Vivre vraiment. Seuil et persévérance, avec Spinoza

Vivre vraiment. Seuil et persévérance, avec Spinoza

Préliminaires : l’illusion d’être libre et ses conséquences

Plus d’un lecteur a pu être arrêté par la lecture du raisonnement more geometrico de l’Éthique. Pourtant, Spinoza prend soin de revenir au point de vue commun des hommes et développe la longue explication de la nature de Dieu, des choses, de notre esprit, de nos affects et de nos actes, en restant en perpétuel dialogue avec les représentations spontanées que nous pouvons avoir sur ces choses. C’est donc aussi en comprenant ce que nos représentations ont d’inadéquates que le raisonnement peut être suivi et que nous pouvons adhérer à l’explication que Spinoza propose. De cette façon, comprendre d’où vient et comment fonctionne l’illusion que nous avons d’être libres permet de mieux saisir la nature véritable et le statut ontologique des hommes dans la nature. Cette croyance que nous avons d’agir librement est centrale pour comprendre la vie humaine dans la mesure, certes, où elle semble déterminante dans notre rapport au monde, comme dans la compréhension de nos actes et du mode d’action des autres choses. Mais traiter de cette croyance est également crucial pour parvenir à une liberté véritable. Etudier d’abord l’illusion de liberté1 qu’ont sponténament les hommes permettra de comprendre ensuite l’utilité d’avoir recours à des perspectives différentes. Spinoza discute et analyse la croyance que les hommes ont d’être libres à plusieurs reprises. Le début et la fin des différentes parties de l’Éthique sont pour cela des moments particulièrement stratégiques de l’argumentation où Spinoza revient sur les préjugés humains afin de mieux faire comprendre ce qu’il démontre. Les hommes semblent adhérer à certaines représentations des choses, spontanément et par conséquent couramment2 , en raison de leur manière de percevoir, d’imaginer et d’interpréter ce qui leur arrive. Or ce qui se fait spontanément, ou naturellement, en l’homme dépend de sa nature mais aussi de sa situation au sein de la nature et du type de liens qu’il entretient avec les choses qui l’entourent et qui le disposent à penser et à agir de cette façon. Les différents aspects de l’illusion de liberté qu’ont 1 Il s’agit ici de préciser la conception erronée que les hommes ont de la liberté et d’en montrer le fonctionnement affectif, soit le fait que l’on s’y attache. Le terme d’« illusion » n’apparaît pas chez Spinoza. Ce sont les termes de « préjugé » ou de « croyance », présents dans le texte, qui nous incitent à parler d’illusion, au sens moderne du terme, et non au sens que lui donne la rhétorique classique, à savoir l’ironie. Nous avons recours à ce substantif pour désigner le fait que les « hommes se croient libres ». 2 Nous y reviendrons au moment d’analyser la phénoménologie des relations humaines, que l’on trouve chez Spinoza. La distinction que Julie Henry établit entre ce qui se fait « naturellement » et ce qui se fait « par nature » peut être aussi éclairante à ce sujet ; cf. Spinoza, une anthropologie éthique : variations affectives et historicité de l’existence, op.cit., p.386 notamment. 50 communément les hommes indiquent en creux, de manière négative, leur nature et leur situation, en même temps qu’apparaissent les limites de leur point de vue. Dans chacun des passages où Spinoza revient sur l’illusion de la liberté, il aborde plus spécifiquement l’un de ces aspects : (1) l’appendice de la première partie explique la formation de l’illusion, en mettant au jour la structure intentionnelle de la conscience de nos actes et l’ignorance des causes réelles de ces actes ; (2) la proposition 48 et le scolie du corollaire de la proposition 49 qui achèvent la deuxième partie s’attaquent aux préjugés qui font de la volonté une faculté à part entière et libre ; ces deux premiers aspects sont précisés par (3) le scolie de la proposition 2 de la troisième partie où il s’agit, pour Spinoza, de critiquer également la croyance selon laquelle le corps serait mû par cette volonté libre, ou par l’esprit, signe de nouveau de notre ignorance des causes réelles de nos mouvements ; enfin, (4) les préfaces de la troisième puis de la quatrième parties remettent en question le préjugé selon lequel l’homme, indépendant des autres choses, aurait une puissance absolue de se déterminer. À cela, il semble stimulant d’ajouter l’idée, ou plutôt le désir qu’ont les hommes de se concevoir comme étant singulier ; Spinoza en explique la teneur à la fin de la troisième partie de l’Éthique1 . Il est peut-être moins évident d’associer ce désir à la critique générale de l’illusion d’être libre chez Spinoza. Cependant, ce désir est révélateur de l’appréhension spontanée qu’ont les hommes de leurs actes et explique, de la même façon que l’illusion d’être libre, l’intensité des affects qu’ils éprouvent vis-à-vis d’euxmêmes ou à l’égard des autres hommes. De plus, la singularité, comprise comme originalité d’un individu, constitue en partie l’injonction moderne à être libre et à « devenir soi ». Une critique des discours contemporains, notamment ceux qui relèvent de ce que l’on appelle le « développement personnel », est nécessaire, afin de lever les illusions qu’ils comprennent et véhiculent, pouvant créer plus de souffrances que de bien aux individus et à la société. En même temps, en vertu d’une attitude proprement spinoziste, il peut être utile de chercher à comprendre d’où vient une telle injonction et ce qu’elle révèle de vrai quant à la vie humaine.

 Ce que les hommes perçoivent, ce qu’ils ne perçoivent pas, ce qu’ils croient : composition de l’illusion

Dès l’appendice de la première partie de l’Éthique, Spinoza rend compte des conditions qui déterminent le point de vue spontané des hommes : 1 E, III, 55, scolie. 51 « les hommes naissent tous ignorants des causes des choses et (…) ont tous l’appétit de chercher leur utile, chose dont ils ont conscience ». De là suit l’explication de l’illusion qu’ils ont d’être libres : « les hommes se croient libres pour la raison qu’ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et que, parce qu’ils ignorent les causes qui les disposent à appéter et à vouloir, ils n’y pensent pas même en rêve. » 1 L’erreur commise quant à notre liberté s’explique par la conjonction de l’ignorance des causes qui nous déterminent à agir et à penser d’une certaine manière avec la conscience restreinte, focalisée sur notre seul désir, ou appétit. C’est ainsi que Spinoza définit l’erreur et les idées fausses de manière générale dans la deuxième partie de l’Éthique : l’erreur ne relève jamais d’une ignorance totale ou d’une affabulation complète et les idées fausses relèvent plutôt d’une certaine privation de connaissance. Elles sont des « idées inadéquates, autrement dit mutilées et confuses » 2 . Leur caractère erroné tient au fait que ceux qui les conçoivent n’ont qu’une connaissance partielle des choses dont ils ont pourtant l’idée. À la suite de cette définition, Spinoza mobilise justement l’exemple de l’illusion de liberté pour expliquer la structure de l’erreur : il rappelle que les hommes sont bien « conscients de leurs actions » mais « ignorants des causes qui les déterminent » 3 . Dans la mesure où nous sommes des êtres finis, situés dans le monde, nous n’avons pas conscience, et en ce sens pas connaissance, de tout ce qui nous détermine4 . Cela semble relever de notre condition humaine – les hommes naissent ainsi, et Spinoza considère, dans l’appendice de la première partie de l’Éthique, que cet aspect est évident dans la mesure où « nul ne peut (le) contredire » 5 . Bien souvent chez Spinoza, ce que l’on ne peut pas contredire dépend de l’expérience que l’on en a et qui le rend manifeste. Si chacun se réfère à sa propre expérience, il constatera en effet la croyance qu’il a d’être libre et le fait qu’il n’envisage pas d’autres causes de ses actes que son désir. Mais si l’expérience de son désir est bien manifeste, en tant qu’il en a conscience, l’expérience, soit l’appréhension, de son ignorance peut sembler plus délicate à première vue puisque c’est justement parce qu’il n’a pas conscience de ce qui le détermine que l’homme se trompe sur sa liberté. Ce point de vue sur ses propres actes peut paraître d’abord difficilement 1 E, I, appendice. 2 E, II, 35. 3 E, II, 35, scolie. 4 E, I, 28. Cette proposition et sa démonstration explicitent la détermination causale inévitable de toute chose, par une autre, que ce soit pour exister ou pour agir, précisant les deux façons de comprendre cette nécessité, selon Dieu ou l’un de ses attributs et selon les choses qui en sont une modification. Nous reviendrons sur ce point en expliquant la perspective structurelle qui permet précisément de dépasser l’illusion de liberté. 5 E, I, appendice. 52 dépassable puisque les hommes ne sont même pas en mesure d’imaginer des causes1 . Nous ne pouvons constater notre ignorance qu’une fois que Spinoza la mentionne, ou qu’un événement porte à notre conscience les causes qui nous déterminent et que nous ignorions jusqu’à présent. Mais à regarder la vie humaine de plus près, on constatera que ce genre d’événement est récurrent et nous passons notre temps à apprendre par expérience que nous sommes déterminés par des causes. Le problème tient donc davanatge au fait que nous n’en tirons pas un enseignement général, capable de nous éclairer sur l’ensemble de nos actions, car nous considérons à chaque fois soit que c’est vrai pour autrui mais pas pour nous, soit qu’il s’agit d’un hasard, ou bien, quand cela ne peut être un hasard, que c’est un cas tellement particulier qu’il est exceptionnel. La vraie prise de conscience suppose que nous nous rendions compte que la détermination causale de nos actes est une règle générale. Il faudra élucider les conditions d’un tel passage de l’ignorance, ou inconscience, à la prise de conscience véritable, qui incite à connaître plus précisément les conditions de notre vie humaine. L’expérience et l’observation du comportement des autres hommes complète la perception que l’on a de soi et peut être le lieu d’appréhension des causes extérieures d’un acte, quand ceux qui agissent n’en ont euxmêmes pas conscience2 . Il est notable que Spinoza rende compte ainsi de l’illusion de notre liberté par la seule référence à l’évidence de l’expérience. Il précise même que la connaissance de l’esprit humain n’est pas nécessaire pour cela. C’est dire que l’expérience des hommes euxmêmes, le type d’appréhension des choses qu’ils ont, peut être le point de départ d’une prise de conscience plus large de leur condition3 . En effet, l’illusion d’agir librement, qui se compose de deux éléments, révèle deux aspects déterminants de la vie humaine : le désir des hommes, et leur puissance, d’une part, l’ensemble des causes extérieures qui les disposent à désirer et à agir de cette façon, d’autre part. Cette composition de l’erreur indique ce qu’il y a à connaître de la nature et de la situation ontologique des hommes, en même temps qu’elle révèle la raison pour laquelle ces derniers ne se défont pas facilement d’une telle illusion et n’accèdent que difficilement, par conséquent, à 1 Ibid. Spinoza évoque le « rêve », qui aurait pu être le lieu de la fiction et de l’hypothèse permettant de concevoir la réalité autre qu’elle n’est et surtout autrement qu’on ne la vit. 2 Nous expliquerons ensuite pourquoi cette extériorité ou cette distance permet parfois aux hommes de mieux saisir ce qui a lieu dans l’expérience et qui leur révèle leur propre nature ou les causes de leurs actes et de leurs pensées, si tant est qu’ils ne s’excluent pas eux-mêmes de ce qu’ils observent chez les autres, comme ils peuvent avoir tendance à le faire. Cf. TTP, préface, §2 notamment. Cependant, il n’est pas sûr que nous percevions davantage ce qui détermine les actions des autres. Nous réinterrogerons ce point à la lumière de l’analyse que propose Peter Frederik Strawson, « Freedom and Resentment », in Freedom and Resentment and Other Essays, Routledge, London and New York, (1974), 2008. 3 Nous reviendrons sur l’usage de l’expérience chez Spinoza lorsque nous aborderons l’approche empirique de la condition humaine. 53 une connaissance adéquate d’eux-mêmes. La première proposition de la quatrième partie de l’Éthique ainsi que son scolie soulignent cette résistance de l’idée fausse, en tant qu’elle contient un aspect positif, relatif à l’état présent de notre propre corps : « Rien de ce qu’a de positif une idée fausse n’est supprimé par la présence du vrai en tant que vrai. Scolie. (…) une imagination est une idée qui indique plutôt l’état présent du Corps humain que la nature du corps extérieur (…) les autres imaginations qui font que l’Esprit se trompe, qu’elles indiquent l’état naturel du Corps ou bien une augmentation ou une diminution de sa puissance d’agir, ne sont pas contraires au vrai et ne s’évanouissent pas en sa présence. » L’imagination, ou l’appréhension, de son propre appétit constitue cette part positive de l’idée (imaginaire) de liberté, qui explique en quoi il est difficile de se séparer de ce préjugé qui a une certaine force affective : il faudrait « d’autres (imaginations) plus fortes qui excluent l’existence présente des choses que nous imaginons » 1 , c’est-à-dire qui excluent l’idée selon laquelle notre désir, bien présent, est la seule cause de nos actes. Il faudrait d’autres idées, notamment des corps extérieurs qui nous influencent, pour compléter et donc corriger l’appréhension que nous avons de notre propre appétit et des actions qui s’ensuivent. Mais la conscience de notre désir et de sa puissance variable semble constituer irréductiblement le point de départ de notre connaissance. Nous y reviendrons quand il s’agira de comprendre comment nous pouvons faire varier cette connaissance et la manière de vivre qui en dépend. Si, pour le moment, cette composante positive de l’illusion, à savoir la conscience de notre désir, semble faire obstacle à une connaissance véritable de notre statut ontologique, soit le fait d’être déterminé, nous tâcherons ensuite de montrer dans quelle mesure cette composante positive peut devenir un levier du processus de libération qui passe par une réforme de notre appréhension des choses et de nous-mêmes. Car c’est tout l’enjeu de la philosophie de Spinoza que d’en rester au plan de l’immanence plutôt que de chercher des causes transcendantes de changement2 . Il mobilise le point de vue humain spontané par souci pédagogique, pour amener les hommes, depuis leur point de vue, à une autre perspective. Mais cette approche est aussi en cohérence avec sa conception immanente de la nature : la modification de son appréhension, de ses aptitudes et de sa manière de vivre ne peut pas venir d’ailleurs que de soi-même et des interactions que l’on a avec les autres choses. Sans réintroduire de transcendance, il conviendra 1 E, IV, 1, scolie. 2 C’est ce qui explique aussi la différence entre la conception spinoziste d’une réforme de soi et d’autres conceptions religieuses ou philosophiques de la conversion. Nous reviendrons sur cette distinction dans la deuxième partie. 54 donc de s’interroger sur la possibilité et la pertinence d’une perspective qui dépasse les limites du point de vue que les hommes ont spontanément sur leur propre existence afin de mieux saisir le réseau de causes qui les déterminent ainsi que la nature de ce désir essentiel et dont ils ont conscience ; l’un et l’autre – désir et enchaînement de causes, sont les facteurs de la nécessité selon laquelle la vie humaine s’agence d’une certaine façon, excluant l’illusion qu’ils ont d’être libres. Mais avant d’en venir à une autre perspective, il reste à élucider deux autres aspects de l’illusion de liberté : les hommes considèrent la volonté comme une faculté à part entière et postulent en eux-mêmes et chez les autres une puissance absolue d’agir. Ce qui est intéressant, c’est que ces deux aspects ne s’ajoutent pas seulement au premier mais s’articulent avec lui, expliquant d’une part pourquoi il est difficile aux hommes de se défaire de leur illusion de liberté et montrant d’autre part quelles sont les conséquences pratiques et éthiques d’une telle illusion.

Ce que les hommes imaginent, ce qu’ils ne peuvent s’empêcher de penser : une faculté de vouloir

À la fin de la deuxième partie, Spinoza s’attaque à la tendance qu’ont les hommes à concevoir en eux une faculté de vouloir. Il explicite alors ce qu’il appelle la « doctrine de la volonté », en montrant l’utilité, tant pour la « spéculation » que pour une « sage institution de la vie », de la critique d’une conception erronée de la volonté et du rétablissement d’un sens adéquat de celle-ci. Spinoza récuse l’idée selon laquelle la volonté serait une faculté à part entière et libre1 . Il répond alors à quatre objections susceptibles de lui être adressées si l’on en reste à la perspective encore erronée mais courante, chez les hommes du commun, tout autant que chez les philosophes. Les deux premières objections portent sur la volonté comme « faculté d’adhérer » (facultas assentiendi) ou de refuser son adhésion (dissentitur) ; faculté qui serait indépendante de notre faculté de connaître, ou même de concevoir, et qui viendrait s’ajouter à celle-ci. On reconnaît notamment dans cette objection la conception cartésienne que Spinoza connaît bien et entend souvent dépasser2 . En effet, il commence, quant à lui, par établir l’équivalence de la volonté et de l’intellect3 . Il réfute le préjugé d’une faculté indépendante en 1 E, II, 49, corollaire, scolie. 2 Descartes, Principes de la philosophie, I, §§ 33-35. 3 E, II, 49, corollaire. 55 mettant au jour la genèse de ce préjugé et en expliquant la nature exacte du processus de volition dans l’action comme dans l’adhésion cognitive. Ce que les hommes, dont certains philosophes, appellent « volonté », et dont ils croient faire l’expérience, est en réalité, non pas une faculté à part entière et libre, mais un simple mot par lequel on désigne un ensemble de phénomènes, soit une multiplicité de « volitions » particulières, et une « idée commune, autrement dit universelle, de toutes (ces) volitions ». Or, chacune de ces volitions ne peut pas être le résultat d’une action libre de l’esprit, qui serait capable de vouloir telle ou telle chose librement. La démonstration de la proposition 48 de la deuxième partie de l’Éthique s’appuie sur la connaissance de la nature de l’esprit pour montrer comment chaque volition est déterminée : « L’esprit est une manière de penser précise et déterminée (par la prop. 11 de cette p.), et par suite (par le coroll. 2 prop.17 p.1) il ne peut être cause libre de ses actions, autrement dit, il ne peut avoir la faculté absolue de vouloir et de ne pas vouloir ; mais il est nécessairement déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause, qui elle aussi est déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre, etc. » Selon la logique mise en évidence précédemmet, grâce à l’appendice de la première partie, on comprend pourquoi les hommes croient que leur esprit est libre de vouloir ou de ne pas vouloir : ignorant les causes qui déterminent leur esprit à vouloir telle ou telle chose, ils sont pourtant conscients de ces différentes volitions. Ils s’en tiennent à la seule expérience qu’ils font de leurs volitions, sans chercher d’autres causes au fait qu’ils pensent et veulent ceci ou cela. Ils identifient leurs volitions à une faculté à part entière et croient que c’est cette faculté est libre et explique ultimement l’ensemble de leurs volitions. Lorsqu’il s’agit alors de comprendre pourquoi les hommes se trompent et adhèrent à des idées fausses, les philosophes eux-mêmes, comme Descartes par exemple, attribuent l’erreur à cette même faculté de vouloir : vouloir adhérer à telle ou telle idée en l’occurrence. Ils croient pouvoir confirmer le fonctionnement et le rôle de cette faculté imaginée en faisant appel à un second type d’expérience, à savoir celle de pouvoir refuser son adhésion et suspendre son jugement. La deuxième objection, à laquelle répond Spinoza et que soutient notamment Descartes, mobilise ainsi l’argument de la suspension du jugement : si les hommes sont en mesure de suspendre leur jugement et de ne pas adhérer à une idée qu’ils conçoivent pourtant bien, c’est qu’une faculté – que doit être la volonté, permet de donner ou de refuser son assentiment à ce qui est conçu. Mais là aussi, l’explication de la genèse du préjugé de la liberté permet de comprendre la réponse que Spinoza apporte à cette deuxième objection : « quand nous disons que quelqu’un suspend son jugement, nous ne disons rien d’autre sinon qu’il voit qu’il ne 56 perçoit pas la chose de manière adéquate »1 . Autrement dit, si l’on suit ce que nous avons établi à propos de la composition de l’erreur, celui qui suspend son jugement perçoit qu’il lui manque des connaissances pour pouvoir adhérer à une idée, la tenir pour vraie. Pour ce qui concerne l’idée de notre liberté, sans connaître encore toutes les causes qui nous déterminent, nous pouvons en venir à douter de notre liberté en faisant certaines expériences cruciales, par lesquelles soit nous percevons après coup que nous n’étions pas libres, ne pouvant par exemple plus assumer les actes que nous avons posés2 , soit nous percevons confusément une cause déterminante qui nie notre liberté et nous indique qu’une causalité est à rechercher au-delà de la seule conscience de notre appétit. Le scolie que nous étudions, à la fin de la deuxième partie, explique cela en ayant recours à un autre exemple : « Concevons un enfant imaginant un cheval ailé, et ne percevant rien d’autre. Puisque cette imagination enveloppe l’existence du cheval (par le coroll. prop. 17 de cette partie), et que l’enfant ne perçoit rien qui supprime l’existence du cheval, il contemplera nécessairement le cheval comme présent ; et il ne pourra douter de son existence (…). »3 Au contraire, celui qui suspend son jugement et n’adhère pas à l’idée selon laquelle le cheval ailé existe perçoit, en même temps que le cheval ailé, les causes expliquant que ce cheval n’existe pas actuellement, comme existe tout autre cheval. De nouveau, notre but n’est pas d’expliquer la nature et le fonctionnement de l’esprit, plus particulièrement de l’imagination, tel que Spinoza le fait dans la deuxième partie de l’Éthique, mais simplement de comprendre sur quoi repose l’illusion de la liberté. Notre intention est d’indiquer les moyens par lesquels Spinoza s’y prend lui-même pour amener le lecteur à la dépasser, en prenant en compte la perspective humaine. Le rapport à l’expérience est dès lors déterminant, de nouveau.

Table des matières

Remerciements
Sommaire
Avertissement
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : Ce quest vivre pour un homme
Chapitre 1 : Préliminaires. L’illusion dêtre libre et ses conséquences
Chapitre 2 : Une perspective structurelle
Chapitre 3 : Une perspective expérientielle
Chapitre 4 : Une perspective existentielle
DEUXIÈME PARTIE : Seuils
Chapitre 5 : La maladie
Chapitre 6 : Fluctuatio et conflits de l’âme.
Chapitre 7 : Expériences déceptives et désir d’un vrai bien, d’une vraie vie
TROISIÈME PARTIE : Persévérance
Chapitre 8 : Engagement et moyens de parvenir au vrai bien
Chapitre 9 : De la difficile fidélité à l’obligation fictionnelle
Chapitre 10 : Confiance et accompagnement.
CONCLUSION
Bibliographie
Index des auteurs et des notions
Index des figures

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