de la difficile intégration nationale. A l’inscription dans le temps des représentations des pouvoirs publics, on adjoindra une curiosité pour la question de l’échelle des territoires dont « les niveaux de cohérence et de’ prégnance sont extrêmement inégaux et ne doivent pas être confondus» (Comité de Rédaction, 1994, p. 46). C’est largement dans le concept de régions, à géométrie variable, que les pouvoirs publics ont inscrit leur appréciation et leur diagnostic des dynamiques spatiales (à défaut de parler de vocations ou de potentialités régionales); concept de « régions» dont on sait qu’il n’existe pas dans l’absolu mais que son utilisateur construit en fonction de sa problématique et de l’usage qu’il veut en faire. La question de l’échelle se pose autant pour une démarche scientifique que pour une démarche volontariste des pouvoirs publics prisonniers de surcroît des échelles qu’ils peuvent contrôler et sur lesquelles ils peuvent agir. De multiples travaux en géographie, rejoints par l’économie notamment à partir des années 1950\, se sont attachés à cette question de la « région», dans la perspective d’en dégager les caractéristiques et les dynamiques d’évolution.

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *