Résurgences d’art pariétal paléolithique dans l’œuvre de l’artiste majorquin

Résurgences d’art pariétal paléolithique dans l’œuvre de l’artiste majorquin

L’influence des origines

Comme indiqué en introduction, le mot origines revêt ici deux significations : l’art des premiers temps de la création humaine – parfois dit des origines, et la provenance de l’artiste – ses origines géographiques et culturelles. A l’instar des créateurs préhistoriques, une dimension essentielle de l’art de M. Barceló est qu’il dépend de son environnement naturel immédiat. a) Un artiste en symbiose avec son environnement Symbiose, le mot semble fort. Pourtant, il peut ici être pris dans son acception biologique autant que figurée : l’association que Barceló entretient avec son environnement naturel (à Majorque ou en pays dogon) est étroite, durable et aussi nécessaire. Elle lui est profitable ; la réciproque est vraie dans la mesure où l’artiste trouve qu’il est dans l’ordre des choses que le jour où les termites auront dévoré les musées, ses œuvres soient réduites à [la] poussière19 dont elles sont issues. Le premier écosystème qu’il approche est logiquement celui de son île natale, Majorque. Depuis son jeune âge, il sonde en effet le monde sous-marin lors de plongées ; il parle d’ailleurs d’une enfance encore sauvage et semi amphibie20 . Il pourrait ajouter souterraine puisqu’il explore aussi les grottes de l’île. Plus tard, fin des années 1970, il occupe un îlot avec d’autres jeunes pour protester contre son urbanisation. A cette occasion, confie-t-il FIG. 4 – Miquel Barceló, Bajo del mar (détail), 2006, armature métallique, terre cuite et pigments, H : 25 m, L : 8 m, P : 12 m, Chapelle San Pere, cathédrale, Palma à Alain Mousseigne, l’immixtion dans la nature vierge a un grand impact sur [lui] et agit comme une sorte de purification21 . Dès lors la relation au monde naturel devient une nécessité et cet attachement une des clés de compréhension de l’œuvre car Barceló se nourrit (…) avec voracité de tout ce qui l’entoure22. Le décor de cathédrale de Palma (figures 2 et 4) en est une belle illustration. Le banc de poissons du mur de gauche est d’une grande vivacité. Nous avons là affaire à une vision du monde sous-marin à la vitalité foisonnante. Tout est   mouvement chatoyant sous la grande vague qui ourle la paroi de terracotta. Par opposition, l’absence de couleur dans Encéphalogramme de la mer (figure 5) induit un sentiment de fin qui approche. Ce tableau présente un fond marin peuplé de différentes sortes de mollusques, mais le tout semble figé dans la pierre. On a presque l’impression d’une paroi rocheuse sur laquelle seraient imprimés des vestiges fossiles. Est-ce là le reflet des préoccupations de l’artiste qui a vu se dégrader le riche patrimoine sous-marin de son île sous la pression du tourisme ? La terre et l’eau de Méditerranée sont de puissantes et constantes sources d’inspiration du peintre. La lumière, les teintes, les textures des tableaux reflètent et célèbrent les forces des milieux naturels de sa terre d’origine. L’exposition organisée au Palais des Papes est d’ailleurs baptisée Terramare, TerreMer. D’autres suggèrent également l’influence de la nature sur l’œuvre : Terra Ignis23 et la récente Sol y sombra24 déjà évoquée. Barceló avoue une attirance pour les terres tellement organiques qu’elles excitent les narines et font presque pourrir les pieds25. Aussi choisit-il la péninsule de Farrutx à Majorque pour y installer ses quartiers dans une bâtisse du XVè siècle. Située dans le parc naturel du Llevant, la propriété est conçue comme un lieu d’interaction entre art et nature. Des rochers et de la végétation pénètrent dans l’atelier26 , dit JeanLouis Prat. Barceló cultive un jardin, dort parfois dans une cabane ancienne dans la montagne qui FIG.5 : Miquel Barceló, Encéphalogramme de la mer, 2005, technique mixte sur toile, 300 x 200 cm, Fondation Carmignac, Paris surplombe le domaine, plonge régulièrement. Chèvres, cochons et ânes vaquent en liberté ; la compagnie des animaux le tranquillise. Cela n’est à l’évidence pas indifférent au fait que l’animal est de loin le sujet le plus commun dans son œuvre. Parallèlement, celui-ci réside en pays dogon27 . Sa maison érigée au bord de la falaise surplombe la plaine. Les villages se blottissent contre cette muraille, en tapissent le pied et le sommet, s’agrippent à ses parois sans que l’on comprenne vraiment comment des hommes ont pu les bâtir là. Le paysage est essentiellement minéral ; les constructions de pierre, de boue et de chaume ne le heurtent pas, elles sont de même nature. Une grande partie de la journée, le  soleil écrase les reliefs. Au contraire de Majorque baignée par la mer, l’absence d’eau se fait ici cruellement ressentir. Cela crée comme un paysage de l’extrême, où chaque sensation se trouve amplifiée, où tout paraît exacerbé. Cet environnement à la géologie d’exception28 semble être pour l’artiste source d’émerveillement et de malaise. En témoignent Amataba (figure 6) et Jument qui accouche (figure 7). Quoique semblables en plusieurs points (date, format, technique), ces œuvres offrent deux visions presque opposées du paysage africain qui les a engendrées. Des couleurs vives de la première – contraste optimal entre le bleu et l’orangé, émane la joie propre aux chants et aux danses ; les coulures de peinture figurant des branchages brandis vers le ciel traduisent une vigueur certaine. La teinte étouffée de la seconde œuvre évoque par contre la désolation. Ici la terre rouge d’Afrique est stérile, sèche ; l’animal accablé de douleur, de chaleur aussi, n’a pu avancer davantage ; il s’est écroulé là pour mettre bas, l’aridité des tons ocres semble le condamner à une lente agonie alors qu’il vient de donner FIG. 6 : Miquel Barceló, Amataba, 1997, technique mixte sur papier, 73 x 100 cm, lieu de conservation inconnu vie. La fertilité de la bête a momentanément eu le dessus sur l’infertilité du sol, mais pour combien de temps ? Célébration de la vie ou lieu de lente agonie, le paysage africain inspire Barcelo et imprègne sa peinture. Il en dit d’ailleurs : Cela ressemble à certaines de mes peintures dans lesquelles on voit des choses dont on ne sait si elles se produisent dans la nature ou si elles ont été inventées29 . Le paysage inspire l’œuvre ; en même temps l’œuvre est comme en avance sur lui, elle le préfigure. Il y a un va et vient entre le décor naturel et l’œuvre qui 28 C’est la formule qu’utilise Barceló, in COLLECTIF, Miquel Barceló, Editions du Jeu de Paume, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1996, p.90 29 COLLECTIF, Miquel Barceló, The African Work, Dublin, Irish Museum of Modern Art, 2008, p.19 : It looks like those paintings of mine in which you see things and you don’t know if they occur in nature or if they have been invented. (Je traduis.) 20 confère à celle-ci une cohésion intrinsèque avec la nature. Cela rappelle une anecdote que nous livre Barceló à propos du portrait d’un Dogon réalisé en s’appuyant contre un tronc d’arbre : (…) lorsqu’il a vu le résultat, [il] m’a demandé comment je savais que sa tête était à l’intérieur du baobab (…) la forme de sa tête épousait celle du tronc (…) et ça lui semblait magique.30 Cette confusion, Alain Resnais et Chris Marker l’avaient déjà évoquée dans Les statues meurent aussi, FIG.7 : Miquel Barceló, Jument qui accouche, 1997, technique mixte sur papier, 73 x 100 cm, lieu de conservation inconnu court-métrage anticolonialiste sorti en 1953. Essayez de distinguer ici (…) ce qui est la peau noire et ce qui est la terre vue d’avion, ce qui est l’écorce de l’arbre, et celle de la statue. Ici l’homme n’est jamais séparé du monde31 . A partir de 1992, date de son installation en pays dogon, cette espèce d’exacerbation de la présence des choses que Barceló perçoit en Afrique – cette ultra réalité pourrait-on dire, le pousse à peindre davantage d’après nature. Aussi peut-on affirmer que son art puise une grande partie de ses ressources dans l’environnement naturel. Déjà, après l’épisode de l’occupation de l’îlot, l’artiste avait commencé à collecter ossements et cailloux. Il s’était mis à utiliser les pigments naturels, à les apprêter lui-même. C’est encore le cas aujourd’hui. Isaki Lacuesta, le réalisateur d’El cuaderno de barro32, documentaire réalisé sur la vie et le travail de Barceló au Mali, témoigne : (…) la couleur des paysages et des tableaux provient des mêmes pigments. (…) Miquel gratte des murs les minéraux pour en faire des pigments.

L’intérêt de l’artiste pour l’art préhistorique

Tentons maintenant d’expliquer l’intérêt que porte Miquel Barceló à l’art des origines. Au cours d’entretiens, il fait allusion à quelques sites majorquins. Aucun ne date du Paléolithique ni ne comporte de peintures rupestres, mais l’île est riche de vestiges de l’âge du bronze. Ils appartiennent à la culture talayotique propre aux Baléares. Florissante tout au long du premier millénaire avant J.C., elle a décliné avec l’arrivée des Romains en -123 ; la population a alors migré vers les villes nouvelles. Des constructions rondes ou carrées43 aux murs souvent cyclopéens et à la finalité aujourd’hui incertaine caractérisent cette culture. Côtoyant dès l’enfance ces murs d’énormes pierres disséminés dans le paysage, Barceló raconte : Parfois je voyais des visages, des yeux de pierre, des narines de pierre dans ces vieux murs qui divisaient (…) les lopins de terre (…)44 . La paréidolie est donc une faculté qu’il partage avec les créateurs préhistoriques qui décelaient des formes animales dans les reliefs des parois. On pense aussi aux graffitis photographiés par Brassaï dans les années 1950 (figure 11). Les trous du mur  Nous nous basons ici sur des informations figurant sur le site du Musée d’Artà, localité près de Farrutx : https://www.museuarta.com/ses-pa%C3%AFsses/ 44 COLLECTIF, Miquel Barceló : Terra Ignis, Arles, Actes Sud, 2013 (absence de pagination) 24 renvoient immédiatement à une paire d’yeux. Mais, pour un enfant cela va bien au-delà : il s’agit de la découverte du visage et même de l’homme45. L’image contenue dans la pierre est porteuse d’images plus fondamentales que l’enfant – comme l’artiste – est capable de dévoiler pour les porter à la vue de tous. On saisit là l’importance pour le développement de l’imaginaire de Barceló d’avoir été exposé aux pierres millénaires de son île natale dès son plus jeune âge. Imaginaire lié aussi à la vie des populations ancestrales. Le village d’Artá (figure 12), non loin de la propriété du peintre, avec son talayot (construction circulaire) et son enceinte fortifiée, a livré quantité d’artefacts témoignant de relations étroites avec d’autres provinces de la Méditerranée. Située sur la côte, toujours près de Farrutx, la nécropole monumentale de S’illot des Porros (figure 13) comporte des dizaines de tombes rondes ou en forme de coque de bateau renversée. Le plan arrondi rappelant celui des talayots, le site est comme une ville en miniature. Une partie est aujourd’hui sous l’eau, que Barceló a pu découvrir lors de plongées. Les sépultures renfermaient les restes de 230 individus, rares échantillons humains du Ier millénaire avant notre avant notre ère46, parés de leurs armes et bijoux. On le comprend, l’art préhistorique a très tôt fait partie de l’horizon imaginaire de l’artiste catalan. Un attrait qui a décuplé avec la découverte de grottes ornées (précisons de nouveau qu’il a eu la chance d’apprécier les sites originaux). L’art des cavités profondes a ceci de différent des œuvres de plein air que les artistes y ont interprété les reliefs rocheux. La vision immortalisée n’est donc pas seulement celle de l’artiste, elle est pour partie engendrée par la FIG.11 : Gyula Halász, dit Brassaï, Graffiti, années 1950, photographie prise sur un mur parisien, dimensions inconnues FIG.12 : Porte monumentale, site de Ses Païsses, 650 – 540 avant notre ère, Artá, Majorque FIG.13 : Nécropole de S’illot des Porros, VIIè – IVè siècles avant notre ère, Santa Margarida, Majorque paroi47 . Altamira est la première grotte que Barceló visite. Rétrospectivement, celui-ci parle d’un choc, mais pas autant que Chauvet48. Il en admire pourtant la composition d’ensemble, comme un dispositif théâtral. De  même si nous savons qu’il s’y est rendu. A Dominique Baffier, archéologue, préhistorienne et ancienne conservatrice de Chauvet, il confie quelques unes de ses rencontres émerveillées avec des œuvres rupestres49 . Près de Malaga, dans la Cueva de la Piedra, une longue marche l’a conduit au fond d’une galerie reculée où un salmonidé le fixait de ses yeux ornés d’autres petits animaux. Peu après il parle de chemin initiatique pour décrire la lente progression, debout et rampant, vers la salle la plus profonde des Trois Frères (Ariège) qui présente une scène d’accouplement entre deux bisons. Mais la rencontre la plus bouleversante pour le peintre est celle de la caverne du Pont d’Arc. Son expertise en matière d’art paléolithique étant reconnue, il a travaillé en collaboration avec de nombreux scientifiques et plasticiens au projet de restitution de la grotte. Restitution plutôt que fac-similé, reconstitution ou copie puisqu’une reproduction à l’identique était évidemment exclue. Cela justifie que nous nous arrêtions particulièrement sur ce lieu, en nous appuyant sur le film de Christian Tran et sur la conférence donnée à la BnF cités plus haut. Découverte par trois spéléologues pendant l’hiver 1994, la cavité est ornée de plus de quatre cents images s’étalant sur les parois de galeries aux dimensions impressionnantes. Mais c’est surtout le cadre temporel qui est vertigineux puisque les datations au carbone 14 les ont situées entre 35 500 et 31 000 ans B.P. (avec une marge d’erreur de plus ou moins mille ans). Pour bien nous rendre compte, citons le géomorphologue Stéphane Jaillet : il a calculé qu’en descendant dans la grotte, on prend mille ans à chaque marche50 . Il s’agit donc d’un des témoignages artistiques les plus anciens connus, de peu postérieur à l’arrivée d’homo sapiens en Europe occidentale. Selon les connaissances actuelles, les premières manifestations artistiques non équivoques datent du Paléolithique supérieur. On sait par ailleurs que la grotte n’était pas habitée : aucun foyer de cuisson n’y a été retrouvé, aucun relief de repas. Il s’agissait donc d’un lieu dédié à l’art. Des empreintes de pas, des mouchages de torches comptent parmi les évidences du passage des hommes. Nombreuses sont aussi les traces laissées par les animaux, surtout les ours : griffades sur les parois, bauges creusées lors des hibernations successives, polis dus aux frottements répétés de la fourrure à certains endroits de la roche. Les plantigrades ont fréquenté la caverne avant et pendant la présence des humains. On a retrouvé des humérus plantés dans le sol, ainsi qu’un crâne d’ours que quelqu’un avait déposé sur une grosse pierre – en cas d’inondation il est entouré d’eau51 – après y avoir fait du feu. Que l’on puisse encore observer toutes ces traces est dû au fait qu’un éboulement survenu il y a 21 500 ans a fermé la grotte. C’est un des aspects qui rend Chauvet si extraordinaire, hormis bien sûr les décors pariétaux. 430 animaux de quatorze espèces différentes s’y côtoient, certaines – le rhinocéros laineux, l’ours et le lion des cavernes – étant rarement représentées ailleurs. Les félins constituent 61% de ceux de tout l’art rupestre52. Un seul dessin figure l’être humain : le bas d’un corps féminin, mêlé à un bison. Nombreux sont par contre les signes géométriques, points, traits et tracés divers. 

Table des matières

PARTIE I : LE RÔLE DÉTERMINANT DU MILIEU NATUREL
SUR LE RÉPERTOIRE ICONOGRAPHIQUE
Chapitre 1 : L’INFLUENCE DES ORIGINES
a) Un artiste en symbiose avec son environnement
b) L’intérêt de l’artiste pour l’art préhistorique
Chapitre 2 : UN THÈME ICONOGRAPHIQUE PRÉPONDÉRANT EN RAPPORT AVEC L’ART PARIÉTAL
a) La prédominance du bestiaire
b) L’animal et ses variations : hybrides et thérianthropes
PARTIE II : ANALOGIES AVEC L’ART PALÉOLITHIQUE DANS LES ASPECTS TECHNIQUES
ET LES PROCÉDÉS
Chapitre 3 : QUELQUES CARACTÉRISTIQUES MATÉRIELLES
a) Les formats et les supports
b) Les techniques, les outils, les matières colorantes
Chapitre 4 : LA DÉMARCHE ARTISTIQUE
a) En Afrique, des conditions propices à la création
b) Le corps de l’artiste et le rôle fondamental du hasard
PARTIE III : VISÉES ET INTERPRÉTATIONS DE L’ŒUVRE
Chapitre 5 : LES AMBITIONS CRÉATIVES
a) La volonté que le phénomène pictural ressemble à un phénomène naturel
b) La fonction de l’image : fabriquer un tableau vivant, incarné
Chapitre 6 : LES FINALITÉS PHILOSOPHIQUES
a) L’animal et l’homme, une communauté de destin
b) Vers une dimension spirituelle de l’œuvre

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