Étude de cas l’algorithme d’attribution des greffons cardiaques
Le Score Cœur
Lancé en janvier 2018, le Score Cœur est un SDA pour l’attribution des greffons cardiaques. L’étude de cet algorithme est particulièrement intéressante dans le cadre d’une recherche sur les explications et justifications de SDA à plusieurs égards : — Le terrain permet de mettre en lumière certains enjeux liés à l’utilisation de SDA (Partie 5.1.1). Pour identifier ces enjeux, des entretiens semi-orientés, suivant une méthodologie propre aux sciences sociales, ont été menés avec les principaux acteurs (concepteurs et utilisateurs du système), — En étudiant le fonctionnement du score cœur et sa conception (Partie 5.1.2), il apparaît que l’algorithme embarque différents critères éthiques qui reflètent une certaine vision de l’attribution des greffons. Il est utile de pouvoir faire ressortir ces critères qui font écho aux normes pour la justification d’algorithmes proposées dans le Chapitre 4, — Le contexte des explications est étudié sur un cas réel impliquant des acteurs exposés de manière différente au SDA ce qui permet d’identifier les différents utilisateurs et leurs besoins spécifiques (Partie 5.1.3). 2. https://gitlab.inria.fr/chenin/sc_explanations. 3. Le code est accessible publiquement en ligne (https://gitlab.inria.fr/chenin/explicoeur), une version d’essai du site est disponible en ligne sur des données générées (http://score-coeur.inrialpes.fr/).
Le Score Cœur
Les enjeux du Score Cœur Les candidats à une greffe de cœur souffrent d’une insuffisance cardiaque mettant en jeu leur pronostic vital et ont épuisé toutes les alternatives thérapeutiques. Compte tenu de la forte mortalité de ces patients et de leur qualité de vie dégradée, la greffe est considérée comme le traitement le plus adapté à leur situation. L’opération chirurgicale de transplantation pose en général peu de problèmes et la difficulté réside surtout dans l’obtention d’un greffon, car cela implique qu’une personne compatible et consentante se trouve en état de mort encéphalique. Au cours de l’année 2016, l’ABM a comptabilisé deux fois plus de candidats inscrits sur liste d’attente que de greffons disponibles [5], il s’agit donc d’une situation de “choix tragique” [20] dans laquelle un traitement est disponible, mais en quantité insuffisante pour répondre aux besoins de la population. Afin d’obtenir au juste moment un greffon compatible, les médecins transplanteurs des centres de greffe (côté receveur) ont intérêt à collaborer en mettant en place une liste nationale. Ce milieu reste pourtant compétitif puisque les médecins, désireux de soulager les souffrances de leurs patients, souhaitent s’approprier la ressource, quitte à employer des stratégies illicites au détriment des autres patients en attente [109]. Dans ce contexte, le système assurant l’attribution de cette ressource précieuse joue un rôle central dans la prise en charge. Depuis 2018, c’est le Score Cœur, un algorithme développé par une équipe de l’ABM, qui établit l’ordre de proposition des greffons 4 . Concrètement, l’algorithme du Score Cœur applique un ensemble de règles et de formules aux caractéristiques numérisées du donneur et des candidats pour calculer un score de priorité. Ce traitement informatique combine des modèles prédictifs issus des données historiques de la greffe et des règles éditées “à la main”. Avant l’instauration du Score Cœur en 2018, l’attribution des greffons est principalement locale (le greffon va dans le centre de greffe le plus proche du lieu de prélèvement) et les médecins transplanteurs ont une grande autonomie dans le choix des patients à greffer. En 2004, et jusqu’en 2018, un régime d’exception, appelé “super urgence”, est mis en place pour 4. Il est important de noter qu’il s’agit bien d’un ordre de proposition ce qui veut dire que le médecin transplanteur peut toujours refuser le greffon. Toutefois, cet ordre a un impact majeur sur la prise en charge puisqu’il peut exclure certains types de candidats de la greffe. Cette thèse est accessible à l’adresse : http://theses.insa-lyon.fr/publication/2021LYSEI058/these.pdf © [C. Henin], [2021], INSA Lyon, tous droits réservés 122 Chapitre 5. Étude de cas : l’algorithme d’attribution des greffons cardiaques permettre à certains candidats de profiter d’une priorité nationale d’accès. Tout candidat à la greffe recevant de la dobutamine —un médicament utilisé en cas de graves dysfonctions cardiaques— peut prétendre à ce statut de super urgence. Il est communément admis que ce système de priorité basé sur la dobutamine a été détourné par les médecins (au moins dans certains centres) afin d’accorder la priorité à leurs patients au détriment du reste de la liste 5 . D’ailleurs, plus de la moitié des greffés ont bénéficié du niveau maximum de priorité l’année ayant précédé la mise en place du Score Cœur [3]. Ce dispositif, ainsi que ces abus ont été critiqués pour des raisons médicales, d’efficacité et d’équité d’accès aux soins. Certains médecins, dont une partie se retrouve associée à l’équipe de conception, appellent dès 2011 à la mise en place d’un système d’attribution indépendant de la pratique médicale qui jugerait “objectivement” la priorité en se basant sur un score calculé automatiquement [34]. Dès le début, l’ambition est donc de normaliser l’attribution des greffons afin d’éviter les tactiques de contournement des règles par les acteurs locaux (centres de greffe). Pour imposer ce dispositif au milieu de la greffe cardiaque, l’ABM dispose d’une légitimité administrative puisque l’État lui confie explicitement la régulation des activités de transplantation. L’objectif de l’ABM est donc de mener une politique de centralisation et de rationalisation des appariements entre greffons et candidats. Dès 2004, l’ABM met en place la base “Cristal”, un système obligatoire de collecte des données relatives aux candidats et aux transplantations. Ces données jouent un rôle primordial dans la conception et le fonctionnement du Score Cœur comme nous le montrons dans la partie suivante. Un autre aspect notable du dispositif est la mise en place de réunions techniques organisées régulièrement à l’ABM pour que les centres de greffe puissent discuter des évolutions de l’algorithme. Christian Jacquelinet, l’un des concepteurs, insiste sur l’importance de ces réunions pour l’adhésion des centres de greffe au système et pour assurer que le Score Cœur s’adapte au mieux à la réalité de la prise en charge. Pour y participer, les médecins doivent être en mesure de comprendre et d’analyser les modalités de fonctionnement de l’algorithme afin de défendre les évolutions qu’ils souhaitent proposer. Comme nous le montrons dans la partie suivante, même si l’algorithme suit globalement des principes éthiques facilement énonçables, leur 5. Une faible dose de dobutamine peut être administrée, ce qui permet de profiter de la super urgence tout en limitant les risques d’effets secondaires. Cette thèse est accessible à l’adresse : http://theses.insa-lyon.fr/publication/2021LYSEI058/these.pdf © [C. Henin], [2021], INSA Lyon, tous droits réservés 5.1. Le Score Cœur 123 mise en œuvre pratique peut s’avérer parfois complexe.
Fonctionnement du Score Cœur
L’attribution d’un traitement médical rare est un problème qui dépasse le cadre d’une réflexion purement clinique. Persad et al. [92] proposent trois catégories majeures de principes éthiques pour l’aborder. (1) L’attribution équitable donne à chacun les mêmes chances d’accéder à la ressource. Le tirage au sort ou la règle du “premier arrivé, premier servi” en sont des exemples. (2) La priorité au plus mal-loti ou prioritarisme accorde la priorité au patient qui souffre le plus, ou au patient le plus jeune qui a le moins profité de ses années de vie en bonne santé. (3) La maximisation des retombées positives est un calcul utilitariste dont le but est de sauver le plus grand nombre de vies ou le plus grand nombre d’années de vie. Les patients qui ont le meilleur pronostic sont donc privilégiés. Les auteurs précisent qu’aucun de ces principes n’est suffisant. Il n’est pas acceptable d’attribuer la ressource au patient qui souffre le plus si ce dernier est condamné à brève échéance (greffé ou pas), pas plus qu’il n’est acceptable de l’attribuer à celui qui en profitera le plus si ce dernier peut attendre alors qu’un autre patient est en situation d’urgence. Seule une combinaison de ces principes peut satisfaire nos exigences morales 6 . Le score cœur de l’ABM réalise un compromis entre ces trois critères en combinant quatre éléments (le risque de décès sur la liste d’attente, le risque de décès post-greffe et les appariements physiologique et géographique entre le donneur et le candidat) qui sont détaillés successivement [4] : — Le “Candidate Risk Score”, construit à partir des données Cristal, prédit, avec une précision jugée suffisante par les auteurs, le risque de mortalité des candidats sur liste d’attente (prioritarisme) tout en limitant la prise en compte des pratiques médicales que les médecins pourraient utiliser pour manipuler le système [65]. 6. Ces principes peuvent être vus comme des normes servant à justifier les décisions de l’algorithme (Partie 4.3.2). Ils illustrent, sur un exemple concret, comment différentes normes peuvent être embarquées dès la conception d’un SDA. Cette thèse est accessible à l’adresse : http://theses.insa-lyon.fr/publication/2021LYSEI058/these.pdf © [C. Henin], [2021], INSA Lyon, tous droits réservés 124 Chapitre 5. Étude de cas : l’algorithme d’attribution des greffons cardiaques — En 2018, un score prédictif du risque de décès post-greffe (utilitarisme), également construit à partir des données Cristal, est publié par l’ABM [66]. Cependant, la précision de ce score est jugée insuffisante pour envisager son implémentation complète dans le Score Cœur. Il est pris en compte en demi-mesure pour filtrer les candidats dont les chances de survie un an après la greffe sont inférieures à 50 % (alors que le taux moyen de survie s’établit autour de 85 %). — Les règles de compatibilité pour l’appariement physiologique sont protéiformes et assurent différentes fonctions. Elles sont en premier lieu utilitaristes puisqu’elles évitent les greffes ayant peu ou aucune chance de succès (groupes sanguins ou morphologies incompatibles). L’appariement sur l’âge a un statut hybride puisqu’il vise à la fois à assurer l’utilitarisme (en greffant un cœur jeune sur un patient jeune, l’utilité de la ressource est maximisée) et le prioritarisme grâce à un appariement asymétrique (à différence d’âge égale, le patient jeune est privilégié). Enfin, l’appariement sur le groupe sanguin est conçu de manière à assurer l’équité vis à vis des candidats ayant un groupe sanguin rare qui ont statistiquement moins de chance de trouver un donneur compatible. — L’appariement géographique permet d’éviter de transporter le greffon sur une longue distance. En effet, un transport long réduit les chances d’une greffe réussie (utilitarisme) et représente un certain coût que l’ABM souhaite maîtriser. Le score final de l’ABM, qui combine ces différents éléments de manière complexe, prend la forme d’un indicateur compris entre 0 et 1152 “points” calculés pour l’ensemble des candidats inscrits sur la liste d’attente de greffe dès qu’un greffon est disponible. Le greffon est proposé par ordre décroissant de cet indicateur. Un système d’exception, appelé “composante expert”, autorise les centres de greffe à demander une dérogation pour les patients souffrant de certaines pathologies spécifiques qui sont mal prises en compte par le “Candidate Risk Score”. La demande prend la forme d’un dossier évalué par un comité d’experts extérieurs au centre du patient et peut conduire, si elle est acceptée, à l’obtention d’une prime de points qui accorde une priorité importante à celui qui en bénéficie. Les informations contenues dans la documentation publique fournie par l’ABM sont Cette thèse est accessible à l’adresse : http://theses.insa-lyon.fr/publication/2021LYSEI058/these.pdf © [C. Henin], [2021], INSA Lyon, tous droits réservés claires et détaillées. Nous avons notamment pu vérifier qu’elle était suffisamment précise pour permettre de coder entièrement le Score Cœur. Nous nous sommes livrés à cet exercice et avons pu valider, avec la collaboration de l’ABM, que les résultats obtenus dans les deux implémentations étaient les mêmes. Pourtant, malgré cette stricte transparence, comprendre comment ces différents critères éthiques sont combinés dans des cas particuliers reste un problème difficile qui nécessite au minimum un certain temps d’apprentissage.