La protection des créanciers de la filiale en cas de fictivité

 La protection des créanciers de la filiale en cas de fictivité

Il n’est pas rare, dans le cadre de groupes de sociétés, qu’il existe une ou  plusieurs filiales fictives, constituées dans le seul but de masquer les agissements de la société mère . Celle-ci, motivée par l’unité économique du groupe, tend souvent à atténuer le cloisonnement juridique entre ses filiales, considérant leur ensemble comme un réservoir global d’actifs, utilisable en fonction des nécessités économiques. Cette tendance est telle que certaines filiales n’apparaissent en réalité que comme une coquille vide dépourvue de toute autonomie, voire d’existence légale. Plusieurs avantages sont recherchés par la société mère, ainsi l’exercice d’une activité commerciale en se cachant derrière l’apparence de la filiale fictive, l’obtention d’un crédit bancaire au nom de cette dernière en évitant les poursuites de ses créanciers, ou le partage des risques financiers entre ses filiales réelles en remettant certains à la charge de la filiale fictive . Dans de telles situations, cette dernière n’est en effet qu’un  »prête-nom » de la société-mère « qui entend exercer tous les pouvoirs en escomptant seulement retirer les avantages résultant, notamment sur le plan de la responsabilité, d’une interposition de personnes  ». En ce sens une Cour d’appel  a pu déclarer qu’une société apparaît fictive « lorsqu’elle est dépourvue de toute autonomie décisionnelle et notamment de la faculté de décider de sa liquidation ou de sa survie, cette faculté appartenant en fait au véritable maître de l’affaire». 546. Pour cette raison, le législateur, et pour une plus grande part la jurisprudence, ont voulu protéger cette réalité juridique en sanctionnant les atteintes. La société mère, associée majoritaire ou dirigeante de sa filiale, n’a à s’ingérer dans les affaires particulières de celle-ci que par l’intermédiaire de ses organes sociaux, en respectant, au demeurant, ses prérogatives juridiques et l’intérêt social de la filiale. Depuis longtemps, la Chambre commerciale de la Cour de cassation confirma les juges du fond qui étendirent la faillite prononcée contre la société à ses associés et dirigeants sur fondement de la fictivité de celle-ci. C’était bien antérieur à la sanction particulière d’extension de faillite aux dirigeants créée pour la première fois par le décret-loi du 8 août 1935 (C. com. art. 446 abrogé). Un arrêt du début du siècle (rendu le 29 juin 1908) paraît en effet en être le premier maillon . Egalement, dans le cadre des groupes de sociétés, la même Chambre a eu plusieurs occasions  pour approuver l’analyse des juges du fond qui étendirent la faillite prononcée contre une filiale à sa mère ou à d’autres sociétés de son groupe en se fondant sur la fictivité de la filiale. Elle constatait que les dirigeants étaient les mêmes, les activités étaient exercées dans les mêmes locaux, le personnel était commun, et la comptabilité était unique pour toutes les sociétés. Autrement dit, la filiale en cause était dénuée de toute existence juridique à l’égard des autres sociétés. 547. Cependant, il doit être souligné que, comme dans la confusion de patrimoine, la seule appartenance d’une société à un groupe n’est pas en soi de nature à imputer à celle-ci la qualification de fictive. Selon un arrêt de la Cour de cassation, le fait que, outre la similitude des sigles et l’identité des dirigeants et du siège social, une société a été incapable d’assumer son rôle financier de holding à l’égard de sa filiale dont elle dépendait totalement, ne suffit pas à caractériser la fictivité de cette société1047 . Néanmoins, la fictivité peut, dans le cadre de groupes de sociétés, prendre deux formes : fictivité de la filiale elle-même (première section) et fictivité de l’action du/des dirigeant(s) de la filiale (seconde section).

Section I : La protection des créanciers en cas de fictivité de la filiale elle-même 

 La fictivité engendre des conséquences sur la personne morale de la filiale qui s’avère, totalement ou partiellement, irréelle. Dans certains cas, c’est l’ensemble de cette personne qui apparaît fictif, au point que ses créanciers ne trouvent plus aucun actif social. Dans d’autres cas, la fictivité ne frappe qu’une seule partie des attributs de la filiale, si bien que le gage de ses créanciers devient limité. L’analyse de ces deux types de fictivité doit viser, en définitive, la protection des créanciers de la filiale fictive par la saisie de la responsabilité de la société mère fondatrice, associée ou dirigeante de cette filiale. 

Sous-section I : La protection des créanciers de la filiale totalement fictive 

Comme nous l’avons souligné, l’article L. 621-2 du Code de commerce français prévoit que la procédure collective ouverte à l’encontre d’une personne morale peut être étendue à une ou plusieurs autres personnes en cas de fictivité de celle-ci. L’application de ce texte trouve un terrain favorable dans le cadre de groupes de sociétés où la société mère pourrait procéder à la création d’une ou plusieurs filiales, non pour leur accorder l’exercice d’une activité particulière, mais en vue de se soustraire à la vue de ses créanciers, en se plaçant derrière leur apparence virtuelle. C’est pour cette raison que les juges du fond ne cessent de prononcer l’ouverture d’une procédure collective à la fois contre la société mère et contre sa filiale lorsque celle-ci est purement fictive, « soit que son capital appartînt entièrement à la société mère, soit que la filiale n’ait été créée que pour faire échapper la société mère aux aléas de l’entreprise, soit que l’actif et le passif de deux sociétés fussent confondus ou étroitement imbriqués1048 ». Comme l’a démontré M-M. Berairie1049, la jurisprudence ne se convainc pas de la simple réunion des conditions formelles nécessaires à l’acquisition de la personnalité morale, puisque cette dernière est en lien indissociable avec l’existence d’un intérêt collectif supérieur et différent de celui de chaque associé. Lorsque cet intérêt n’est en réalité qu’un faux semblant, créé par la société mère pour échapper à ses obligations, les tribunaux doivent confronter cet artifice au fait concret, en permettant à ceux qui ont contracté avec la filiale fictive de se retourner contre la société mère. 550. Par ailleurs, différemment de la confusion de patrimoine, la fictivité prive la filiale en cause de la personnalité morale . Cette privation a créé dans la doctrine et la jurisprudence des difficultés quant aux conséquences qui devaient être tirées de la fictivité. Traditionnellement, la société fictive était considérée comme une société inexistante : elle n’est pas seulement nulle. L’action en déclaration de fictivité était alors assimilable à une action en déclaration d’inexistence . D’autres doctrines et jurisprudences plus récentes estiment que la fictivité provoque la nullité de la société, et non son inexistence. Une société fictive est une société nulle du fait de l’absence d’un ou plusieurs éléments constitutifs de son contrat. L’importance de cette distinction découle en effet des conséquences qui en résultent. D’une part, la nullité d’une société induit les mêmes effets qu’une dissolution et n’opère pas rétroactivité. D’autre part, à l’inverse de l’inexistence, la nullité peut être couverte jusqu’à ce que le tribunal statue sur le fond en première instance, sauf si elle résulte de l’illicéité de l’objet social. En troisième lieu, l’action en nullité se prescrit par trois ans à compter du jour où la nullité est encourue, alors que l’action en déclaration d’inexistence serait prescriptible par trente ans, voire imprescriptible. 551. Néanmoins, la nullité d’une filiale peut trouver sa cause dans l’absence d’une ou de plusieurs conditions constitutives du contrat social. Il peut s’agir d’abord de l’absence de consentement, traduit dans la doctrine par l’affectio societatis. Fondatrice de sa filiale, la société mère n’a pas la volonté de s’engager dans les statuts de celle-ci, ou de s’impliquer véritablement dans une entreprise réelle par des participations au capital mais elle fait semblant. De plus, dans les pratiques les plus constatées, la fictivité résulte de l’absence de pluralité d’associés ou d’une pluralité fictive ; c’est-à-dire, l’hypothèse de la filiale de façade dissimulant, grâce à la complaisance de prête-noms, associés fictifs, l’activité du véritable maître de l’affaire, la société-mère. M. Cozian et alter  notent en ce sens qu’« une société fictive est nulle faute de pluralité d’associés et faute d’affectio societatis  ». 552. Par ailleurs, l’absence de pluralité peut se constater a posteriori de la création de filiale, au cours de la vie de celle-ci par une réunion de ses parts ou actions dans les mains de sa mère. Cette absence amène à se demander si elle peut entraîner la fictivité de la filiale en cause. Selon M-M. Berairie la personnalité morale prend fin et la filiale obéit alors aux mêmes principes inhérents à la société fictive dès l’origine. La raison en est qu’on se trouve au cas échéant en présence d’une seule personne exerçant un projet particulier derrière une personnalité fictive. Cette personne ne peut en effet échapper à sa responsabilité illimitée qu’en régularisant les conditions défectueuses. M-M. Berairie ne semble cependant pas s’en tenir aux règles adoptées en la matière1054, car la réunion des parts ou des actions aux mains d’un associé unique n’est pas, à elle-seule, suffisante pour aboutir à la dissolution immédiate et automatique de la société dont la personnalité morale demeure pendant la durée de la régularisation légalement accordée à cet associé. La dissolution nécessite également qu’une décision judiciaire demandée à l’initiative de tout intéressé y soit prononcée, d’où la persistance de la personnalité pendant la période antérieure à cette décision. Pourtant, il doit être souligné que le droit français, à l’inverse du droit libyen, reconnaît depuis l’année 1985 la société unie-personnelle, telle l’EURL, la SASU, SELARL  et SELAS . Dorénavant, il n’y plus lieu de parler d’une absence d’affection societatis ou d’une absence de pluralité d’associés, ce qui exclut par le fait la fictivité de ce type social. 553. De surcroît, la fictivité peut être déduite, non de l’absence d’un élément constitutif de la filiale, mais de l’absence d’autonomie de cette filiale à l’égard de sa mère. En effet, les dirigeants de la filiale peuvent parfois ne jouir que d’une petite marge de manœuvre en raison de l’ingérence de la société-mère dans leurs prérogatives. Dans un arrêt d’appel de Paris , la Cour a considéré comme fictives trente-deux SARL créées pour gérer, dans le cadre d’une franchise, l’enseigne d’hôtel «FORMULE 1» ; les gérants ne disposaient en effet d’aucune autonomie d’action, les moindres décisions leur étant dictées par le franchiseur (ACCORD). De même, l’immixtion de la société mère peut se remarquer dans l’exécution des contrats conclus par la filiale, ce qui, pour les créanciers de cette dernière, les amène, derrière cette apparence trompeuse à croire que la société mère était partie prenante dans ces contrats. Dans un arrêt récent1058, la Cour de cassation a déclaré qu’une société mère peut avoir à répondre de la rupture d’un contrat conclu par sa filiale. Il s’agit dans cette affaire d’un agent commercial qui avait demandé réparation de la rupture de son contrat d’agence à son mandant, une société, ainsi qu’à la société mère de cette dernière. Une cour d’appel avait déclaré la société mère solidairement responsable des condamnations prononcées contre la filiale, ayant déduit des éléments suivants que la société mère s’était immiscée dans les relations de sa filiale avec l’agent : elle avait directement adressé à l’agent, au lieu et place de la filiale, de nombreuses correspondances concernant le contrat, certaines étant rédigées sur un papier à en-tête mentionnant les sigles des deux sociétés mais signées par le seul dirigeant de la société mère ; d’une manière générale, toutes les discussions relatives à la renégociation du contrat avaient été menées par la société mère, à l’initiative de son dirigeant. 

Sous-section II : La protection des créanciers en cas de fictivité partielle de la filiale 

 Bien que liée à son groupe, la filiale dispose d’une personnalité morale distincte de toute autre société. En conséquence, elle jouit d’un patrimoine. Au-delà de ce patrimoine, ses créanciers n’ont, en principe, aucun recours à l’encontre des autres sociétés du groupe1065. Il leur importe peu qu’elle fasse ou non partie d’un groupe composé de plusieurs sociétés. Bien au contraire, cette appartenance pourrait être à l’origine d’une coexistence de plusieurs intérêts qui auront conduit à sacrifier celui de la filiale débitrice. Le capital de la filiale revêt dès lors une importance cruciale au regard de la réalité des groupes. Les législateurs français et libyen ont introduit en la matière plusieurs règles impératives ayant pour effet de garantir son intangibilité et d’offrir aux créanciers une certaine marge de sécurité vis-à-vis des organes sociaux. Il s’agit pour ces règles de l’interdiction à la société des agissements suivants : le rachat de ses propres actions ; les participations réciproques au capital avec d’autres sociétés et l’autocontrôle.

L’interdiction de rachat par la filiale de ses propres actions

Le principe est bien affirmé dans les droits français et libyen. Selon l’article 225- 206 du Code de commerce français (L. n°66-537, du 24 juill. 1966 art. 217), «la souscription et l’achat par la société de ses propres actions, soit directement, soit par une personne agissant en son nom propre, mais pour le compte de la société, sont interdites». On trouve également cette même interdiction dans l’article 120 du Code de commerce libyen selon lequel « le rachat par la société de ses propres actions est interdit sauf autorisation particulière de l’assemblée générale ordinaire et à condition que la contrepartie du rachat soit réglée en totalité par les profits sociaux nets ». La raison de l’interdiction repose sur l’idée que la société ne peut logiquement être son propre actionnaire et ainsi créancier et débitrice d’elle-même1066. En effet, les actions ne sont pas exactement des biens ordinaires : elles représentent des droits sur la société ellemême plutôt que des droits pour la société elle-même1067. De plus, le rachat entraîne un risque majeur pour l’intangibilité du capital social, mettant en doute sa réalité concrète.L’interdiction vise alors à protéger le gage des créanciers en évitant l’existence d’une fictivité partielle relativement importante dans le capital. 560. Par ailleurs, même si la règle est claire pour le rachat d’actions, la question se pose néanmoins s’agissant de la validité des promesses de ce rachat. On peut signaler qu’avant la loi de 1966, ce type de convention était fréquent et parfaitement valable. Dans un arrêt rendu le 24 janvier 1934, la chambre des requêtes de la Cour de cassation valida une clause des statuts aux termes de laquelle les actions de garantie d’un directeur lui seraient remboursées par la société (et ce pour leur montant nominal) en cas de cessation de fonctions par démission ou pour toute autre cause1068 ». Plus récemment, la Cour de cassation  (en application de l’article 217-9 de la loi n°66-537, du 24 juillet 19661070) désapprouva la Cour d’appel de Grenoble  pour avoir validé l’engagement par une société de racheter ses propres actions à l’un de ses actionnaires. La promesse de rachat, conclue le 17 mai 2001, stipulait en effet qu’en cas de dénonciation du contrat par la SA, celle-ci rachèterait ou ferait racheter les actions possédées par l’actionnaire. La Cour de cassation constata dans cette formule contractuelle une violation de l’article L.225-207 du Code de commerce et ainsi déclaré « qu’en statuant (…) qu’en vertu de l’article L.225-206 du Code de commerce, le rachat par une société anonyme de ses propres actions n’est autorisé que dans les conditions et selon les modalités prévues aux articles L.225-207 à L.225-217 du même Code, dispositions impératives parmi lesquelles ne figure pas la situation dans laquelle la société anonyme se serait engagée envers un actionnaire à lui racheter des actions, la cour d’appel qui ne pouvait imposer aux actionnaires de mettre en œuvre l’une des procédures prévues a violé les textes susvisés  ».

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