Le graffiti : de la rue à une reconnaissance institutionnelle ?

Le graffiti : de la rue à une reconnaissance
institutionnelle ?

Le graffiti comme forme d’art politique : le graffiti et la ville 

On constate aujourd’hui la coexistence dans l’espace public urbain de tags auxquels on ne fait plus attention car devenus éléments « normaux » du mobilier urbain, de formes d’expression contestataire et de commandes publiques artistiques ou esthétiques. Est ce que le graffiti du XXIe siècle se situerait au carrefour entre contestation, revendication identitaire et expression artistique? Leurs relations, le passage de l’une à l’autre de ces formes et les processus qui sous-tendent ces évolutions permettent d’en révéler la dimension politique. Nous sommes face à un acte de contestation d’un modèle, qui peut porter une revendication. Enfin, les motivations des individus utilisant l’expression murale sont variées : montrer un nom ou une image peut déjà être considéré comme relevant d’une intention politique. Mais le fait que la plupart veulent simplement que leur art soit vu du public, et pouvoir s’exprimer relève d’une démarche citoyenne d’application d’un droit d’expression -bien que dans un endroit non autorisé- donc politique. La politique concerne les actions, l’équilibre, le développement interne ou externe d’une société, ses rapports internes et ses rapports à d’autres ensembles. La politique est donc principalement ce qui a trait au collectif, à une somme d’individualités et/ou de multiplicités. Toute personne qui ne s’intéresse pas qu’à ellemême pratique donc, de fait, la politique. En effet, cette forme d’expression qu’est le graffiti met en doute, remet en cause l’ordre établi (contestation), déclare son refus, son opposition, s’élève contre ce qui est perçu comme illégitime, injuste (protestation) et réclame avec force autre chose, une reconnaissance, une appartenance, une considération, une opinion (revendication). Alors que la politique de la ville prend une importance de plus en plus significative dans les politiques publiques françaises contemporaines, les solutions qu’elle propose face aux problématiques urbaines conduisent à s’interroger sur la ville, sur les villes. Cet environnement qui entoure les individus peut-être l’objet d’amélioration, d’hostilité ou d’indifférence. Il peut être perçu comme un espace de potentialité. Au carrefour de ces perceptions et de bien d’autres, l’espace urbain, puisque c’est le nom qu’on lui donne, est d’abord composé d’espaces muraux. 30 1- Un cadre spécifique: la rue Ce cadre de la rue peut être perçu sous trois angles au moins. D’une part, la rue est l’espace de conquête et de relégation. D’autre part, c’est un espace public, privatisé à travers le graffiti. Enfin, c’est l’espace de médiation entre le graffeur et son public potentiel.

Un espace de conquête et de relégation

La rue est avant tout un espace public, qui s’oppose à l’espace privé, lieu de la propriété et de l’intimité. C’est un lieu de passage et non d’attachement, un lieu de transit et non de racine. L’anonymat y règne et le passant ne s’y sent pas chez lui. Considéré de l’extérieur, le mur est celui de l’exclusion et du cloisonnement, pas celui de la protection et de la propriété. Cet univers particulier de la rue conditionne donc des attitudes et des formes de sociabilité typiquement urbaines, étudiées notamment par l’école de Chicago, dont il est nécessaire d’expliquer les concepts principaux. Les propos retranscrit dans ce cadre sont ceux d’A. Milon.27 La ville est tout d’abord caractérisée par un esprit particulier : « La ville est d’abord un état d’esprit, un lieu de vie, un espace social de transit et de mobilité que l’Etranger, par sa seule présence, contribue à structurer. Le caractère transitoire de sa présence permet justement à la ville de trouver ses racines, racines qui sont d’avantages géographiques qu’historiques au sens où l’implantation dans un territoire ne peut se limiter à une durée mais à un espace. S’enraciner, c’est se propager sur l’étendue au sens d’un développement transversal et non s’étendre en profondeur au sens de gagner la durée. […]. L’écologie urbaine est avant tout la conciliation entre une localisation (le territoire) avec des régulations sociales (les liens communautaires) et des régulations économiques (le flux marchand). D’autre part, la ville crée des formes de sociabilité particulières, désignées par l’expression de sociabilité formale. Le 27 MILON A., L’étranger dans la ville : du rap au graff mural, Presses universitaires de France, Paris, 1999 (pp.40-42) 31 deuxième concept est celui de l’errance de l’Etranger, entre distance et proximité. A. Milon définit l’Etranger comme suit : « …un être qui n’est pas étranger parce qu’il arrive dans un endroit qu’il ne connaît pas, mais parce qu’il réalise, dans les déplacements qu’il a coutume de faire, que l’habitude est à l’origine de sa perte de repère. Ni tout à fait identique, ni tout à fait différent, les endroits visités sont, par le fait du hasard, à l’origine de découvertes nouvelles, sorte d’étrangeté dans la familiarité. »L’errance est donc une caractéristique des formes d’urbanité actuelles. Elle se détache de la conception habituelle de la migration d’un lieu à un autre (et par la même de la notion de conduite déviante qui lui est souvent associée), pour s’inscrire au coeur de la sédentarité quotidienne de l’urbain. Pour les graffeurs, la rue se présente donc comme un lieu familier, mais non clos : il constitue un espace infini de découvertes potentielles, de cheminements multiples. Le graffiti constitue alors un moyen d’exprimer cette errance au gré des cheminements nocturnes que nécessite cette pratique. Il est aussi un moyen de s’enraciner géographiquement dans la ville et sa communauté. La rue est donc à la fois un lieu de relégation (la ville comme rupture et distance) et un lieu de conquête (la ville comme quête de familiarité et de proximité). C’est également un carrefour pour les rencontres, les différences et les conflits. La rue est un lieu où tout peut sans cesse arriver, surtout lorsque l’on pratique une activité illégale telle que le graffiti. Elle est un espace de nonprotection et d’autonomie pour l’individu, hors de tout cadre familial ou affectif privé. C’est un espace d’interdits et de possibilités, de devoirs et de droits, que l’individu intègre ou rejette. La recherche d’émotions suscitées par la rue est d’ailleurs essentielle pour comprendre les motivations des graffeurs, comme en témoignent les propos de SREK « Je crois que la première chose qu’ils [les graffeurs] font, c’est contourner la loi, c’est ça qui les fait le plus kiffer, je pense… C’est le fait de se retrouver dans une ville, la nuit, et que tout peut arriver : un voisin peut sortir et te courir après avec un fusil à pompe, ou les flics…C’est plus ça qu’ils recherchent, je pense. Si le graff devenait légal, il y aurait sûrement une perte d’intérêt. Il n’y aurait plus de gens qui rentreraient dans le mouvement, ceux qui jusqu’à présent n’avaient jamais eu le courage…Mais c’est de l’adrénaline à l’état pur, c’est de la drogue interne. »

La rue comme espace public

La rue est également l’espace commun de l’intérêt général, opposé à l’espace privé des intérêts particuliers. C’est donc, dans l’idéal, l’espace inviolable de la collectivité, lieu où s’exprime la différence dans le respect mutuel. Le droit protège cet espace au travers de la loi comme on l’a vu auparavant. Le graffiti constitue alors une double violation de ce principe d’espace commun. D’une part, le graffiti constitue une forme d »agression « chimique » pour le support qu’il recouvre. Il est donc associé à une forme de dégradation, sanctionnable comme telle. C’est ce principe qui motive les pouvoirs publics à promouvoir des campagnes de nettoyage de façade et de transports publics. D’autre part, il constitue une forme de privatisation de l’espace public, à travers l’expression d’un nom (le tag) ou l’imposition d’une fresque (le graff). Derrière le graffiti se cache une personne singulière, qui se donne à voir dans l’espace public, à travers sa signature (quoi de plus personnelle qu’une signature). De la même manière que s’affichent les campagnes publicitaires ou électorales, le graffiti est décliné en nombreux exemplaires, de manière à occuper visuellement la rue. A la différence près que ce dernier demeure illégal, pour des raisons d’ordre public. Ce qui dérange d’ailleurs (et qui s’exprime souvent par l’expression « pollution visuelle »), c’est moins la forme physique du graffiti que la subjectivité qu’il laisse deviner : le passant interpellé par un graffiti peut donner libre cours à son imagination et ses angoisses pour dresser le portrait de son auteur. Il est probable que le graffiti contribue ainsi au sentiment d’insécurité qui touche les centres urbains.Le graffiti se trouve ainsi placé au carrefour entre la ville et du politique. De nombreuses utopies politiques ont pris la forme d’utopies urbaines, notamment au XIXème siècle30 : le mythe de la cité idéale est tout autant politique qu’architectural. L’art (notamment l’urbanisme et le design) est au coeur de ce projet, puisqu’il permet d’élaborer une esthétique et un agencement des espaces privés et publics tels que les rapports humains en soient améliorés sensiblement. Le graffiti est donc là pour nous rappeler que la cité se constitue d’un territoire, d’une communauté, d’échanges, mais qu’elle est également fondée sur un projet symbolique et esthétique. L’absence de revendication apparente du graffiti ne l’empêche pas de participer au discours sur la ville, à ses légendes et à ses mythes car, comme le souligne M. Lani-Bayle, « la légende est ce qui s’écrit dans l’imaginaire collectif et ce qui se donne à lire publiquement ». En permettant au passant de « lire » une ville, le graffiti participe à la création de sa légende, de son identité et de l’imaginaire collectif de sa communauté. Cet imaginaire est ce qui fonde la communauté au sens politique du terme. Le graffiti est donc une forme particulière d’occupation de l’espace public. D’une part, il occupe symboliquement et physiquement l’espace urbain. De fait, il est visible, omniprésent, envahissant, reproduit à l’envi, décliné dans toutes les couleurs et toutes les formes. Il dérange parce qu’il se présente comme une transgression perpétuelle (jusqu’à ce qu’il soit effacé) à une norme respectée de tous (celle de la propriété privée et celle du bien public), qui fonde notre organisation sociale. D’autre part, il dérange parce que l’auteur du graffiti a fui avec les clés de sa compréhension. L’auteur laisse une trace sans en revendiquer la paternité « officielle » autrement que par son pseudonyme. Et cette trace semble tellement vide qu’on la réduit à un acte libre, gratuit, alors que le graffiti demeure, son auteur semble se dérober. Cette occupation de l’espace public est donc très ambivalente puisqu’elle constitue également une fuite.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LE GRAFFITI COMME MOYEN D’EXPRESSION ILLEGALE
1 Collage des affiches pour l’exposition « 500 signatures »
1-1 Affichage sauvage et affichage légal
2 Les risques : lois, amendes, code pénal etc
3 Oui à la fresque, non aux tags
4 La lutte par les moyens techniques
4.1 La prévention
4.1.1 Supports anti-tags
4.1.2 Accès au matériel
4.1.3 Encadrement des graffiteurs
4.2 La réparation
4.3 La surveillanc
4.4 La bataille de la communicatio
5 La lutte par les moyens judiciaires
5.1 Le dispositif légal
6 Exemple de l’affaire de la SNCF
6.1 Les faits
6.2 L’organisation de la lutte
6.3 Les procès
7 Tout doit disparaître
DEUXIEME PARTIE : RELATIONS ENTRE LE GRAFFITI ET LA VILLE
1- Un cadre spécifique: la rue
1-1 Un espace de conquête et de relégation.
1-2 La rue comme espace public
1-3 La rue comme espace du public
2- Des supports originaux: les murs et les transports publics
2-1 La ville comme espace de ségrégation spatiale et temporelle
2-2 L’ubiquité du graffiti comme dépassement des frontières urbaines
III- LE GRAFFITI COMME ACTIVITE ARTISTIQUE RECONNUE ?
1- La difficile reconnaissance du graffiti
1-1 Les conditions de légitimation du graffiti
1-2 Les formes possibles de la reconnaissance du graffiti
1-2-1 Droit de cité – Commandes publiques
1-2-2 De la rue à la galerie
1-2-3 Vers un début de légitimité
1-2-4 Artistes contemporains et le graffiti
1-2-5 L’économie de la rue
2- La difficile existence des graffeurs en tant que groupe artistique
2-1 Écart de position et réappropriation sociale du graffiti
2-2 Entre logique individuelle et logique collective.
2-3 Un processus d’auto désignation artistique
2-4 L’art de graffer ou comment conjuguer éthique et esthétique
CONCLUSION
ANNEXES
LEXIQUE
BIBLIOGRAPHIE

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