Journal littéraire et Internet

Journal littéraire et Internet

Internet : un retour aux pratiques culturelles du journal littéraire du XVIIIe siècle ?

Partons, pour commencer, d’un extrait de l’ouvrage Une presse sans Gutenberg de Fogel et Patino : Lors de la création des premiers journaux modernes, la presse rapportait l’activité des élites politiques, financières, universitaires, culturelles, etc. Les progrès de la démocratie, la montée des niveaux de vie et la diffusion d’une culture de masse ont poussé à ajouter à ce premier travail un suivi de la vie des sociétés, de l’évolution des savoirs et de la chronique des faits les plus divers. La création d’Internet n’invalide pas ces approches, mais oblige à les compléter d’une troisième démarche : rendre compte d’une société de l’information qui explose sur le réseau mondial et ne se confond pas avec les élites ou avec la société tout court842 . Si le propos de Fogel et Patino est discutable concernant le fait qu’Internet ne se confonde pas avec les élites, il établit néanmoins un lien manifeste entre les premiers périodiques et ce nouveau média qu’est Internet. Néanmoins, comme la plupart des théoriciens sur les médias, ils partent des journaux post-révolutionnaires pour construire leur analyse, considérés comme les premiers journaux modernes. Les périodiques du siècle précédent sont, selon l’habitude, totalement négligés. On leur refuse tant le statut d’œuvre littéraire que celui de média. La modernité du journalisme réside dans le fait « d’informer sur l’information », rendu possible par le développement d’une « société de l’information ». Mais l’activité critique du périodique littéraire participe aussi de cette entreprise d’informer sur l’information, comme lorsqu’elle contribue à rendre compte de l’activité des élites, philosophes, hommes de lettres, nobles, etc. Dans leur ignorance de la presse du XVIII siècle, Fogel et Patino établissent une comparaison entre Internet et les premiers journaux modernes, qui s’applique également à nos journaux littéraires. Le rapport entre les deux médias est invalide s’il s’agit seulement de comparer le type d’information, la rapidité de diffusion des nouvelles, leur impact sur le monde, ou encore leur rôle dans l’accès au savoir. Il est évident, bien sûr, que les progrès techniques ont permis une diffusion sans précédent des informations, une instantanéité de celle-ci, et une relation au savoir de plus en plus individualisée. Internet, en cela, n’évoque pas les journaux littéraires. Pourtant, ce qui importe ici, c’est le résultat, l’impact du développement de ces journaux sur la société de lecteurs. Or, ces trois effets, la diffusion large, son caractère quasi instantané ou encore l’individualisation du rapport au savoir (rendu possible avec les articles de critique et la mise en débat), font partie intégrante de ce développement, comme nous avons pu le constater. Les journaux littéraires ont trouvé le succès en partie grâce aux opportunités d’échange et de partage des idées offertes aux lecteurs. Il est certes délicat, voire anachronique, de parler de démocratisation du savoir dans ces journaux puisque la majeure partie de la population n’y avait pas accès. Mais ils ont tout de même touché une frange plus large qu’auparavant, notamment avec le développement des lieux de lecture. Les arguments qui pourraient invalider l’hypothèse d’une similitude entre les journaux littéraires et Internet ne signalent qu’une seule chose : l’évolution des techniques qui permet d’augmenter encore, voire de réaliser pleinement, les effets ressentis par les lecteurs à la fréquentation de ces périodiques. Aujourd’hui, le cliché le plus répandu consiste à assimiler l’apparition du réseau à l’imprimerie, parce qu’il développe une nouvelle écriture, un nouveau langage et donc un rapport au monde innovant. À ce constat, loin d’être inexact, peut cependant s’ajouter l’idée d’un réseau de plus grande ampleur qui se serait mis en place avec les journaux littéraires, et qui touche l’Europe entière. Permettons-nous ici de reprendre à notre compte le propos d’Yves Jeanneret sur Internet, et de considérer ici les journaux littéraires comme un fait « civilisationnel » .

Naissance du journalisme et renouveau du journalisme

Les journaux littéraires lancent véritablement le développement de la presse en France. Leur nombre ainsi que les succès contribuent à installer le journal dans le paysage français. Ils inaugurent une pratique nouvelle qui s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui et qui répond au besoin d’information et à la curiosité caractéristiques des sociétés humaines. Quant à Internet, il fait l’effet d’une révolution au milieu des différents médias du XXe siècle : la presse papier, la radiophonie et la télévision. Il bouleverse les conceptions du journalisme établies depuis le XIXe siècle, et renouvelle la pratique de la profession, dans un retour aux fondamentaux des périodiques littéraires. Tous deux ont été définis par l’expression « laboratoire du journalisme ». Ils se présentent comme des lieux expérimentaux, qui non seulement diffusent le savoir, mais qui s’efforcent également de proposer une réflexion sur leur pratique. Ils questionnent les notions d’auteur, de rédacteur, de journaliste, voire de texte ou de lecteur. La profession n’est pas encore définie au siècle des Lumières tandis qu’elle pose de nouvelles questions avec Internet. Ce sont donc deux époques charnières dans l’histoire du journalisme, et donc, plus largement, dans l’histoire des médias. Internet, considéré comme un cybermédia, est devenu le symbole de l’appropriation de l’information, et des possibilités de sa compréhension par l’individu. Il signale l’autonomie de celui-ci et sa participation à la construction de l’information. L’internaute est un acteur du web, comme le lecteur l’est du journal littéraire. Pierre Polomé, dans son ouvrage Les médias sur Internet, complète la phrase du philosophe Mc Luhan, « le média, c’est le message », en considérant que le média, « c’est aussi l’utilisateur » 846. Or cette conception était déjà en place au XVIIIe siècle. Au cœur du journal littéraire se trouve non pas l’information, ou l’article de critique, mais le lecteur, contrairement aux périodiques des deux siècles à venir, fondés le plus souvent sur un contenu. En outre, de nombreux sites, et Rue89 en est la meilleure illustration, se structurent autour d’un triangle d’acteurs : les internautes, la rédaction professionnelle et les experts. Ce même triangle est visible dans nos périodiques, dans lesquels les experts renvoient cette fois à ces figures d’autorité maintes fois évoquées847. Internet permet donc un retour à des pratiques similaires. Il situe à nouveau la personne, l’individu, au cœur de son système, au détriment parfois d’une information de qualité. Cependant, les rédacteurs des journaux littéraires, s’ils laissent la parole aux lecteurs, agissent comme des filtres à cette parole. Ils sont libres de publier ou non les lettres et articles qu’ils reçoivent. A contrario, les discours des internautes ne subissent pas cette forme de censure. Chacun prend la décision, pour lui-même, de mettre en ligne le texte qu’il a écrit mais sa visibilité dépend de la qualité et de l’intérêt des propos exprimés. Sur Internet, il convient donc de distinguer la publication, qui résulte de la volonté individuelle, de la visibilité de celle-ci, rendue possible par l’appréciation des autres nternautes. Il y a donc bien un filtre qui se met en place, mais un filtre collectif comme l’identifie Dominique Cardon dans sa conférence sur Les sociabilités numériques : « Ce qui a été filtré par l’intelligence collective des internautes […] ne fait jamais que reproduire des formes de hiérarchisation sociale et culturelle qui sont très proches de l’espace public traditionnel » 848 . Les internautes censurent finalement de la même façon que les rédacteurs les discours publiés sur Internet. Ils s’inspirent des codes sociaux et culturels en usage dans leur société pour juger de la qualité des textes qu’ils lisent, bien que leur connaissance de ces codes ne soit pas toujours aussi fiable que lorsque ceux-ci sont maniés par les rédacteurs et les journalistes. Le média Internet n’a cessé d’évoluer depuis sa création il y a maintenant un peu plus de vingt ans. D’un simple espace de consultation, il est devenu un réseau des réseaux où dominent l’interactivité et la participation. Comme les journaux littéraires, il virtualise l’information et annonce un désir puissant de partage de celle-ci. Contrairement aux médias de masse tels que la presse écrite, la radio ou la télévision, Internet est un « self média, un média individualisé » dans la mesure où il est approprié personnellement par chaque utilisateur, comme les journaux littéraires849. En effet, utiliser Internet demande une implication réelle de la part de l’internaute. Comme le lecteur de presse littéraire, au XVIIIe siècle, il s’agit d’interroger l’information et de lui appliquer ses propres ressources critiques. Ces deux médias se caractérisent par leur difficulté à choisir entre l’opinion et l’information. Le journalisme doit-il rendre compte des événements en privilégiant les faits ou en favorisant l’expression d’un point de vue ? La question de l’objectivité du journaliste est ici posée de façon sous-jacente. Le journaliste doit-il rester neutre dans sa présentation des informations ou s’appliquer à développer une réflexion personnelle et argumentée sur l’événement ? Les rédacteurs des journaux littéraires sont soumis à cette même question. Ils choisissent d’ailleurs de mettre en exergue leur idéal d’objectivité dans leurs préfaces, tout en appliquant plutôt le principe du point de vue dans leurs volumes. Mais déjà, l’objectivité du journaliste apparaît comme un critère fondamental constitutif de la profession. À partir de la Révolution, la presse se tourne résolument vers la presse d’information, comme dans les pays anglo-saxons d’ailleurs, ce qui explique la rupture avec les périodiques littéraires. Or, sur Internet, les frontières entre presse d’information et presse d’opinion sont à nouveau brouillées, d’autant plus que « l’explosion de la communication » favorise l’expression personnelle, dans un retour aux pratiques des journaux littéraires, dont nous avons vu qu’elles s’appuient sur les traditions des fictions littéraires.

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