Manger à Widou Thiengoly

Manger à Widou Thiengoly

Construire un cadre théorique approprié au système alimentaire du Ferlo

Problématique : un contexte sociodémographique en pleine mutation Comme en témoignent les premiers explorateurs qui pénétrèrent à l’intérieur du continent africain durant la première moitié du XIXe siècle (Barth, 1965 ; Caillé, 1980), la prospérité du Sahel a toujours été assurée par des échanges importants de longue distance entre les États du nord et ceux du sud. Ils rapportent la présence d’un trafic important de courants d’échanges commerciaux entre le Sahel et le Sahara dirigés vers la côte et d’importants échanges plus restreints tournant autour de l’exploitation des ressources locales. E. Grégoire (1997) souligne que des échanges soutenus lient le Sahel et l’Afrique du nord depuis de nombreux siècles. Ils ont contribué à la naissance de nombreuses cités marchandes. Ces villes, en contact avec le sud marocain, et parfois même l’Égypte, étaient des points de rupture de charge et d’échanges de marchandises. Les chamelières exportaient du Sahel de l’or, de l’ivoire, du coton, des plumes d’autruche ainsi que des esclaves. Elles importaient du Maghreb ou d’Europe des produits de l’artisanat, des chevaux et des armes qui permettaient aux États de maintenir leur hégémonie et de contrôler ces flux. Le premier d’entre eux fut sans doute le royaume du Ghana qui trouva son origine dans le développement des échanges entre le Soudan et l’Afrique du Nord par le Sahara occidental15. Lui succédèrent les empires du Mali puis de Gao dont la puissance reposait sur le commerce de l’or. Viennent enfin les États Haoussa, dont les commerçants étaient liés à ceux du monde arabe ; puis l’empire du Bornou, dont l’essor politique et économique trouva en partie son origine dans les relations avec la Méditerranée. Guerre et commerce était bien souvent complémentaires, la première alimentait le second. Selon E. Grégoire, si ces échanges à travers le désert étaient importants, d’autres mouvements se faisaient simultanément vers le Sud, où les Sahéliens échangeaient sel, natron, fer, tissu, articles de cuir, oignons séchés, voire dattes provenant des oasis sahariennes, contre des produits de la forêt. Ce commerce est également à l’origine de la création de grandes agglomérations qui abritaient des marchés où s’échanger différents produits. Le Sahel était donc bordé au nord par une série de points de contact permettant l’acheminement des produits sahéliens vers le Sahara et, au sud, par un ensemble de gros bourgs dont le commerce était tourné vers la côte. 15 On parle du marché muet du sel et de l’or (cf. C. Vidrovich, 2010, Petite histoire de l’Afrique : l’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours, Paris, La Découverte). 80 A côté de ce commerce, il a été remarqué une multitude d’échanges de moindre ampleur entre ces différentes agglomérations. C’était généralement des circulations de produits vivriers locaux acheminés des zones excédentaires vers des zones en déficit. M. Izard (1971) nous dit que des commerçants yarses, originaires des royaumes mossis, organisaient des caravanes en direction du Mali qui emportaient des cotonnades et revenaient avec du sel mais aussi du poisson séché et des nattes. Cependant, à cette époque, l’économie paysanne était le plus souvent axée sur l’exploitation des ressources naturelles du milieu disponibles. Cette économie de subsistance qui assurait la reproduction matérielle et sociale était focalisée sur l’agriculture, la cueillette et la chasse. Les grands mouvements qui sillonnaient le Sahel reposaient sur la base d’échanges complémentaires entre le Nord et le Sud. Mais ils seront profondément perturbés par la colonisation qui s’accéléra vers la fin du XIXe siècle. La France contrôla presque tout le Sahel en longeant l’axe Dakar- Djibouti. L’occupation coloniale changea profondément les bases du fonctionnement des économies sahéliennes. Les activités agricoles et commerciales connurent des mutations importantes. L’agriculture fut contrainte de s’adapter aux exigences et contraintes des courants d’échanges mondiaux et, le commerce à la substitution du franc aux monnaies locales et au troc. Dans Sahels, E. Grégoire montre encore que la colonisation entraina aussi l’émergence de nouvelles formes d’organisation du commerce : de Dakar au Tchad, le négoce européen, à travers ses grandes maisons de traites panafricaines assura progressivement sa domination sur le Sahel, dont l’économie devient ainsi étroitement dépendante de celle de la Métropole. Les commerçants africains parvinrent à conserver le contrôle de certains secteurs d’activités dits « traditionnels » qui n’intéressaient pas directement les firmes coloniales (commerce du sel, du poisson séché, du bétail, de la noix de cola notamment). Néanmoins, l’organisation de la traite les déposséda de la maîtrise de l’essentiel du commerce local et les confina dans une position de dépendance vis-à-vis du négoce européen. Ce sont eux qui allaient sur le terrain collecter les produits destinés à l’exportation (arachide, coton, gomme arabique, peaux, etc.) ; eux, également qui étaient chargés de vendre au détail les objets manufacturés produits par les industries métropolitaines. Jusqu’à la Seconde guerre mondiale, la politique de la France partait du principe que l’administration coloniale devait fonctionner et investir à partir des moyens prélevés localement. Après 1945 (Conférence de Brazzaville), un net infléchissement politique se 81 produisit avec la mise en place du FIDES (Fonds d’investissement et de développement économique et social), l’abandon du travail forcé et du régime de l’indigénat. Dès lors la Métropole transféra, chaque année, un volume croissant d’aides financières vers ses colonies, notamment les zones sahéliennes, afin de créer les infrastructures économiques nécessaires au développement des territoires : construction de routes, de voies de chemin de fer, d’aéroports, mise en place d’industries de transformation de produits locaux (huileries, usines d’égrenage de coton, etc.), développement d’aménagement hydro-agricoles. Aussi, grâce à ces investissements et à une conjoncture économique favorable sur les marchés mondiaux, la décennie cinquante fut une période de forte croissance pour les économies sahéliennes qui s’étaient progressivement insérées dans le système d’échanges mondial (Raynaut, 1997). 

Hypothèses 

Hypothèse principale Les changements des pratiques alimentaires constatés à Widou Thiengoly sont déterminés par les différentes expériences capitalisées par les habitants de cette zone sylvo-pastorale. 

Hypothèses spécifiques 

Les changements alimentaires viennent de facteurs exogènes – La sécheresse de 1972-1973 modifie profondément les pratiques alimentaires et annonce le début d’une dépendance quasi-totale à l’extérieur. – Les projets de développement et la circulation des idées et des valeurs venues de l’extérieur participent aux mutations alimentaires.

Les changements alimentaires viennent de facteurs endogènes

– L’accès massif aux produits alimentaires manufacturés favorise le sentiment de prolifération des maladies liées à l’alimentation. – Le constat ou le vécu de maladies auparavant méconnues et diagnostiquées comme étant liées à l’alimentation conditionnent la tension entre la santé et l’alimentation. 3. Objectifs 3.1.Objectif général L’objectif de cette thèse est de recueillir le récit des pratiques alimentaires « anciennes » et celles en cours à Widou Thiengoly afin d’examiner les permanences ainsi que les transformations dans toute leur complexité. 3.2.Objectifs secondaires Les objectifs secondaires de cette étude visent à : – comprendre les changements engendrés par le choc climatique des années 1970 sur les pratiques alimentaires ; – analyser l’influence des projets de développement et des migrations sur les dynamiques externes et internes des pratiques alimentaires ; – examiner les changements de représentations sociales développées autour de la santé qu’a entrainées l’arrivée massive des produits de l’agro-industrie. 4. Conceptualisation : le triangle du manger à Widou Thiengoly Pour tenter de penser les changements alimentaires dans le Ferlo nous allons nous appuyer sur le concept « triangle du manger » du sociologue J-P. Corbeau qui nous a paru totalement stimulant pour notre propre recherche de la complexité que son approche permet du fait alimentaire. Pour J-P. Corbeau, parler de notre alimentation nécessite l’identification, la matérialisation d’un mangeur (les populations de Widou Thiengoly) consommant un aliment lui-même identifié (le riz, le mil, le pain, les laitages, les légumes frais etc.) auquel il donne un sens dans une situation particulière. Il obtient ainsi les trois sommets d’un « triangle du manger ». Il précise que les mangeurs, de sexes et d’âges différents, de toutes les catégories sociales, de toutes les cultures s’inscrivent dans ce triangle. Celui-ci implique toujours un mangeur, un aliment et la situation laquelle cette rencontre a lieu. J-P. Corbeau juge qu’il est nécessaire de souligner que chaque discipline qui 91 participe à la connaissance du « manger » comme phénomène social total privilégie une entrée du triangle plutôt qu’une autre. Ainsi, l’ingénieur agro-alimentaire valorise le sommet de l’aliment alors que le psychologue préfère celui du mangeur, l’ethnographe celui des situations, etc. Ces préférences qui légitiment l’approche pluridisciplinaire obligent chaque spécialiste à penser son approche comme complémentaire de celle des autres. J-P. Corbeau avance en substance que l’alimentation n’est réductible ni à sa dimension nutritionnelle, ni à sa dimension symbolique. À une époque où l’économique semble vouloir imposer sa loi dans tous les secteurs sous couvert de « gestion » rationalisée, il faut aussi souligner que son point de vue, pour respectable qu’il soit, n’est pas plus important que celui des autres sciences. Selon lui, le triangle du manger élimine les tentations d’impérialisme de certains acteurs forts de leurs certitudes pourtant largement insuffisantes pour expliquer la complexité du manger et pour modifier de façon réductrice ou normative les comportements du mangeur. Utiliser le triangle du manger de J-P. Corbeau et les précautions qu’il préconisent nous a paru vraiment central dans notre travail au regard de la place ambiguë que peuvent occuper les populations concernées par notre enquête dans le regard des acteurs des projets de développements, de la médecine, des chercheurs et autres personnes présentes de manières sporadiques sur ce territoire. Territoire depuis longtemps pris dans des dispositifs d’aide. Donc J-P. Corbeau grâce à ce modèle idéal typique nous permet de penser d’emblée la complexité du manger dans le Ferlo également.

Table des matières

1 ère PARTIE
CONSTRUCTION D’UN OBJET D’ETUDE EN SCIENCES SOCIALES SUR L’ALIMENTATION
Introduction de la première partie
Chapitre 1 : Un retour nécessaire sur les recherches sur l’alimentation en sciences sociales
1. Les contributions de la sociologie et l’anthropologie au champ alimentaire
2. L’alimentation en Afrique subsaharienne vue au prisme de la malnutrition, de l’insécurité alimentaire ou de la transition nutritionnelle
3. L’alimentation dite « sénégalaise »
4. Manger au Ferlo : de nouvelles perspectives
Chapitre 2 : Construire un cadre théorique approprié au système alimentaire du Ferlo
1. Problématique : un contexte sociodémographique en pleine mutation
2. Hypothèses
3. Objectifs
4. Conceptualisation : le triangle du manger à Widou Thiengoly
5. Quel modèle d’analyse pour aborder ce système alimentaire de manière dynamique ?
6. Explication de certains notions et concepts relatifs à l’alimentation
Chapitre 3 : Contexte sociodémographique et méthodologie
1. Les caractéristiques sociodémographiques de la commune de Téssékéré
2. La démarche méthodologique
Conclusion de la première partie
2 ème PARTIE
DYNAMIQUES DES PRATIQUES ALIMENTAIRES DANS LE FERLO
Introduction de la deuxième partie
Chapitre 4 : Un pays de Cocagne remémoré par les plus âgés
1. Les activités socioéconomiques
2. La cuisine autrefois
3. Les pratiques alimentaires adoptées en transhumance .
4. Les repas de fête
5. Les repas spéciaux
6. Les premiers contacts avec les produits alimentaires manufacturés
7. Les ustensiles de cuisine
8. Les plantes sauvages alimentaires
Chapitre 5 : De la sécheresse des années 1970 aux politiques de restauration d’une nature dégradée
1. La sécheresse de 1972-1973 ou hitandé bondé (la mauvaise année)
2. La réorganisation sociale
3. Les projets de développement
Chapitre 6 : Manger aujourd’hui à Widou Thiengoly : entre permanences et changements
1. Les lieux de la filière du manger
2. Le cadre des repas
3. Autour du repas : un lieu de socialisation alimentaire
4. L’itinéraire d’un mangeur
5. Les représentations sociales autour de l’alimentation
Conclusion de la deuxième partie
CONCLUSION GÉNÉRALE

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