Christoph Schlingensief 1983-2003

Christoph Schlingensief 1983-2003  

TRILOGIE SUR LA CRITIQUE DU CINEMA – LE FILM COMME NEVROSE (1983/1984)

La Trilogie sur la critique du cinéma – Le film comme névrose (Trilogie zur Filmkritik – Film als Neurose, 1983/1984, ill. 17)36 est, comme le titre le laisse entendre, le commentaire de Schlingensief sur la situation du cinéma allemand au début des années 1980. Aux deux premières parties, les courts-métrages Phantasus doit changer (Phantasus muss anders werden, 1983) et What happened to Magdalena Jung? (1983) de 10 et 13 minutes respectivement, succède un film de 75 minutes. Il s’agit du premier d’une dizaine de longs métrages que Christoph Schlingensief réalisera au cours de sa vie. Il est tourné à partir de novembre 1983 dans sa ville natale Mülheim et diffusé en avant-première le 28 septembre 1984 dans une salle municipale, puis pour la première fois le 25 octobre 1984 au festival Filmtage à Hof. D’autres projections publiques suivront, notamment à l’Abaton-Kino de Hambourg dans le cadre d’une série intitulée « Des films inconnus de jeunes réalisateurs allemands inconnus ». Le film qui connaît à la fois un rejet et une reconnaissance critiques, recevra le prix du meilleur producteur du Land de la région de la Ruhr (Nordrheinwestfälischer Produzentenpreis). L’autonomie de l’image filmique Dans cette dernière partie de la trilogie, intitulée Toungouska – Les boîtes sont là (Tunguska – Die Kisten sind da, 1983/1984), Schlingensief abandonne le réalisme cinématographique et se libère des normes et contraintes liées aux formes d’art traditionnelles. Il est en conséquence très difficile de résumer ce film qui ignore une construction narrative. D’après son réalisateur, Toungouska « est l’histoire d’un couple d’amoureux échoué et de trois explorateurs d’avant-garde névrosés qui sont au bord de la crise de nerfs et en route vers le pôle nord pour présenter des films d’avant-garde aux esquimaux et les torturer à mort38 ». Le couple, désemparé en terrain étranger, devient une image du spectateur, livré à la merci des spécialistes surexcités qui lui imposent leurs solutions et ne lui laissent aucune liberté de réfléchir par lui-même à une sortie possible de la situation. Les « boîtes » du titre, amenées par les « explorateurs d’avant-garde allemands » à Toungouska en Sibérie, semblent symboliser chacune une image filmique (ill. 18). Il s’agit de les ouvrir et de les charger d’un nouveau contenu, ce qui, selon l’interprétation de 36 Notons que l’allemand ne dispose pas comme le français de deux termes pour film et cinéma: le mot allemand de Film désigne à la fois le film et l’art cinématographique. Le mot le plus proche de cinéma serait das Kino, moins utilisé.  Le lien entre avant-garde et mort n’est pas anodin : pour Schlingensief, l’un signifie l’autre, être en avance sur ses contemporains signifie être mort. Voir quelque chose qui serait inconnu des autres, ce que prétendent les artistes avant-gardistes, ne serait possible que dans la mort. Lui-même se distingue de ce positionnement, il veut « rendre visible l’invisible » (ibid., p. 46) et faire des films qui se rapportent à la vie, à la société. Chris Dercon, ne serait possible que « lorsque le langage pictural et le plan de projection de l’image filmique sont élargis39 ». Cet élargissement se passe chez Schlingensief au niveau des images qui indiquent un autre regard sur le cinéma que celui véhiculé par l’histoire de Toungouska : elles semblent être détachées, indépendantes du contenu plus ou moins narratif du film ; à l’oppression du spectateur par les avant-gardistes expérimentaux, elles opposent leur autonomie. Dans une sorte de collage cinématographique, une multitude de motifs fantastiques puisés autant dans la culture populaire, la mythologie germanique et l’histoire du cinéma d’animation s’enchaînent les uns après les autres, à la manière d’un Rimbaud dans les Illuminations40. A travers l’utilisation de scènes tirées d’un film abstrait de 1935, Composition en bleu / Concert de lumière n° 1 (Komposition in Blau / Lichtkonzert Nr. 1) d’Oskar Fischinger, les inventions techniques des premiers cinéastes avant-gardistes sont citées, renvoyant à l’implication expressionniste de l’histoire du cinéma. Cet univers iconoclaste est habité par des personnages déguisés tenant des discours improvisés sans lien direct les uns avec les autres. Ce foisonnement force le spectateur à se frayer son propre chemin à travers une appréhension toujours singulière et partielle du film. C’est ainsi que Schlingensief invente et applique ici pour la première fois ses propres règles du jeu : « saisir des images de film sans compréhension préalable, les rendre opérables et les utiliser à ses propres fins41 », selon le critique Dietrich Kuhlbrodt qui a écrit la première critique d’un film de Schlingensief à l’occasion de la projection de Toungouska à Hambourg. Il s’agit d’une œuvre qui provoque de nouvelles manières de voir. Un effet spécial crée l’impression très réaliste que la bobine prend feu – un coup de force radical qui indique l’autonomie de l’image. Critique de l’avant-garde Malgré l’esthétique opaque du film, Schlingensief ne dissimule pas ses intentions, il les communique ouvertement : dans le générique de Toungouska est lu un manifeste qui formule l’intention de découvrir et d’explorer de nouveaux aspects du Zeitgeist, de 39 Chris Dercon, « Kameraden », dans Deutscher Pavillon 2011, op. cit., p. 174. 40 Cf. Arthur Rimbaud, « Délire II, Alchimie du verbe », dans Une saison en Enfer, publication à compte d’auteur, 1873 : « J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. » Au sujet du lien entre Arthur Rimbaud et Schlingensief voir p. ex. Dietrich Kuhlbrodt, « Eine Zufallsbekanntschaft », dans Susanne Gaensheimer (dir.), Christoph Schlingensief. Deutscher Pavillon. 54. Internationale Kunstausstellung La Biennale di Venezia, Kiepenheuer & Witsch,  Dietrich Kuhlbrodt, « Schlingensief, der Rimbaud des neuen deutschen Films », Frankfurter Rundschau. Depuis leur première rencontre durant la projection de Toungouska à Hambourg, Dietrich Kuhlbrodt et sa femme Brigitte Kausch font partie de la « famille » de Schlingensief. Ils participent à plusieurs de ses productions et Kuhlbrodt publie des articles sur ces dernières. Cf. Dietrich Kuhlbrodt, « Eine Zufallsbekanntschaft », dans Deutscher Pavillon 2011, op. cit., p. 247-250 et le site de Kuhlbrodt : http://www.dkuhlbrodt.de/Schlingensief.html. C’est d’ailleurs aussi à l’occasion du film Toungouska qu’un des premiers interviews de Schlingensief est publié : « D. Benman : Zeitgeist in Kisten » (interview), Ortszeit, Oberhausen, septembre 1983, cf. la bibliographie citée dans « Christoph Schlingensief – Regisseur », dans Hans-Michael Bock (dir.), CineGraph Filmlexikon, Munich, edition text + kritik, 1989. « l’esprit du temps » et du langage filmique. Il s’agirait de dévoiler l’hystérie du Nouveau Cinéma allemand, pourtant en état d’agonie vingt ans après ses débuts et de reconnaître que ses utopies politiques et esthétiques ne sont plus que mascarade. Quel rapport Schlingensief entretient-il avec ce mouvement cinématographique, la « dernière avant-garde » dont le renouvellement des principes esthétiques a entretemps instauré les nouvelles conventions ? Notons tout d’abord que le Nouveau Cinéma allemand – puisqu’il est une autre impulsion, une autre référence majeure et ainsi une autre porte d’entrée dans son œuvre – est devenu lui aussi un chapitre de la « biographie magique » du cinéaste Schlingensief. Il y est ancré à travers la ville d’Oberhausen, lieu de naissance de Schlingensief en 1960 et lieu de signature du manifeste qui marqua le début de ce qui est aussi appelé le Jeune Cinéma allemand [Junger Deutscher Film] en 1962. Le 28 février 1962, un groupe de jeunes cinéastes y signe, à l’occasion du 8e Festival international du court métrage d’Oberhausen, ce manifeste dont les premières lignes proclament : « Le cinéma de papa est mort. » Les  signataires, dont Alexander Kluge, protestent contre la production cinématographique allemande de l’époque et proclament leur volonté de lancer son renouveau. Il sera incarné par des metteurs en scène tels que Jean-Marie Straub, Volker Schlöndorff, Hans-Jürgen Syberberg, Wim Wenders, Werner Herzog ou encore Rainer Werner Fassbinder. Bien trop jeune pour faire partie de cette génération née dans les années 1930- 1940, Schlingensief connaît pourtant leurs œuvres, notamment grâce au festival d’Oberhausen qu’il fréquente pendant sa jeunesse dans les années 1970, de manière irrégulière toutefois, et sans enthousiasme particulier. Dans une citation révélatrice de sa relation à cette esthétique avant-gardiste, l’artiste déclare qu’il se situe dans la tradition du Nouveau Cinéma allemand. Celui-ci avait démarré jadis avec la résolution de faire des films sur l’Allemagne, d’être innovant, mais il est devenu geignard par la suite. L’auteur s’écrie Mea Culpa, et les critiques acquiescent. Et pourtant, je me vois dans cette tradition, mais je crois que ma seule légitimité se fonde en ce moment dans le drastique : 75 minutes avec le poing sur l’écran44 . Schlingensief annonce ici un radicalisme nouveau qui place la destruction au cœur même de son travail. De quel concept de destruction s’agit-il ? David Ashley Hughes parle, à la suite de Georg Seeßlen, d’une véritable « esthétique de la destruction45 » qui règnerait dans les films de Schlingensief des années 1980. Nous allons voir émerger « le drastique », tendant franchement à la violence, dans ses films de la fin des années 1980. Il ne s’agit néanmoins pas du concept moderne de destruction promu par les premières avant-gardes du début du XXe siècle, qui visait à faire table rase du passé. Schlingensief ne cherche pas Pour la traduction française du dit Manifeste d’Oberhausen, signé à l’occasion des 8èmes Journées Ouestallemandes du Court Métrage d’Oberhausen, voir par exemple Hans Günther Pflaum et Hans Helmut Prinzler, Le cinéma en République Fédérale d’Allemagne : le nouveau cinéma allemand, des commencements à notre époque avec un supplément sur le cinéma de la RDA. Un manuel, ,  à ignorer le cinéma de ses prédécesseurs dont il reconnaît l’héritage. La destruction chez Schlingensief devient plutôt un motif en soi, ce qui le placerait dans la tradition d’une certaine avant-garde des années 1960, des actionnistes viennois 46 ou de « l’art autodestructif47 » d’un Gustav Metzger. Ces artistes travaillaient cependant avec un concept de destruction qui visait à transformer, transcender ou compenser l’impact destructif de la modernité. L’esprit révolutionnaire, utopique des premières avant-gardes historiques étant encore fort dans ces années, ils utilisaient leur « art destructeur » pour marginaliser la violence et viser la formation d’une nouvelle société. Dans la mesure où ce type de processus destructeurs vise à la construction de quelque chose de nouveau, ils sont encore liés à la pensée « moderne ». Schlingensief, dans les années 1980, ne semble pas chercher à produire de tels gestes héroïques, bien au contraire : ses œuvres sont « drastiques », violentes, attaquant les conventions et les systèmes, que ce soit la famille, la morale chrétienne, la pensée 1968 ou le cinéma d’avant-garde, jusqu’à provoquer la « catastrophe » dont il dit avoir « la nostalgie parce qu’elle [la catastrophe] a pour conséquence de faire commencer des transformations, parce qu’ensuite on s’attend au pire, on attire le pire, afin que le pire advienne 48 ». Ces transformations ne sont néanmoins jamais définies par lui, mais laissées ouvertes. David Ashley Hughes remarque que cette vision montre une proximité avec les théories de Bertolt Brecht et Walter Benjamin, l’un argumentant que le spectacle pourrait être utilisé à des fins de changement social, l’autre considérant que le progrès est possible seulement à travers un désastre. La vision du monde que les œuvres de Schlingensief révèlent n’est, de loin, pas aussi cataclysmique que celle de Benjamin. Pour notre artiste, la destruction serait un geste politique direct qui commencerait, nous l’avons vu, à travers le film Toungouska, avec le démontage des prétentions avant-gardistes de la génération précédente49 . Si face à « l’agonie », c’est-à-dire à la fin du cinéma d’avant-garde allemand des années 1960 et 1970, Schlingensief éprouve le besoin d’agir – comme il le laisse entendre dans le manifeste de son premier long métrage –, c’est avant tout « une envie criminelle de faire un film50 » qui le pousse à créer. En conséquence, et malgré la véhémence des propos de ce manifeste, sa trilogie se veut « moins une déclaration de guerre aux représentants du cinéma strictement narratif, qu’une invitation à la lutte pour 46 Cf. aussi note 34. 47 Gustav Metzger, artiste juif né en 1926 en Allemagne et exilé en Angleterre en 1939, un des principaux organisateurs du festival Destruction In Art Symposium à Londres, rassemblant en 1966 les Actionnistes viennois, les membres de Fluxus international et d’autres avant-gardistes, psychologues etc. Si la destruction demeure l’élément central de son œuvre, celle-ci ne peut exister sans envisager les conditions de son renouvellement créatif. Dans la suite logique de son « art auto-destructif », Gustav Metzger envisage dès 1961 la technique des cristaux liquides comme médium d’un « art auto-créatif ». Cf. par exemple Mathieu Copeland (dir.), Gustav Metzger. Auto-creative Art/Supportive, 1966-2011, cat. exp. (Lyon, MAC, 2013), Mathieu Copeland Editions/MAC Lyon/Les Presses du Réel, 2013. 48 Cf. C. Schlingensief, « Wir sind zwar nicht gut, aber wir sind da », dans Julia Lochte et Wilfried Schulz (dir.), Schlingensief! Notruf für Deutschland. Über die Mission, das Theater und die Welt des Christoph Schlingensief, Hambourg, Rotbuch-Verlag, 1998, p. 28. 49 Cf. David Ashley Hughes, Reinventing the Left: Radical Responses to German Reunification, op. cit., p. 100. 50 Cette expression renvoie à un article-manifeste que Schlingensief publiera quelques années plus tard. Cf. Christoph Schlingensief, « Die verbrecherische Lust, einen Film zu machen », Filmwärts, n° 7, mai 1987, p. 4-7. PREMIERE PARTIE| 18 l’indépendance contre les prescriptions du réalisme filmique51 ». Car Schlingensief semble particulièrement tenir à mettre en évidence la position passive et soumise du public et à inciter ce dernier à une confrontation plus active et personnelle avec le médium du film. Cette approche du public et de son autonomie restera fondamentale tout au long de son œuvre. A travers ce thème de la libération de l’individu et de l’autonomie du moi, Schlingensief se place dans une longue tradition artistique qui débute avec la philosophie des Lumières52 . Pour conclure sur le rapport de Schlingensief au Nouveau Cinéma allemand, notons qu’il se définit d’une manière semblable au rapport de l’artiste à sa famille : entre reconnaissance et rejet, il entretient l’ambiguïté de son lien aux références culturelles de son univers, qu’elles soient familiales ou artistiques, qu’il s’agit de ses parents ou du cinéma dit d’avant-garde. Il semble que Christoph Schlingensief cherche la confrontation directe et conflictuelle avec les conventions contemporaines. Profondément reliées à elles, il cherche en même temps la mise à distance pour questionner leurs fondements, leur justesse ; il les attaque pour les ébranler, pour permettre la mise en place d’une morale plus juste.  

Table des matières

SOMMAIRE
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE | CINEMA (1983-1993)
Chapitre 1.1 | Mon premier film (1968)
Chapitre 1.2 | Trilogie sur la critique du cinéma – Le Film comme névrose (1983/1984)
Chapitre 1.3 | Trilogie sur l’Allemagne (1988-1992)
DEUXIEME PARTIE | THEATRE (1993-1997)
Chapitre 2.1 | 100 ans de CDU – Jeu sans frontières (1993)
Chapitre 2.2 | Rocky Dutschke ‘68 (1996)
Chapitre 2.3 | Talk 2000 (1997)
TROISIEME PARTIE | ACTION (1997-2003)
Chapitre 3.1 | Mon feutre, ma graisse, mon lièvre heures de survie pour l’Allemagne (1997)
Chapitre 3.2 | Passion Impossible. 7 jours d’appel de détresse pour l’Allemagne (1997)
Chapitre 3.3 | Chance 2000 (1998)
Chapitre 3.4 | Veuillez aimer l’Autriche – Première semaine de coalition autrichienne (2000)
Chapitre 3.5 | U 3000 et Freakstars 3000 (2000)
Chapitre 3.6 | Action 18 – Tuez la politique ! (2002)
Chapitre 3.7 | Church of Fear (2003)
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
LISTE DES ILLUSTRATIONS
REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIERES
RESUME

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