Agir pour la reconnaissance du dommage écologique des marées noires

Agir pour la reconnaissance du dommage écologique des marées noires

Le dommage écologique : plusieurs définitions

Encore 1999, lors de l’Erika, deux grandes orientations intellectuelles fondent les définitions du dommage écologique. La première s’intéresse aux conséquences sur l’homme de la dégradation de l’environnement. Sa compréhension la plus restreinte est celle du FIPOL, qui concerne les préjudices économiques directs et qu’il est possible de prouver sur des bases comptables. D’autres définitions sont proposées dans cette logique, visant également des aspects dits moraux ou de bien-être. La seconde voie est celle consistant à caractériser et quantifier le dommage écologique dit « pur » ou « au sens strict », consistant en la dégradation de l’environnement en dehors de toute répercussion sur l’homme.

Les dommages écologiques vus par le FIPOL 

la définition la plus restrictive, fondée sur les répercussions de l’atteinte environnementale pour l’homme L’indemnisation du dommage à l’environnement par le régime CLC-Fipol est régie par la définition du dommage par pollution inscrite dans les conventions et par les critères de recevabilité très précis qui l’accompagnent. Le pilier central de l’indemnisation par le FIPOL est l’identification de préjudices économiques justifiés et encourus. Le manuel d’indemnisation du fonds de 1992 le définit comme : « le préjudice ou le dommage causé à l’extérieur du navire par une contamination survenue à la suite d’une fuite ou d’un rejet d’hydrocarbures du navire, où que cette fuite ou ce rejet se produise, étant entendu que les indemnités versées au titre de l’altération de l’environnement autres que le manque à gagner dû à cette altération seront limitées aux coûts des mesures raisonnables de remise en état qui ont été effectivement prises ou qui le seront ». Il comprend aussi les mesures de sauvegarde, c’est-à-dire « toutes mesures  raisonnables prises par toute personne après la survenance d’un événement pour prévenir ou limiter la pollution ». La demande d’indemnisation ne peut porter que sur « un préjudice économique quantifiable », effectivement subi par des personnes du fait de la marée noire et appuyé par des preuves. Les dommages environnementaux ne sont pris en compte par le Fipol que dans la mesure où ils donnent lieu à des dommages économiques personnels calculés sur la base d’éléments comptables. Peuvent par exemple être indemnisés les effets marchands sur l’économie ou le coût raisonnable des mesures de remise en état justifiées. L’environnement est par exemple saisi indirectement par le régime FIPOL, en tant que fournisseur de biens et services marchands dans le cadre d’une propriété privée ou d’activités économiques, c’est-à-dire en référence au marché : en particulier, il est ressource (notamment alimentaire) pour les activités humaines. Les effets des dommages environnementaux sur les activités économiques, par exemple liés à la fréquentation touristique, sont pris en compte comme des préjudices économiques purs pour les hôteliers, restaurateurs. Par ailleurs, la réversibilité des dommages d’une marée noire, affirmée par les scientifiques, justifie d’autant moins pour le Fipol de prendre en compte ses effets. La capacité naturelle de renouvellement de l’environnement rend vaines – donc inefficaces – les mesures de remise en état. Le principe de réparation admis par le FIPOL n’envisage donc pas l’amélioration future des milieux naturels, mais seulement la remise en état dans les limites du raisonnable. Ce critère raisonnable se rapporte à une approche coût-efficacité des opérations de nettoyage mises en œuvre, dans la mesure où elles sont déjà considérées comme pertinentes sur la base des critères de recevabilité. « le coût des mesures ne devrait pas être disproportionné aux résultats obtenus ou aux résultats qui pouvaient raisonnablement être attendus ; les mesures devraient être appropriées et offrir une chance raisonnable de réussite. (…) les mesures devraient être raisonnables d’un point de vue objectif, compte tenu des renseignements disponibles au moment où les mesures en question ont été prises ». Le choix (au préalable) des mesures pertinentes est quant à lui assis sur un raisonnement mettant en balance coûts (certains) et avantages (incertains et futurs) d’une intervention sur l’environnement, ce qui se décline en économie par une approche coûts-avantages. L’efficacité de la lutte suppose que seules les mesures raisonnables soient indemnisées, c’est-à-dire seules celles dont le coût est inférieur aux bénéfices (marchands) qui s’ensuivront. Ainsi, le nettoyage des aspects visuels (les plages souillées) est indemnisé, au titre des mesures raisonnables de remise en état, raisonnable à la fois pour les répercussions sur la saison touristique, sans doute aussi pour limiter les risques sanitaires que les hydrocarbures pourraient créer pour l’Homme. Ces règles générales guident à la fois les demandes – tout préjudice causé à la suite d’une marée noire n’est pris en compte et indemnisable que s’il y correspond – et la réponse qui lui est donnée.  La prise en charge du dommage écologique pourrait générer des tensions par rapport aux principes fondamentaux du régime CLC-Fipol en matière d’efficacité, d’une part, et d’équité de l’indemnisation, d’autre part. Premièrement, le critère d’efficacité des dépenses par rapport aux résultats obtenus questionne la pertinence de dépenses supplémentaires au titre de l’environnement, au vu de la réversibilité des dommages d’une marée noire et de la capacité naturelle de régénération. En se fondant sur des études scientifiques, le Fipol conclut à un point d’équilibre entre remise en état par la main de l’homme et régénération naturelle, qui permet de montrer la limite de l’intervention efficace, donc légitime pour le régime. En ce qui concerne la remise en état, le principe de réparation admis par le Fipol n’envisage pas l’amélioration future des milieux naturels, mais seulement la remise en état dans les limites du raisonnable. Deuxièmement, l’évolution du régime dans le sens d’une indemnisation des préjudices écologiques présenterait aussi le risque de remettre en cause l’objectif d’équité puisqu’elle serait susceptible de favoriser des demandes abusives, pour lesquelles la demande au titre de l’environnement ne serait qu’un prétexte pour recevoir des indemnités substantielles. A cet égard, l’absence d’identification de victimes légitimes est bloquant. De plus, l’établissement d’un lien de cause à effet se heurte à l’existence d’incertitudes inhérentes au domaine environnemental (changements rarement linéaires, effets de seuil fréquents, aspects fonctionnels des systèmes naturels imparfaitement connus et très complexes, etc.). La nécessité de connaissances scientifiques précises sur l’état du site avant l’accident rend improbable l’existence de preuves suffisantes pour justifier l’indemnisation des dommages écologiques par le système Fipol-CLC. En outre, l’existence d’un plafond d’indemnisation met de fait en concurrence l’indemnisation de l’environnement avec celle des victimes de préjudices économiques. Par ailleurs, l’évaluation économique représente une forme de connaissance et de jugement pertinente et indispensable pour le Fipol, lui permettant de reconnaître l’existence d’un préjudice et de le quantifier, elle doit pour cela répondre à des critères de qualité. Tout préjudice doit être « traduit » en termes économiques pour être pris en compte et indemnisé. C’est à la fois un filtre et un outil d’analyse quasi unique pour le régime. L’évaluation économique constitue donc une épreuve pour toute demande d’indemnisation de dommages. Cette épreuve est normée : le fonctionnement du régime Fipol-CLC, avec ses exigences de preuves et de données avérées, cadre fortement l’utilisation d’évaluations économiques pour guider les indemnisations. L’évaluation utilisée par – ou audible par – le Fipol s’appuie sur des méthodes institutionnalisées qui s’appliquent de façon routinière dans des contextes différents. Elle doit fournir une évaluation rapide et sûre, non controversée et donc non théorique, des coûts ou pertes déclarés. Elle se base si possible sur des éléments comptables pour souligner un montant disponible, calculer une répartition entre des victimes, le lien entre le coût et l’impact de l’action (temps de retour en état  de l’environnement, par exemple), des prévisions et suivis de dépenses, etc.29. Tout ce qui ne relève pas d’un coût subi et justifiable de manière comptable à partir d’éléments de connaissance tenus pour suffisamment objectifs et précis n‘est pas pris en compte. De même, une évaluation a minima, permettant un consensus sur une solution satisfaisante mais non optimale (par exemple, une évaluation plancher, des coûts évités, etc.), ne peut être considérée comme juste et à même de soutenir un mécanisme optimal de réparation des dommages. L’évaluation des dommages écologiques ne répond pas à ces critères de qualité, bloquant ainsi leur prise en compte par le Fipol. Les conclusions du groupe de travail interne chargé de réfléchir à la question le montrent : « la détermination du montant de l’indemnisation à verser par le Fonds […] ne doit pas être effectuée sur la base d’une quantification abstraite des dommages effectuée au moyen de modèles théoriques.» C’est généralement au titre de cette résolution que les dommages environnementaux présentés ne passent pas l’épreuve de recevabilité, malgré la volonté d’ouverture affichée par le régime vis-à-vis de la demande sociale.

 L’économie de l’environnement : une conception des dommages à l’environnement élargie aux dimensions « non marchandes »

Alors que le FIPOL intègre l’impact environnemental en en proposant une définition purement marchande, la discipline économique a cherché à élargir l’évaluation des conséquences de la dégradation de l’environnement sur l’homme. L’économie de l’environnement cherche à mesurer l’ensemble des raisons fondant l’intérêt de la préservation des écosystèmes pour les sociétés humaines. La notion de Valeur Economique Totale en constitue le cadre intégrateur et comprend en particulier des valeurs « non marchandes ». Elles permettent de capter la valeur de biens non soumis à des échanges marchands et ne disposant donc pas de prix, ce qui est le cas de la plupart des biens environnementaux. La valeur économique totale d’un actif environnemental est constituée de la somme de différents types de valeurs : – des valeurs d’usage directes : la biodiversité produit des biens et des services (ou “actif environnemental”) directement utiles et exploitables par l’homme, tels que des denrées alimentaires, du bois, des matières premières pour les médicaments, un cadre paysager et touristique, … – des valeurs d’usage indirectes : elles sont générées par les fonctions écologiques fournies par la biodiversité telles que la protection du sol contre l’érosion, le filtrage de l’eau, l’équilibre des écosystèmes ; – des valeurs d’option : valeur accordée à la conservation d’un actif environnemental en vue d’un usage futur (par exemple, la préservation d’une plante connue pour son intérêt médical) ; on parle de valeur de quasi-option lorsqu’il s’agit de conserver un actif environnemental dont l’intérêt n’est pas encore démontré en vue d’un usage futur (par exemple, la préservation de plantes inconnues, pour des usages encore inconnus) ; – des valeurs de non-usage ou valeurs intrinsèques, relatives à la satisfaction de savoir qu’un actif ou un état de fait désirable existe. Ces valeurs sont souvent liées aux notions de justice, de droit des générations futures ou de respect de la Nature et permettent de justifier la protection d’espèces ou de sites naturels connus. On parle de valeur de legs lorsqu’elle est liée au fait de transmettre un patrimoine aux générations futures et de valeur d’existence lorsqu’elle est simplement liée au fait d’exister. De manière corollaire, l’économie de l’environnement peut aussi penser le dommage non marchand et saisir, en théorie, le dommage écologique. Les dommages des marées noires se répartissent en: – Coût d’atténuation : coût des mesures mises en œuvre pour minimiser le coût total d’une marée noire (exemple du nettoyage des plages) ; C. Bouteloup – Agir pour la reconnaissance des dommages écologiques des marées noires – 2015 47 – Dommages aux biens : valeur des dégradations subies par des biens marchands ou non marchands (patrimoine collectif, par exemple) ; – Manques à gagner des activités économiques du fait de la marée noire (par exemple : non vente d’articles de plage, baisse de chiffre d’affaire due à une plus faible fréquentation, etc) ; – Pertes d’aménités ou de jouissance immatérielle, subis par un large ensemble d’agents (en tant que riverains, pratiquant de loisirs sur place, touristes, propriétaires immobiliers, etc). C’est cette catégorie de dommages qui permet d’élargir les facteurs de dommages liés à la dégradation environnementale par rapport à la seule mesure du préjudice économique (FIPOL). Figure 7 : Valeur économique totale (Source : Rapport du Centre d’analyse stratégique sur l’évaluation de la biodiversité et des services écosystémiques, 2009) L’économie de l’environnement intègre les dommages « non marchands » par un travail de mise en équivalence fondé sur la théorie néoclassique du bien-être. Elle mesure les valeurs associées aux biens et services environnementaux, saisies à travers le bien-être des agents. La valeur mesurée est (Salles, 2010) : – anthropocentrée et instrumentale : la valeur du ou des biens environnementaux dépend de l’utilité qu’en retirent les agents (et la rareté du bien ou du service), à travers des préférences individuelles et collectives variées. Elle procède en outre d’un raisonnement par comparaison entre différents biens susceptibles de procurer autant de « bien-être ». C. Bouteloup – Agir pour la reconnaissance des dommages écologiques des marées noires – 2015 48 – subjective et contingente : les agents sont considérés les meilleurs juges de leurs préférences31 . Elle est aussi liée à un contexte précis qui forme les préférences à un moment donné. A cet égard, on peut penser que la survenue de la marée noire modifie nécessairement la valeur attribuée aux biens environnementaux concernés. Figure 8 : Typologie des dommages d’une marée noire Cette vision que propose l’économie de l’environnement a le mérite de donner à voir un ensemble de « valeurs non marchandes » que le FIPOL ne prend pas en compte mais qui sont mesurées par des économistes lors d’enquêtes de terrain, dont les premières sont conduites par des chercheurs américains dès 1978. Ces travaux sur le coût social de la marée noire identifient en particulier une « atteinte aux valeurs symboliques » : c’est « à travers leur attachement à leur région que les Bretons ont subi la marée noire et dans leurs réactions se sont souvent mêlées la colère et la 31 Cet a priori pose question concernant l’utilité de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes, dont il est assez évident que l’ensemble des agents (et même la fraction la mieux informée ou éduquée) n’a qu’une perception limitée et biaisée par les modes de représentation dominants (espèces emblématiques, milieux remarquables, optimisme technologique). (Salles, 2010) C. Bouteloup – Agir pour la reconnaissance des dommages écologiques des marées noires – 2015 49 frustration… en plus d’être un accident technique et un phénomène économique, c’est aussi, englobant le tout, un scandale et une souillure ». » (UVLOE, 1979). Cette proposition de l’économie de l’environnement pêche néanmoins par son absence d’assise juridique en France32 , contrairement à l’idée de dommage écologique « pur » (cf. ci-après). Il conviendra également de vérifier dans quelle mesure elle répond aux motifs des mobilisations sur le dommage écologique (cf. le chapitre 6). 3 – Une autre voie de définition : l’idée de dommage écologique pur D’autres définitions des dommages écologiques existent, développées notamment au sein du monde scientifique, et dont certaines sont reconnues par le Droit et mises en œuvre dans le cadre de législations spécifiques. Ces définitions portent sur l’idée de dommage écologique « pur ». Elles ne s’appliquent aujourd’hui pas aux dégradations environnementales des marées noires puisque le FIPOL est le seul dispositif de réparation en la matière. Mais pourraient-elles servir de base pour faire évoluer la prise en compte des dommages écologiques des marées noires ? Sur le plan juridique, le “fait” de marée noire est un déversement accidentel et en masse d’hydrocarbures en mer. Pour que la responsabilité soit engagée, qu’elle soit civile ou pénale, il faut qu’il y ait reconnaissance d’une atteinte à un bien ou à une personne ou à un texte réglementaire. 

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE 1  Marées noires : un décalage entre les atteintes et leur prise en compte dans la gestion en place
A – Les marées noires, des accidents pris en charge par un dispositif de gestion, national et
international
B – La marée noire suscite des mobilisations de masse autour du dommage écologique
C – Le dommage écologique : plusieurs définitions
D – Conclusion : ces définitions des dommages écologiques conduisent à une impasse théorique et
opérationnelle
CHAPITRE 2 – Proposition
penser les dommages écologiques à partir des attachements entre hommes et environnement
A – Approche théorique
B – Méthode : des entretiens compréhensifs lors d’études de cas
CHAPITRE 3 – Les deux cas d’étude : vue d’ensemble
A – Synopsis des deux cas d’étude
B – Discussion
CHAPITRE 4 – Les atteintes de la marée noire
la dégradation de l’environnement détériore des attachements pluriels
A – Le dommage écologique recouvre une pluralité d’atteintes aux attachements
B – Deux exemples de la pluralité des attachements
CHAPITRE 5 – Le dommage écologique, épreuve de légitimité du dispositif de gestion
De la confrontation critique au Fipol à l’élaboration d’actions pour faire évoluer le Droit
A – Les manières dont le dommage écologique apparaît sur la scène publique après la marée noire :
émotions, formes d’actions collectives et évaluations
B – Les dommages écologiques au cœur des débats suite à la marée noire : critiques d’ordre publique
et justifications du FIPOL
CHAPITRE 6 – Le dommage écologique au tribunal
mise en forme stratégique de la requête et prise en compte par le tribunal
1 – Vers l’action judiciaire : organisation des acteurs et choix stratégiques pour élaborer les requêtes
2 – Le dommage écologique soumis au tribunal
CONCLUSION
Bibliographie
Annexes

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