Globaliser l’interprétation les isotopies et leurs présomptions

Globaliser l’interprétation les isotopies et leurs présomptions

Deux façons de voir l’isotopie

Revenons sur les objectifs que nous avions fixés à l’analyse sémique : nous avions cité trois principes, la justification, la relativisation et la cohérence. En exprimant les différentes typologies de sèmes proposées, nous avons partiellement rempli l’objectif de justification, puisque tout sème identifié au cours d’une interprétation possède une validité comme expression de relations entre signifiés. Le principe de relativisation est très général, mais il concernait entre autres la contextualité des taxèmes. Quoiqu’il en soit, nous n’avons pas encore parlé de la cohérence, ni même exprimé l’utilité directe de tous ces sèmes. Il est grand temps de se préoccuper de la place des sèmes dans un texte, et non plus seulement dans la langue ou dans toute autre abstraction paradigmatique. Nous allons donc présenter et analyser une notion si fondamentale qu’elle apparaissait en filigrane dans les discussions précédentes, qui ne seront d’ailleurs entièrement validées que par elle. Il s’agit de la notion d’isotopie. Il existe bien des façons d’aborder cette notion, mais puisque nous avons pris le parti de l’exposer après les notions de sème, taxème etc., nous la définirons tout d’abord à partir de ces dernières. 

L’isotopie comme constat

L’isotopie dans sa considération statique n’est donc rien d’autre que la récurrence d’un même sème dans des sémèmes entretenant des relations syntagmatiques. Ceci exprime simplement le fait que les signifiants alignés dans un texte ont des sens «proches», d’une proximité de caractère purement sémantique. Ainsi la simple phrase «Mange ton gâteau avec ta fourchette !» est le siège d’au moins une isotopie, puisque le sème /alimentation/ peut être repéré dans les descriptions de ’mange’, ’gâteau’ et ’fourchette’. Ainsi, cette simple notion de répétition permet d’ores et déjà de valider le sème récurrent comme description d’une «thématique» du discours. Cette description n’est bien entendu pas exhaustive, mais n’en est pas moins valide. Si l’on considère les différents sémèmes de cette phrase analysés indépendamment, la reconnaissance d’un sème commun établit une sorte de cohérence du discours, et de l’analyse qui en a été faite. L’isotopie constitue ainsi une sorte de «condensation sémantique» du texte analysé. Une isotopie est constatée dès lors que deux sémèmes d’un texte possèdent un sème en commun. De plus, le sème récurrent n’a pas besoin d’avoir le même statut pour toutes ses occurrences, que celui-ci soit générique, spécifique, inhérent ou afférent. Nous verrons d’ailleurs plus loin comment établir sur cette base une caractérisation des isotopies. Les sémèmes qui supportent une isotopie ne sont pas nécessairement aussi proches sur le plan syntaxique que dans notre petit exemple précédent : F. Rastier propose ainsi une isotopie du sème /intensité/ tout au long de L’assommoir ([49], p.115). Au vu de toutes ces possibilités, il apparaît donc qu’une isotopie est chose fort courante si on la considère a posteriori, et qu’en tout cas elle ne fait que résumer le résultat de l’interprétation : c’est en effet en chasser tout aspect constructif.

L’isotopie comme processus : de la présomption à la validation

Ce que nous voulons exprimer ici est qu’une isotopie est également, et surtout, un moyen efficace de guider l’interprétation d’un texte, et un outil formel pour capter les objectifs et présuppositions interprétatifs de l’interprète. Interpréter peut, à un certain niveau déjà suffisant dans une approche informatisée, être vu comme la construction et l’explicitation d’isotopies. Comme le dit F. Rastier : «En général, on considère l’isotopie comme une forme remarquable de combinatoire sémique, un effet de la combinaison des sèmes. Ici au contraire, où l’on procède paradoxalement à partir du texte 74 pour aller vers ses éléments, l’isotopie apparaît comme un principe régulateur fondamental. Ce n’est pas la récurrence de sèmes déjà donnés qui constitue l’isotopie, mais à l’inverse la présomption d’isotopie qui permet d’actualiser des sèmes, voire les sèmes.»[49](p. 12). Encore plus loin, la volonté de mettre en place des isotopies lors de l’interprétation d’un texte permet de réduire la multiplicité des identifications de sèmes. Le fait d’avoir déjà utilisé /couvert/ comme sème pour ’fourchette’ peut guider l’utilisateur à interpréter ’assiette’ comme ustensile alimentaire et non comme synonyme d’équilibre. C’est là un grand principe, qu’en interprétant un texte on s’attend à sa cohérence, donc à pouvoir y repérer des isotopies ; c’est la fameuse «présomption d’isotopie» de F. Rastier ([49] p 12). Ainsi, en abordant une recette de cuisine, il est clair que le domaine de l’//alimentation// y sera utilisé, et que l’isotopie correspondant à ce sème sera extensionnellement importante dans un tel texte. Plus que cela, tous les repérages de sèmes, même de ceux qui seront «distants» du culinaire, seront tout de même influencés par cette présomption. La présomption d’isotopie peut donc se contenter d’être formellement pauvre, mais se concrétisera en une véritable et explicite isotopie le long du processus interprétatif. Et c’est ainsi que déjà se profile la zone d’assistance informatique que nous proposerons par la suite : elle concernera la mise en forme et la construction enrichissante de données brutes.

L’isotopie approfondie

Revenons donc plus attentivement sur ce qui se cache réellement derrière cette notion. Elle fut tout d’abord proposée par A.J. Greimas, puis reprise tous azimuts dans la communauté linguistique ; il est vrai que la simplicité de son énonciation permet d’y placer un grand nombre de notions, même de non sémantiques. C’est en fait à la récurrence que l’on peut s’attacher facilement. Pour A.J. Greimas, l’isotopie consistait principalement en la répétition du même classème (au sens particulier que nous avons évoqué plus haut). F. Rastier a donc largement étendu cette notion, puisqu’une isotopie, selon lui, peut s’exprimer par la récurrence de n’importe quel type de sème. Cette proposition donne en fait une véritable souplesse au rapport entre les ordres syntagmatique et paradigmatique. En effet, le statut des sèmes dépend de l’organisation des signifiés en classes sémantiques, donc de l’interprétation qui les repère ; et il en est de même de leur forme. Ainsi, cette notion de récurrence est une abstraction par rapport à ces considérations, et tend à unifier une interprétation en soi. Mais nous verrons plus tard que la nature des sèmes récurrents, en ce qu’elle traduit un niveau de systématicité, peut  également avoir des conséquences non négligeables sur le rôle de ces isotopies.

Syntagmatique et paradigmatique

Revenons donc sur cette dualité de l’isotopie, à laquelle F. Rastier s’intéresse d’ailleurs, pour y accepter la récupération d’un principe de Jakobson [25], celui de la «projection du principe d’équivalence de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique». Ceci est parfaitement visible en ce qui concerne les isotopies dont le sème est générique dans ses occurrences. Par exemple, «Mange ton gâteau avec ta fourchette» est le siège d’une isotopie mésogénérique, les trois sémèmes qui la supportent étant des éléments du même domaine. Réunis dans la structure sémantique, il entretiennent des relations du même ordre en étant réunis dans un même discours. On passe bien de la langue au discours, en ne préservant de la structuration complexe de la première qu’une partie, mais en la confrontant à la réalité du second, où elle sera confrontée à d’autres formes de complexité. Mais nous verrons que ces isotopies n’ont qu’un intérêt limité dans le cadre de l’analyse d’un texte à vocation littéraire, du moins si l’on considère ces classes sémantiques comme stabilisées à un haut niveau. Nombre d’effets stylistiques se distinguent justement par leur transversalité par rapport à ces classes «typiques».

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