Jeu et animation. Ethnographie des formalisations éducatives du loisir des enfants

L’absurdité d’une proposition saugrenue 

Rien de tel pour entrer dans le vif du sujet. D’apparence anodine voire banale, la thèse pourrait pourtant s’abréger dans cette situation si l’on prend soin de s’y attarder. À lui seul, ce haussement d’épaule confus de Corentin résume et condense un paradoxe qui, de prime abord, paraît absurde. Face à la demande de sa collègue, l’embarras de l’animateur est visible et on peut l’interpréter ainsi : « À quoi bon proposer un jeu à des enfants qui jouent déjà ? » À la vue des enfants occupés sur le tapis entre la lecture, le dessin ou avec des figurines, l’animateur ne voit pas ce qu’il pourrait faire de plus et l’exprime dans sa réponse. Comme une évidence, il suffirait de regarder pour se rendre compte que la « prise en charge » ou « faire un jeu » n’est pas nécessaire avec ces enfants. Autrement dit, un malentendu recouvre le jeu entre les interprétations de Corentin et Léa. Voilà le point de départ de l’enquête, le problème – certes réduit – qu’elle va chercher à expliquer.

Par ailleurs, cette mésinterprétation est confirmée par la deuxième remarque de l’animatrice qui ne partage pas le même avis que son collègue et encore moins sa perplexité. Bien que les enfants indiqués soient déjà accaparés, elle insiste pour que Corentin leur propose un jeu. A priori, si l’on suit le raisonnement de l’animatrice, ce n’est « pas grave » et ce n’est pas une raison suffisante pour s’abstenir de proposer un autre jeu. La particularité de cet autre reste implicite mais le message est semble t-il reçu par l’animateur. Comment différencier les jeux ou les pratiques enfantines et le jeu annoncé par l’animateur ? Comme le laisse entendre l’animatrice, les premiers seraient-ils moins importants voire secondaires par rapport au deuxième ? Sur quoi reposerait cette distinction ? Le problème se précise.

Ces premières questions peuvent être redoublées lors de la proposition de Corentin jusqu’au moment où il rapporte un jeu de société. Entretemps, Pierrine continue de dessiner, Rémi et Quentin poursuivent la construction d’un chalet pour des figurines, Christian prolonge son dessin en attendant et accepte avec un enthousiasme plus marqué l’invitation de Quentin pour « faire une cabane » et, malgré le refus de l’animatrice, Arno entame une partie avec Rémi. Au retour de l’animateur, on constate que les interprétations précédentes conservent leur pertinence. Qui plus est, on peut noter que si Arno se voit refuser son invitation par Léa, Quentin ne peut se soustraire à celle de Corentin que renforce la remarque de sa collègue.

Suivant un degré d’engouement variable, l’empressement des enfants est plus ou moins mesuré entre la réticence de Quentin et l’envie presque pressante de Christian. Dans tous les cas, trois garçons sont réunis et attablés avec Corentin dans la pièce attenante pour débuter une partie d’un jeu de société. À la lecture de la dernière vignette citée et des suivantes, son déroulement va être émaillé de quelques difficultés pour l’animateur devant les frasques de Quentin, contraint à participer (11h30). Pour conforter le paradoxe soulevé, le jeu animé venant remplacer les pratiques enfantines ne provoque pas le type d’effervescence auquel on peut s’attendre, du moins si l’on en croit les réactions de Corentin. Le paradoxe s’épaissit alors : « À quoi bon proposer un jeu à des enfants qui jouent déjà d’autant plus s’il provoque un incident ? » .

Par ailleurs, les dispenses de Rémi qui continue à se déguiser ou de Pierrine qui reprend les tracés de son dessin peuvent paraître étonnantes après la justification de Léa. Est-ce à dire que certains enfants se voient réserver un traitement particulier ? Le problème paradoxal devient une véritable énigme. Plus largement, on peut s’interroger sur la répartition du travail entre l’animatrice et l’animateur. En effet, si on reprend le début de la séquence, les enfants manipulent de la laine, de la peinture, de la colle et des bouts de bois sous l’égide de l’animatrice pour confectionner des mobiles (10h34). Manifestement, les garçons ont terminé les premières étapes en avance de cette « activité » distinguée du « temps libre » et du « temps calme » par Léa, dont l’expression suffit à justifier et confirmer la nécessité de la proposition de Corentin, pour lui comme pour les garçons concernés. Que recouvrent ces notions et comment ces « temps » organisent les pratiques ludiques ?

Une énigme mais connue 

Emblématique, cette situation constitue un point de départ pour étudier les relations entre le jeu et les « pratiques animatives ». Malgré un néologisme, cette notion empruntée à Ndiaye (2007) s’avère pertinente. D’une part, elle s’éloigne du vocabulaire éducationnel qui traverse voire sature le monde de l’animation et des Accueils Collectifs à caractère éducatif de Mineurs (accem) (dans les projets d’animation, leurs objectifs pédagogiques et opérationnels, leur évaluation, les projets pédagogiques et éducatifs des accueils dits à « caractère éducatif » . . . ) et évite les qualificatifs « éducatives » et « pédagogiques » qui laissent entendre un travail directement attaché à l’éducation du fait, ou non, de l’encadrement d’enfants. En effet, l’animation concerne aussi les adultes dans diverses institutions dédiées au loisir et il existe des institutions accueillant des enfants qui n’élaborent ni intentions ni organisation ni pratiques présentées comme éducatives. D’autre part, cette notion inclut la singularité de la « pratique d’animation » partagée par d’autres sphères sociales qui utilisent une fonction d’animation (le monde de la formation et de l’enseignement, le monde du spectacle. . . ). D’autant que les animatrices ne se limitent pas à l’« animation » d’activités mais assurent d’autres fonctions (de surveillance ou de soin, par exemple) qui sont comprises dans les pratiques animatives. Mais en prenant comme point de départ les données empiriques issues de l’enquête de terrain, les pratiques animatives et les pratiques ludiques enfantines considérées ne peuvent se circonscrire à une seule discipline scientifique (histoire, sociologie, psychologie… ) et encore moins à leurs sous-divisions internes (sociologie de l’éducation, sociologie de l’enfance, sociologie du loisir. . . ). En ce sens, on rejoint la « misère de la division du travail sociologique » que critique Lahire (2005b) en s’appuyant notamment sur le cas des « pratiques culturelles adolescentes » qui dépassent les cloisonnements sociologiques, cette division pouvant s’avérer « fatale » pour appréhender et comprendre les pratiques sociales dans leur épaisseur et dans toutes leurs dimensions.

Si les sciences de l’éducation peuvent se targuer de leur pluridisciplinarité ou d’une «approche multiréférentielle » (Ardoino 1993) pour aborder les situations éducatives, elles ne sont pas épargnées par des spécialisations ou une centration sur l’institution scolaire. Pour Monjo (1998), la majeure partie des travaux des sciences de l’éducation était toujours « prisonni[ère] d’un paradigme scolaire » non sans lien avec les demandes sociales pour analyser et améliorer les pratiques enseignantes et leur formation, lutter contre l’échec et réduire les inégalités scolaires ou encore modifier l’organisation scolaire dont ses « rythmes ». Considération  que l’on retrouve encore chez Poizat (2014, p. 33) pour qui « [e]n France, la réflexion sur l’éducation demeure étrangement cantonnée pour sa plus grande part au domaine de l’École ». Plus récemment, le rapport à propos de « la recherche sur l’éducation » donne un aperçu global des travaux français et la contribution consacrée à l’animation et à l’éducation populaire de Francis Lebon rappelle ces mêmes constats (Thibault et Garbay 2017, p. 154-155).

Méconnue mais connue, ce jeu de mots admissible vient souligner deux dimensions de cette enquête. D’une part, elle porte sur des objets marginaux et, de ce fait, méconnus, comme l’explique la prochaine section où l’on s’intéresse au(x) jeu(x) des enfants et des animatrices durant le loisir et dans des établissements « non scolaires». Néanmoins, cette méconnaissance n’empêche pas l’existence de nombreux travaux – notamment en langue anglaise – qui traitent de ces mêmes objets – individuellement ou non – dans des contextes différents (historiquement, géographiquement, culturellement, socialement.. . ) à partir d’ancrages disciplinaires variés. D’autre part, cette multiplicité des objets explorés et leurs entremêlements possibles rend difficile l’exercice inévitable de la présentation d’un état des connaissances à partir d’une revue de littérature initiale. Nécessitant une question circonscrite et des objets précis pour être opérant dans une logique déductive, sa pertinence dans une démarche inductive est moins probante et justifie l’emploi d’une approche méthodologique particulière.

Table des matières

Introduction
I Cadres de l’enquête
1 Une ethnographie processuelle et multisituée
II Formes ludiques et pratiques animatives
2 Des « jeux libres » et des « jeux dirigés »
3 Des jeux et des engagements
4 Des jeux et les conditions de jouabilité
5 Des jeux ou des « activités »
III Formes ludiques et formes animatives
6 Le centre de loisirs au quotidien
7 Formes animatives et formes loisives
8 Formes animatives et formes éducatives
9 Les formes de l’animation
IV Formes ludiques entre loisir et éducation
10 Les ambiguïtés du « loisir éducatif »
11 « Faire » de l’éducation
Conclusions

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