La pronostication joyeuse de jean molinet à françois rabelai

L’ astrologie, au XVIe siècle, se retrouve dans une position délicate et controversée entre les croyances populaires établies depuis des générations et les préceptes de la religion. Il existe néanmoins plusieurs types de prédictions astrologiques, comme en témoigne l’ existence du genre littéraire de la pronostication astrologique, que nous nommons dans le présent mémoire « pronostication sérieuse» par souci de distinction avec le genre parodique de la pronostication joyeuse. Son origine remonte aux prédictions astrologiques des Chaldéens, en Mésopotamie, il y a plus de 5000 ans, d’où émergent également les prophéties, dont les plus connues aujourd’hui sont certainement celles de Nostradamus (1503-1566), qui cherchaient à « annoncer le jugement imminent » sous l’influence d’ une inspiration divine, phénomène que nous n’aborderons toutefois pas dans cette recherche. De telles prédictions, à la Renaissance, se présentent sous différents avatars depuis les almanachs, publiés parfois sous forme de calendrier ou de liste contenant les renseignements astronomiques et météorologiques pour l’ année à venir (dates des fêtes religieuses et phases de la lune), jusqu’ aux pronostications, qui peuvent porter sur une ou plusieurs années et qui offrent des interprétations, tirées de la position et du déplacement des astres, visant à prédire, entre autres, le temps qu’il fera, la qualité des récoltes, le destin d’ un individu en particulier ou d’ un royaume, ou encore le moment propice à la prise de médication et à la saignée. Il existe donc deux types d’ astrologie qui se retrouvent parfois dans un même texte: d’une part, l’ astrologie scientifique ou naturelle, qui s’intéresse aux données climatiques ainsi qu’à la médecine, et, d’autre part, l’astrologie judiciaire, qui tente de prédire l’ avenir des hommes, en niant ou en minimisant leur libre arbitre.

François Rabelais (1494-1553), probablement l’un des auteurs les plus lus et les plus étudiés de l’histoire littéraire française, s’inscrit, en tant que médecin et astrologue, dans le genre littéraire de la pronostication sérieuse avec l’Almanach pour 1533, l’Almanach pour 1535, l’Almanach pour l ‘an MD. xli, et La grande et vraye Pronostication nouvelle pour l ‘an Mil. CCCCC.xliiii, qui lui est parfois attribuée, sans oublier la Pronostication perpétuelle composée et practiquée par les expers anciens, et modernes Astrologues, et Médecins (ca 1570), compilation où figurent son nom amsi que celui de Seraphino Calbarsi, anagranune de « Phrançois» Rabelais. Ces ouvrages, tous incomplets à l’exception du dernier, se retrouvent dans la catégorie de ses aultres écrits, partie de son œuvre trop rarement abordée par les études littéraires et qui comprend également la Pantagruéline Prognostication (1532), texte d’un grand intérêt puisqu’il témoigne de la complexité de la relation de Rabelais à l’astrologie, dans la mesure où il s’agit d’une parodie de pronostication, proche de la pronostication joyeuse. Or, Rabelais n’est pas le premier à employer ce genre littéraire, dont le texte fondateur, toute langue confondue, incluant le latin, est l’Aultre prenostication, composée en 1476 par le Grand Rhétoriqueur français Jean Molinet (1434-1507), qui est l’auteur de huit pronostications joyeuses (sept en prose et une en vers) et qui sera imité par plusieurs pronostiqueurs joyeux au cours du XVIe et au début du XVIIe siècles. Selon Jelle Koopmans et Paul Verhuyck , il existerait plus de 46 pronostications joyeuses en langue française, sans compter celles dans les autres langues, dont l’italien, le néerlandais, l’allemand et le latin, ce qui témoigne de la fortune du genre.

LE RiRE ET LA PARODIE AU MOYEN AGE FINISSANT ET AU DEBUT DE LA RENAISSANCE

À la lecture de textes originaux d’auteurs tels que Adam de la Halle, Jean Molinet ou Rabelais, sans compter les nombreux textes anonymes comme La farce du maître Pathelin (1460) ou les nombreux genres littéraires voués à amuser, par exemple le théâtre comique, la farce et la sotie, force est de constater que l’humour occupe une place d’importance dans la culture artistique et littéraire au Moyen Âge et à la Renaissance. Daniel Ménager, dans son ouvrage La Renaissance et le rire, se concentre sur l’intérêt des penseurs de la Renaissance pour l’origine et les causes du rire, notion qui, à cette époque, désigne d’abord le rire qui provoque la chaleur et qui « avant d’être le signe d’un sentiment (joie, plaisir, étonnement, etc.) [ … ] apparaît alors comme un mouvement du corps, surtout dans sa variante extrême: le fou rire ». Pour lui, la plus grande contribution des penseurs du XVIe siècle à la théorie du rire est justement de sortir du mode de pensée voulant que le rire soit une simple expression de pure joie mais « qu’en lui se mêlent des sentiments complexes, miroir de l’homme et de ses contradictions ». Si, comme l’affirme Rabelais, le rire est le propre de l ‘homme, valable en tout temps et en tout lieu, il illustre également sa fragilité puisque l’on peut mourir de rire. Rabelais se positionne donc par rapport à la théorie classique du rire en suggérant qu’il « existe un rire plus triomphal, infiniment plus heureux que celui des traités, un rire délivré du spectacle de la misère et de la laideur humaines : celui des « Bien Yvres,, ». Cette affirmation amène Daniel Ménager à penser qu’il existe en fait deux types de rire, soit le rire carnavalesque, associé à l’expression « mourir de rire », et le rire de bonheur. Il propose également une distinction entre le rire du Moyen Âge et celui de la Renaissance, qui serait perceptible à travers l’ exigence de pudeur et de raffinement propre à la Renaissance: le rire doit être beau et ne pas déformer le visage, et la comédie doit avoir à la fois « pour objectif de faire rire et de faire réfléchir ». Il y a donc un côté sérieux et parfois même grave au rire de la Renaissance, qui devient plus personnel que fusionnel. Toutefois, le rire des pronostications joyeuses, autant celles de Molinet que celles de la Renaissance, semble se rapprocher plus de l’ esthétique du fou rire que de celle du simple sourire, compte tenu de l’importance qu’il accorde aux traits grossiers du corps humain ainsi que le nombre d’allusions à caractère sexuel ou carnavalesque que ces textes emploient, dont l’extrait suivant n’est qu’un exemple parmi tant d’autres: « commes les huitres trop maniées souvent s’ouvrent d’elles mêmes, ainsi font les filles  ».

Mikhaïl Bakhtine, qui s’est également penché spécifiquement sur la question de l’humour et du comique, propose une étude fort intéressante de la culture populaire et de l’ évolution du rire du Moyen Âge à la Renaissance. Pour lui, « en interdisant au rire l’ accès de tous les domaines officiels de la vie et des idées, le Moyen Âge lui a conféré en  revanche des privilèges exceptionnels de licence et d’ impunité en dehors de ces régions: sur la place publique, au cours de fêtes, dans la littérature récréative  ». L’autorité a ainsi joué un rôle considérable dans l’ importance accordée au rire, qu’il place du côté des valeurs de la liberté, de l’universalisme et de l’expression de la vérité du monde, « populaire et non officielle », par opposition à la peur du sacré et de l’interdit inspirée par les instances du pouvoir, qui s’associent « au mensonge et à la flagornerie, à la flatterie et à l’ hypocrisie  ». Il place ainsi l’élite, éduquée et contrôlante, en opposition directe avec le peuple, soumis et tentant de s’émanciper par le rire, ce que lui permettent les bouffons lors des fêtes carnavalesques qui se déroulent sur les places publiques. Les pronostications joyeuses étaient effectivement, pour la plupart, composées pour être récitées de façon orale lors d’événements publics et ainsi divertir le peuple sous forme de « pièces à une voix [où] l’acteur incarne le prophète moqué  ». Seulement, bien qu’ il souligne plusieurs points intéœssants et pertinents, l’ouvrage de Bakhtine se montre parÎois beaucoup trop catégorique dans la séparation systématique du peuple et de l’autorité, qui s’applique plus ou moins dans le cas du gerue littéraire qui nous intéresse. Daniel Sangsue déclare d’ailleurs à ce propos : L’inconvénient de la perspective bakhtinienne est en effet d’être un peu trop manichéenne : promotion enthousiaste de la culture populaire contre la culture « officielle», idéalisation du Moyen Âge et de la Renaissance comme les âges d’or du rire et de la parodie, vision schématique des siècles suivants comme une période de marginalisation des formes comiques en raison de la formation d’ un régime de classes et d’État  .

Dans son étude de la parodie au Moyen Âge, Martha Bayless mentionne que, « comme beaucoup d’œuvres littéraires humoristiques, [la parodie médiévale latine] était non seulement l’ouvrage d’une classe sociale lettrée, mais souvent de ses membres les mieux éduqués  ». Cette auteure souligne l’implication de gens éduqués dans la prolifération de l ‘humour au Moyen Âge, et bien que son étude se concentre essentiellement sur la parodie médiévale latine, ce constat s’applique également, selon nous, à la parodie en langue vernaculaire. En effet, plusieurs satires et parodies de sermons religieux, de la liturgie et même de la Bible sont écrites par des membres du clergé, dont « le ridicule était souvent dirigé contre les beuveries illicites, le jeu, la gloutonnerie, la corruption ecclésiastique et la vilenie des paysans  ». Rabelais, en sa qualité de moine défroqué, exerce avec les autres moines un humour particulier, souvent parodique, la « matière de bréviaire », c’est-à dire l’évocation répétée des textes religieux menant à une dévalorisation du sens élevé de la parole biblique ou liturgique. Notons d’ailleurs qu’il était lui-même un personnage à la fois lettré et savant, connu pour partager son érudition avec ses collègues humanistes. Au moment de l’écriture de la Pantagruéline Prognostication, il n’est encore que bachelier en médecine, mais il acquiert le titre de docteur en médecine en 1537, titre qui, combiné avec le fait qu’il a composé de nombreux almanachs sérieux dont les données astrologiques sont vérifiables, témoigne de son adhésion à l’astrologie, tout du moins à une certaine forme d’astrologie. Molinet et Des Périers sont également reconnus à l’époque pour leur érudition, et nous pouvons poser que les auteurs de la plupart des pronostications joyeuses étudiées, même si certains d’entre eux sont anonymes ou écrivent sous le voile d’un pseudonyme, ne faisaient probablement pas partie du petit peuple puisqu’ils sont lettrés et ont une connaissance assez approfondie des canons de l’astrologie pour les citer et se permettre de les parodier, sans compter que les nombreuses références d’un auteur à l’autre témoignent du fait qu’ils se lisaient probablement entre eux.

Table des matières

CHAPITRE 1 INTRODUCTION GÉNÉRALE
CHAPITRE 2 CONTEXTE HISTORICO-CUL TUREL DE PRODUCTION DES PRONOSTICATIONS JOyEUSES
2.1 LE RIRE ET LA PARODIE AU MOYEN ÂGE FINISSANT ET AU DÉBUT DE
LA RENAISSANCE
2.2 CROYANCES POPULAIRES, ASTROLOGIE ET RELIGION, DU MOYEN ÂGE
FINISSANT AU XVIE SIÈCLE
2.3 LES GRANDS RHÉTORIQUEURS ET MOLINET: LEUR INFLUENCE SUR
LE XVIE SIÈCLE
CHAPITRE 3 PRONOSTICATION SÉRIEUSE ET PRONOSTICATION JOYEUSE: CARACTERISTIQUES DES GENRES
3.1 CARACTÉRISTIQUES FORMELLES ET THÉMATIQUES DU GENRE
LITTÉRAIRE DE LA PRONOSTICA TION SÉRIEUSE
3.1.1 CARACTÉRISTIQUES FORMELLES
3.1.2 CARACTÉRISTIQUES THÉMATIQUES
3.2 CARACTÉRISTIQUES FORMELLES ET THÉMATIQUES DU GENRE
LITTÉRAIRE DE LA PRONOSTICA TION JOyEUSE
3.2.1 CARACTÉRISTIQUES FORMELLES
3.2.2 CARACTÉRISTIQUES THÉMATIQUES
3.3 CONFRONTATION DES DEUX GENRES: LES ÉLÉMENTS PARODIÉS ET
FONCTIONS DE CETTE PARODIE
CHAPITRE 4 LA PRONOSTICATION JOYEUSE CHEZ JEAN MOLINET 71
4.1 LES ASSISES DU GENRE: JEAN MOLINET (1435-1507), L’AuLTRE
PRENOSTICA TlON (1476) ET LE NOUVEAU CALENDRIER (S.D.)
4.1.1 CARACTÉRISTIQUES FORMELLES
4.1.2 CARACTÉRISTIQUES THÉMATIQUES
4.1.3 PROCÉDÉS RHÉTORIQUES
4.2 PARTICULARITÉS DES TEXTES DE MOLINET
5.1 FRANÇOIS RABELAIS (1494-1553) ET LA PANTAGR UÉLlNE
PROGNOSTlCATION(1533) : ÉTAPES DE L’APPROPRIATION DU GENRE
5.1.1 CARACTÉRISTIQUES FORMELLES
5.1.2 CARACTÉRISTIQUES THÉMATIQUES
5.2 PARTICULARITÉS DE LA PANTAGRUÉLlNE PROGNOSTlCATION
5.3 POURQUOI ET COMMENT RABELAIS PARODIE-T-IL LA
PRONOSTICATION SÉRIEUSE ?
CONCLUSION GÉNÉRALE

Cours gratuitTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *