Le dispositif de YouTube illustre le double discours de la plateforme sur elle-même
YouTube est une plateforme numérique qui permet à tous ses utilisateurs de regarder, publier, et partager des vidéos, que ce soit sur la plateforme elle-même, mais aussi sur les réseaux sociaux, et plus généralement sur les plateformes numériques. Afin d’organiser les milliers de vidéos qui sont téléchargées chaque minute sur la plateforme, YouTube s’est constitué(e) comme un dispositif, composé(e) de discours et de non dits (la structure ellemême). C’est donc un ensemble d’éléments hétérogènes qui forme un tout homogène : en effet, on peut voir sur l’écran une multitude de composants qui forme un tout cohérent, que ce soit pour l’utilisateur, le créateur ou l’annonceur. Mais ces éléments ne sont pas assemblés au hasard : selon la définition de Foucault, un dispositif est « un ensemble d’éléments hétérogènes disposés de la sorte afin d’exercer un pouvoir, et où l’ontologie propre du dispositif peut faire foi d’une certaine performativité »14 . Ici, Youtube cherche à « exercer un pouvoir » sur les utilisateurs de la plateforme (qu’ils soient créateurs ou « viewers », mais nous parlerons ici plutôt des créateurs). Et ce qui est intéressant de remarquer c’est que sur YouTube, ce « pouvoir » ne s’assume jamais comme tel, du moins il s’affirme d’abord comme un univers des possibles, une plateforme où n’importe qui peut publier des vidéos, de manière simple et rapide, que chacun à la possibilité de « faire entendre sa voix », où il n’est jamais question « d’exercer » un quelconque « pouvoir » ou de contraintes sur l’utilisateur. Pour savoir quel pouvoir la plateforme cherche à exercer, il est nécessaire d’étudier ces éléments polysémiotiques qui la composent, et d’étudier les discours que YouTube forme sur lui même et qu’on forme sur lui. Dans ce but, nous allons nous concentrer sur les formes d’éditorialisation de la plateforme, soit « l’ensemble des dispositifs qui permettent la structuration et la circulation du savoir. En ce sens l’éditorialisation est une production de visions du monde, ou mieux, un acte de production du réel » selon la définition de Marcello Vitalo-Rosati15. En étudiant les aspects techniques, conceptuels et pratiques de la plateforme, j’aimerais pouvoir définir les contours de ce 14 Entretien entre Alain Grosrichard et Michel Foucault dans Ornicar ?
« Qu’est ce que « l’éditorialisation ? » par Marcello Vitali-Rosati
Le dispositif de YouTube illustre le double discours de la plateforme sur elle-même : à la fois image utopique d’un lieu de création sans limites ni contraintes, mais aussi véritable entreprise aux logiques industrielles de rentabilité et de visibilité. 13 « pouvoir » de la plateforme, comment cela participe à la structuration de la plateforme et comment les utilisateurs s’adaptent ou non à cette éditorialisation. A. YouTube : Une plateforme aux allures utopiques qui offre à chacun la possibilité de créer a. Le discours de la plateforme YouTube apparaît en 2005, alors que le web a déjà 15 ans de vie depuis sa création en 1991 par l’ingénieur Tim Berners-Lee. Le but premier du web consiste à relier les pages internet entre elles, afin de créer une « Toile » planétaire, connectant par la même occasion les différents savoirs de l’humanité. De cette invention va se développer l’idée d’un « web participatif » 16 où chacun peut parler, créer et participer à la création d’un monde (numérique) meilleur, plus démocratique, et où chacun aurait sa place. Cette aura de « l’internet pour tous » a longtemps empli les esprits de rêves, et cela dure encore aujourd’hui même si certains évènements – comme la fin de la neutralité du net aux EtatsUnis qui privatise les réseaux de câbles permettant l’accès à Internet et ne permet plus que tous les sites web soient disponibles et égaux entre eux – ont commencé à sérieusement l’entacher. Elle est aussi la pierre angulaire des discours de tous les géants du web : entre Facebook qui veut permettre le « contact avec les gens qui comptent dans votre vie » ou encore Google qui impose au monde son slogan « Do the right thing ». Cette injonction à « faire le bien » circule dans tous les discours des grandes plateformes numériques, et alimente ce fantasme du tout créatif et de la parole libérée sur Internet. YouTube porte aussi cet espoir d’un Internet créatif et participatif, et en a même fait l’une des forces de la plateforme en mettant en avant une image utopique de celle-ci où tout le monde peut créer et publier des vidéos, alliant gratuité, abondance et liberté. Dans l’article De l’industrie musicale à la rhétorique du “service” : YouTube, une description critique, Guillaume Heuguet et Agnès Gayraud évoque la plateforme comme un « dispositif utopique d’accès à la culture » qui met en scène son apparente abondance par différents moyens. En effet, on peut remarquer dès la page d’accueil que YouTube aligne les vidéos en forme de mosaïque infinie, comme un étal de marchandises qui n’en finirait pas, aux couleurs bariolées des « miniatures » des vidéos : Dès l’affichage de la page youtube.com, le site met en scène la solution logistique qu’il constitue sur le marché. En se rendant sur la page d’accueil, on observe une construction iconique de la mise en disponibilité des marchandises sous forme de mosaïque. Cette forme fait elle-même écho à des modèles culturels plus ou moins familiers : l’îlot de brocante, le rayonnage de magasin, la mosaïque de programmes qui s’affiche sur les téléviseurs depuis l’avènement des chaînes câblées YouTube œuvre ainsi dans un premier temps à la disposition des produits ou contenus – parmi lesquels on trouve des produits musicaux, sous forme de vidéoclips, de « slide shows » ou d’images fixes, plus ou moins élaborés.
Le discours des créateurs
A l’occasion de ce mémoire, j’ai pu rencontrer 7 créateurs sur la plateforme YouTube, qui m’ont tous affirmé aimer YouTube parce qu’ils étaient « libres » sur la plateforme : et cela s’exprime par différentes formes. 23 Vidéo « Our Brand Mission » sur YouTube : https://www.youtube.com/intl/fr/yt/about/ 18 Manon, qui a créé la chaîne « C’est une autre histoire » en juin 2015 sur le thème de l’Histoire, a déclaré très tôt dans l’entretien que : Ce sont des conditions de travail – si ça marche – qui sont vraiment trop cools : tu vis de ta passion, tu travailles d’où tu veux quand tu veux, faut juste avoir de quoi filmer, un ordi et internet. Et après c’est toi qui gères tes horaires, il y a des écueils aussi, tu peux aussi tout le temps travailler ou tu peux rester un peu cloîtré chez toi, tu n’as pas trop de collègues ni de lieu de travail, mais c’est quand même une super liberté par rapport à plein d’autres jobs. Tu bosses quand tu veux, comme tu veux, si tu as envie de faire une pause tu en fais une, donc c’est vrai que les conditions de travail me plaisent beaucoup. C’est un travail créatif, c’est quand même hyper gratifiant de monter ton truc à toi exactement comme tu as envie de le faire, c’est ton bébé 24 . Ici, Manon pointe la liberté permise par YouTube : une liberté de travail qui se manifeste ici par la personnalisation des conditions de travail : le « je » (manifesté par le « tu » ici) est actif, et est le sujet de toutes les activités qui suivent : c’est le YouTubeur qui semble être maître de son activité. Etre YouTubeur (ici vulgarisateur) apparaît presque plus comme une « passion » que comme un véritable « travail », et les adjectifs évoquant le bien-être psychologique lié à cette activité sont légions : Manon trouve son travail « hyper épanouissant », Natacha, de la chaîne « Nart » sur l’art explique qu’elle fait cette activité « exclusivement pour elle », pour sa satisfaction personnelle, ou encore Cyrus North qui parle de son activité comme une chance : « je suis pas pété de thune, je fais attention à mes dépenses, mais ça va, je suis content de faire un truc où tous les matins je me lève et je suis heureux ». La liberté de travail offerte par la plateforme semble provoquer un épanouissement personnel et psychologique qui participe à une vision utopique de la plateforme qui crée, non pas des métiers, mais des passions. La liberté de création est aussi un aspect important de la plateforme pour les créateurs : l’envie de créer est un moteur fort, voire indispensable, pour les YouTubeurs. Tous évoquent cette envie avant même d’évoquer YouTube : Cyrus rappelle en début d’entretien « j’ai toujours été dans le “faire des trucs” », Quentin, de la chaîne « Alt 236 » et qui parle d’art, évoque son besoin « d’extérioriser quelque chose, faire quelque chose dont je suis fier ». Bruno, de la chaîne « Le Mock » qui parle de littérature, dit même la sensation d’avoir « une mission : on se disait que ce serait bien que les gens lisent de ça ». YouTube permet de canaliser ce désir de création sur une plateforme sans ligne éditoriale, sans curateur et qui permet à toute personne de se lancer dans la création de vidéo.