Urbanisation, métropolisation et dispersion urbaine

Reproblématiser le couple ville-urbain

L’urbanisation est un fait marquant du système de peuplement contemporain non seulement du fait de la part croissante des villes dans le peuplement de la planète, mais aussi et surtout des transformations historiques qu’elle entraîne.
L’urbanisation existe depuis la fondation de la première ville – Jéricho ou l’agglomération néolithique de Çatal Hüyük il y a plus de 7000 ans (Soja, 2008).
Cependant, le sens que l’on donne à ce concept a subi des mutations au cours de l’histoire et aujourd’hui il ne recouvre plus exactement le même sens que lors de la première révolution urbaine, identifiée par Soja (2008) comme étant celle qui est à l’origine des villes. La caractéristique marquante du passage du XXe au XXIe siècle est que nous vivons, pour la première fois dans l’histoire, une période urbaine, dans les termes de Lefebvre (1999), ou une Ère urbaine, comme la dénomment Burdett et Rode (2007). Il ne s’agit pas seulement d’une augmentation du nombre et de la taille des villes sur la planète, mais d’une plus grande proportion de personnes vivant en ville par rapport à celles qui vivent à la campagne.
Cette réalité à elle seule est déjà porteuse d’une grande problématique, mais de plus, elle renvoie à la constitution d’un mode de vie essentiellement urbain.
Déjà dans les années 1970, Lefebvre attirait l’attention sur ce fait quand il affirmait que la substitution d’une société industrielle à une société urbaine était inévitable. Trente ans plus tard, nous percevons plus clairement la complexité de ce qu’il évoquait. Après les révolutions industrielles et technologiques, les campagnes et les villes, le rural et l’urbain ne présentent plus les mêmes contenus qu’auparavant. Leurs rôles et contenus se sont modifiés, des traits anciens ont changé de sens et présentent de nouvelles caractéristiques. Pendant cette périodecrise que nous vivons (Santos, 2000 ; Soja, 2008), la réalité apparaît parfois comme une schizophrénie d’espaces, de temps et de rapports sociaux mutants. Cela semble normal puisque nous vivons simultanément des caractéristiques de période et de crise – même si leur manifestation paraît souvent anormale –, car les concepts, catégories et théories au travers desquels nous voyons et analysons la réalité sont toujours plus lents à élaborer que le mouvement de la réalité elle-même. J’ai déjà mentionné ce fait lorsqu’en analysant Brasilia (Catalão, 2010), j’ai souligné la différence existant entre son espace métropolitain, sa compréhension théorique et les régionalisations proposées pour la formulation de politiques territoriales. Cette différence qui serait plutôt une déconnexion, résulte en inefficacité pratique et politique et une perspective de changement difficile, sinon improbable.

La mondialisation de l’urbain

Soja et Kanai (2007), analysant les transformations par lesquelles sont passées les villes et régions, surtout au cours des cent dernières années, affirment que le monde s’urbanise en même temps que l’urbain se mondialise. Ces affirmations, qui ne sont pas nouvelles et sont même banales, conservent une capacité explicative fondamentale pour comprendre la structure sociospatiale contemporaine dont nous ne savons rien du devenir puisqu’il est inédit. En 2006, d’après tous les recensements démographiques nationaux – selon informent les auteurs –, on a enregistré pour la première fois dans l’histoire humaine une plus grande proportion de personnes vivant dans des aires urbaines que dans les aires rurales. Selon ces mêmes auteurs, si l’on établit des critères universels de classification, ce seuil aurait été atteint plus tôt. Dans le cas brésilien, cette inversion s’est produite dans les années 1960 et en 2010 le seuil d’environ 85% d’habitants en milieu urbain a été atteint. Ce cheminement discursif centré sur la croissance urbaine est celui que parcourent Soja et Kanai pour faire comprendre pourquoi le monde s’urbanise. Je ne développerai pas ce sujet ici. Ce qu’il faut souligner est un point que ces auteurs, à mon avis, ont moins développé tout en ne l’ayant pas déconsidéré : la mondialisation de l’urbain. En d’autres termes, je considère ce que je comprends comme le fait que société et espace sont en train de se restructurer à partir d’un mode de vie essentiellement urbain, phénomène sur lequel Lefebvre (1999) avait déjà attiré l’attention. Plus qu’un plus grand nombre de personnes vivant dans des établissements – officiellement ou officieusement classés comme urbains – plus grands et plus nombreux, j’ajouterais que plus de personnes vivent selon des coutumes, des règles et des pratiques orientées par le rythme des processus et des dynamiques originelles des villes. Comme il s’agit d’une réalité dont le contenu qualitatif est très élevé, car subjectif, sa mesure n’est pas toujours aisée et efficiente. J’affirme ceci parce qu’il me semble qu’il n’est pas nécessaire de prouver cette amplification de l’urbain sur la planète pour l’opposer à une supposée annihilation du rural. En accord avec Monte-Mór (2007), je réitère ici ma compréhension de l’urbain contemporain comme un produit à venir de la relation dialectique ville-campagne/urbain-rural préexistante.

Urbanisation et métropolisation : succession ou dérivation ?

Nous vivons actuellement une période qui se caractérise, comme je l’ai déjà mentionné, par le fait d’être en même temps une crise (Santos, 2000 ; Soja, 2008). Il s’agit du passage d’une modernité solide, dense et lourde, vers une modernité liquide ou fluide, ou une postmodernité (Bauman, 2001). Il se produit en effet une restructuration des éléments constitutifs de la modernité antérieure. Cette postmodernité, selon Soja (1993), aurait commencé à la fin des années 1960 et implique un ensemble de transformations sociales, culturelles, économiques, politiques, technologiques et spatiales dont une grande partie doit encore être étudiée. Parmi ces transformations, je souligne la constitution virtuelle d’une société urbaine (Lefebvre, 1999) ou l’installation de l’urbain comme mode de vie généralisé indiquant le début de la première ère urbaine de l’humanité (Burdett e Rode, 2007) à laquelle j’ai déjà renvoyé. Du point de vue spatial, on observe une urbanisation diffuse (Sposito, 2009), car potentiellement ubiquiste. Ferrier (2001) a également observé ce changement de modernité en soulignant le passage du fordisme au postfordisme et tout un ensemble de transformations spatiales, de structures productives, de services et de conditions de vie des populations. Mais l’auteur associe ce changement au début d’une période métropolitaine ou post-urbaine parce que, selon lui, la période urbaine aurait été celle de la prédominance de la production industrielle du type fordiste et des chemins de fer. L’opposition ville-campagne serait subsumée – mais pas tout à fait – dans la problématique urbaine, et la distinction entre ces deux espaces serait annihilée par l’avènement de la métropolisation comme processus qui comprend la production d’une mobilité intense et d’un vaste univers culturel pour tous les territoires. Ces points de vue semblent, du moins partiellement, partagés par des auteurs comme Firkowski (2007) pour qui la métropolisation est un processus supérieur à celui de l’urbanisation et qui peut être envisagé comme un processus ultime, plus complet dans un processus d’intégration territoriale, comme je l’ai déjà évoqué. De même, Lencioni (2003) considère qu’il est possible de parler de métropolisation de l’espace pour se référer au processus par lequel les caractéristiques métropolitaines dépassent la métropole pour atteindre un territoire plus étendu. Malgré les différentes conceptions des processus d’urbanisation et de métropolisation, et de leurs relations réciproques, les trois auteurs semblent s’accorder sur l’idée que les transformations par lesquelles sont passées les métropoles et régions contemporaines dérivent de l’amplification et/ou complexification du processus de métropolisation, ce qui est indéniable. Pourtant, bien que complexe et accrue, la métropolisation n’est autre que l’aspect de l’urbanisation dans les espaces métropolitains, limitée à ces espaces et donc incapable de s’étendre vers d’autres espaces. Dans ce sens, l’urbanisation précède et produit la métropolisation et ne peut être dépassée par cette dernière.

Urbanisation diffuse et dispersion urbaine : conceptualisation

La schizophrénie d’espaces, de temps et de relations sociales à laquelle j’ai fait mention antérieurement cause aussi une schizophrénie de termes et d’expressions qui se présentent comme des tentatives d’avancer dans la compréhension théorico-conceptuelle. Certains de ces termes et expressions ont une prétention conceptuelle. D’autres ne sont que des notions ou métaphores, en particulier les néologismes et concepts dont on essaie de garder la signification historique ancienne. Malgré l’abondance de termes et d’expressions dans la littérature spécialisée, ceux-ci tendent à décrire des phénomènes semblables ou même identiques, comme le fait remarquer Indovina (1998). Je comprends qu’il s’agit en réalité d’un fait, car il est permanent même s’il s’exprime par des formes transitoires. Ce fait peut être nommé dispersion urbaine ; il coïncide, mais pas complètement car il est spécifique et inférieur, avec le processus de diffusion urbaine ou urbanisation diffuse (Sposito, 2009).
J’ai dressé une liste, dans le tableau 1, de quelques termes et expressions que je considère révélateurs de l’ampleur du débat autour de la thématique. Je les ai organisés selon les auteurs, références et langues. Cette liste vise à réfléchir davantage sur l’usage que sur l’origine proprement dite des termes, raison pour laquelle les ouvrages où les termes apparaissent pour la première fois ne sont pas cités. La langue d’origine n’a pas été respectée dans tous les cas. J’ai exclu délibérément la suburbanisation et la périurbanisation, car elles sont d’une certaine manière ubiquistes dans toutes les discussions. De plus, j’ai limité les termes et les auteurs aux contextes scientifico-géographiques de l’Europe Occidentale – particulièrement de l’Angleterre, l’Italie, l’Espagne, la France et du Portugal – des États-Unis et du Brésil. Toutes les références aux auteurs de cette liste – parmi d’autres qui n’apparaissent pas – nourrissent l’ambition commune de trouver un terme qualitatif et explicatif aux nouvelles formes d’établissement humain à caractère urbain.
On ne peut les appeler des villes tout court, d’une part parce qu’elles sont sensiblement éloignées des centres urbains traditionnels et se situent dans des aires complètement isolées par rapport à ceux-ci, d’autre part parce qu’elles sont insérées dans des territoires marqués par des fonctions manifestement transitoires.
L’abondance de termes et d’expressions a pour arrière-plan les théories explicatives des réalités étudiées par les chercheurs et les usages et significations des mots dans leurs langues respectives ou dans celles avec lesquelles ils travaillent. Ainsi, la ville diffuse et la ville dispersée, par exemple, peuvent ne pas coïncider sémantiquement à cause de la différence existant entre les adjectifs diffus et dispersé. De plus, les réalités auxquelles elles se réfèrent peuvent elles aussi ne pas coïncider. L’inverse est également possible. Ceci oblige à une certaine prudence dans l’utilisation des concepts même si le choix peut être plus libre dans le cas des métaphores ou notions qui sont moins précises du point de vue théorique. De toute façon, la réalité analysée et les éléments explicatifs doivent toujours baliser les choix.

Des capitales aux métropoles

Brasilia et Curitiba sont des métropoles. Cette affirmation est loin d’avoir un sens complet et auto-explicatif, car le processus de métropolisation est devenu complexe et a été affecté par la mondialisation du capital et des entreprises, au sens strict, et de l’urbain, dans un sens plus large, comme je l’ai déjà expliqué. Cette situation a conféré à quelques métropoles le caractère de villes mondiales (ou globales). Cela a causé certains problèmes, car quelques auteurs comme Carlos (2001) ont commencé à associer cette dimension mondiale directe propre à quelques métropoles au processus de métropolisation. Cela se comprend puisque toutes les villes considérées comme mondiales sont aussi des métropoles. Par contre, toutes les métropoles ne sont pas des villes mondiales, comme je l’ai dit antérieurement. Une certaine prudence est donc nécessaire pour saisir le processus de structuration sociospatiale que je dénomme métropolisation en m’inspirant en partie de Bassand (2011).
L’une des solutions pour résoudre le problème de distinction entre métropole et ville mondiale consiste à utiliser des classifications qui établissent une échelle allant des métropoles, éventuellement régionales, aux métropoles globales, en passant par les métropoles nationales. Ce type de classification convient pour les études quantitatives du réseau urbain dans lesquelles on recherche les caractéristiques formelles et comptables, généralement obtenues dans des recensements, pour établir la hiérarchie urbaine. L’étude Regiões de influência das cidades [Régions d’influence des villes] (REGIC), réalisée par l’Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística [Institut Brésilien de Géographie et Statistique] (IBGE, 1993, 2007) ou Hierarquização e identificação dos espaços urbanos [Hiérarchisation et identification des espaces urbains] (Ribeiro, 2009), entre autres, utilisent ce type de classification .
Du point de vue théorico-conceptuel, d’autres éléments plus abstraits et éventuellement subjectifs doivent aussi être considérés, dans une tentative de conceptualisation de la métropolisation et de la métropole. Le mode de classification des villes cité dans le paragraphe antérieur sert de base pour une approche de la thématique, mais son caractère précis, lié à ce qui est quantifiable, doit être dépassé. Dès lors, dans une approche conceptuelle, il n’est pas approprié de parler de métropole, métropole régionale, nationale ou mondiale. Une autre nomenclature doit être utilisée. Ascher (1995, 2009) et Soja (2008), par exemple, ont trouvé une solution qui me semble très appropriée en identifiant la métapole et la postmétropole : la première, dans un effort de conceptualisation et la deuxième pensée de forme plus métaphorique ou épithétique.

Table des matières

INTRODUCTION 
Structure de la thèse
Notes méthodologiques
Notes
CHAPITRE 1 – Urbanisation, métropolisation et dispersion urbaine 
1.1. Reproblématiser le couple ville-urbain
1.2. La mondialisation de l’urbain
1.3. Urbanisation et métropolisation : succession ou dérivation ?
1.4. Urbanisation diffuse et dispersion urbaine : conceptualisation
1.5. Des capitales aux métropoles
1.6. Concentration de population et rôles urbains
Notes
CHAPITRE 2 – Différence, inégalité et fragmentation sociospatiale 
2.1. Revaloriser la différence
2.2. Différence et inégalité
2.3. Différences et inégalités brésiliennes
2.4. Différences et inégalités métropolitaines : explorations
2.5. Société segmentée, espace fragmenté
2.6. Mondialisation, fragmentation et inégalité
2.7. Dispersion et fragmentation : corrélations
Notes
CHAPITRE 3 – De la fragmentation sociospatiale au droit à la ville 
3.1. Individualisation et fragmentation : articulations scalaires
3.2. Périphéries urbaines : fonction et dispersion
3.3. Les enclaves fortifiées
3.4. De retour au droit à la ville : ou, à mieux dire, au droit à la différence
3.5. Du chemin nécessaire vers une justice spatiale
Notes
CONCLUSIONS 
Notes
RÉFÉRENCES

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