Une nouvelle théorie du contrat de société basée sur la mission

Une nouvelle théorie du contrat de société basée sur la mission

 ANALYSE HISTORIQUE : LA MISSION DANS L’HISTOIRE DES CORPORATIONS

La mission est une innovation centrale dans les propositions des formes juridiques récemment adoptées, et elle contribue à rediscuter les théories classiques de l’entreprise et de sa gouvernance. Nous en avons esquissé un modèle dans le chapitre précédent, qui met en lumière une propriété spécifique : la possibilité d’engager le collectif envers des stratégies innovantes encore partiellement inconnues. Mais la mission, définie comme telle, est-elle un objet nouveau ? Parmi les exemples que nous avons donnés au chapitre précédent, Nutriset et les deux FPC sont indépendantes, et la première entreprise existe depuis 1986. Des formes particulières, les missions sociales, sont également rapportées par la littérature depuis au moins plusieurs dizaines d’années. Les concepteurs de la FPC ou d’autres formes adoptées précédemment dans la même vague, s’ils sont à l’origine d’une innovation juridique majeure en l’introduisant dans le droit des sociétés récent, n’ont pas inventé le concept de mission en tant que tel. Sont-ils même seulement les premiers à avoir proposé de l’inclure dans le droit ? Dans cette partie, nous souhaitons commencer à instruire une histoire de la mission de l’entreprise49 elle-même, de façon à situer cette innovation dans une perspective de plus long terme. Pour ce faire, nous avons en quelque sorte prolongé la généalogie de la FPC proposée au chapitre 2 beaucoup plus loin dans le temps, en reconstituant une histoire partielle de la forme juridique même de corporation en droit anglo-saxon. Ce travail montre, s’il en était besoin, qu’au long de l’Histoire, et depuis la création des corporations au moyen-âge, la question de la mission d’une telle forme de collectif a été une question cruciale fréquemment débattue. Nous ne sommes évidemment pas les premiers à proposer une relecture historique de l’entreprise. Certains auteurs explorent aujourd’hui, sur la base de ce type d’analyses, les conséquences d’un abandon de la une forme historique de l’entreprise régie par charte gouvernementale, et assujettie à l’intérêt général par un contrôle de type civique voire étatique (e.g. Brown 2010). Ces auteurs rappellent généralement les limites précédemment imposées aux prérogatives de ces êtres abstraits, auxquels on hésitait à donner la personnalité juridique et dont on se méfiait de l’autorité, et qui semblent aujourd’hui en large partie envolées (McLean 2004). Mais nous souhaitons montrer deux choses dans ce chapitre. Premièrement, qu’une lecture opposant une vision « étatique » à une vision « privée » de l’entreprise masque une profondeur de débat qu’une discussion de la mission de l’entreprise, qui s’est progressivement estompée au cours de l’Histoire, permet de restaurer. Deuxièmement, que cet estompement a contribué à masquer une autre dimension, rarement discutée, des chartes définissant ces corporations, et que notre modèle permet de faire réapparaître. L’objet de la corporation en tant qu’« aventure » dans l’incertain, a souvent comporté depuis la renaissance une dimension irréductible d’exploration de l’inconnu, de recherche de la nouveauté : en un mot, une dimension « expansive ». Afin de préserver la cohérence des rapprochements sur l’ensemble de la thèse, nous proposons une analyse historique, pour la plupart de seconde main, de l’histoire des corporations anglo-saxonnes, analyse que nous complèterons avec des éléments d’histoire et de droit français lorsque la comparaison est fructueuse et utile à la compréhension des enjeux d’aujourd’hui. 

De la naissance des corporations à la première « business corporation »

L’histoire des corporations, françaises comme anglaises, a déjà fait l’objet de nombreux ouvrages. Il s’agit ici simplement d’en donner une lecture particulière au travers du prisme de la « mission ». En ce sens, nous proposons une version volontairement abrégée de cette Histoire, essentiellement tournée vers le droit.

Les premières corporations étaient des organisations « hybrides »

Selon (Epstein 1991, p. 50), les premiers documents permettant de retracer l’existence des ancêtres des corporations datent du 12ème siècle. Le terme initial pour désigner ces organisations, « guilde », sera progressivement entièrement remplacé par celui de corporation en Angleterre, les deux termes « guildated » et « incorporated » étant devenus interchangeables du temps d’Henri IV d’Angleterre (Williston 1888, p. 108). Les guildes étaient des collectifs créés par des personnes se reconnaissant une proximité, celle-ci pouvant être une proximité géographique ou d’activité, et qui décident d’entrer en coopération et disposent de droits spécifiques accordés par l’Etat. Quoique fondées sur un même principe, ces deux types de proximité donneront des formes très distinctes : les premières deviendront les corporations municipales, définissant un ensemble de règles sur un territoire donné, et les secondes les corporations d’artisans, s’intéressant plutôt aux règles de métier et de commerce associés. En Angleterre, la première charte spécifiant par écrit la reconnaissance de l’existence d’une guilde et des droits et devoirs qui lui sont accordés, date de 115550 : il s’agit de celle des tisserands de Londres qui sécurisent ainsi toutes les libertés et les droits qu’Henri Ier leur avait accordées (Williston 1888, Epstein 1991, p. 58). Peu après c’est la ville de Londres (City of London) elle-même qui pose les bases d’une future forme de corporation en obtenant le droit en 1189 de se faire représenter par son propre maire. Des droits et des privilèges spécifiques Il faut attendre le 14ème siècle pour que la forme de corporation prenne l’ensemble des marques juridiques qui lui resteront propres jusqu’à aujourd’hui, lorsque le roi Edward III délivre des chartes à de nouvelles « compagnies » de marchands tels que les orfèvres (goldsmiths) en 1327 ou les merciers (mercers) en 1373 (Williston 1888, p. 108, Fishman 1985). Le terme de « regulated company » est parfois utilisé pour différencier les associations de marchands (« merchant associations ») des autres corporations (municipales et caritatives notamment, voir ci-dessous), ainsi que pour marquer l’importance de la régulation étatique et juridique à laquelle elles sont soumises. Mais l’organisation de ces companies ne correspond pourtant pas à l’importation depuis le continent de la compagnia romaine, dont les propriétés restent différentes (Kohn 2003). La création d’une corporation51, conditionnée à l’obtention (et au renouvellement lorsque nécessaire) d’une charte royale pour officialiser l’« incorporation », événement extrêmement rare, a plusieurs intérêts. En premier lieu, elle permet de réunir plusieurs individus dans une même organisation qui dispose d’une existence légale séparée de ses membres, et peut ainsi survivre à la mort de l’un d’entre eux. La première corporation anglaise n’y fait pas exception : ses membres ne sont pas désignés dans la charte, et elle dispose d’un droit légal de décider qui fait partie de ses membres ou non. La continuité d’existence de la corporation et sa définition par un nom et un lieu plutôt que par une liste de ses membres est la raison première de son utilisation pour un grand nombre de collectifs très variés. Le roi d’Angleterre est par exemple lui-même une corporation : cela permet d’assurer la continuité de la fonction même lorsqu’une transmission est à organiser (McLean 2004). En second lieu, la corporation dispose de droits spécifiques qui permettent d’organiser une réglementation propre au niveau local, et de profiter de privilèges majeurs. Ainsi toutes les corporations artisanales de Londres, devenues les « vénérables compagnies » qui existent encore aujourd’hui, disposent en premier lieu d’un monopole sur leur artisanat. Par exemple, seuls les membres de la corporation des tisserands disposent du droit de commerce sur le tissage. L’établissement d’une réglementation passe par le droit de « self-government », c’est-à-dire le droit, et en réalité même le devoir, de gérer toutes les affaires ayant trait à l’artisanat en question, en particulier le droit d’adhésion à la guilde, la formation des compagnons, les règles de qualité, de prix, de lieux de vente etc. En échange la corporation verse une forme d’impôt annuel à la couronne (Epstein 1991).

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