Le groupware, un outilporteur de sens

Le groupware, un outilporteur de sens

Les outils sont porteurs de sens. « Ils autorisent ou contraignent l’action, ils s’inscrivent dans des généalogies, ils incarnent des décisions stratégiques, traduisent des façons de voir » (David, 2006 : 250). En cela, l’outil que nous cherchons à appréhender dans notre recherche, le groupware, ne peut être considéré comme transparent. Nous pensons en effet que ces outils possèdent à la fois une dimension structurante, symbolique (emblème de pouvoir ou signe distinctif par exemple), dont il apparaît nécessaire de tenir compte lorsque l’on s’intéresse aux processus d’appropriation qui l’entourent. Ce chapitre est structuré autour de deux points. Le premier consiste à préciser le point de vue que nous adoptons pour considérer les TIC. Le second est quant à lui consacré au groupware, notamment à sa généalogie et ses fonctionnalités. 1. Comment appréhender les TIC ? « Pour bien parler des techniques, il faut les connaître » disait Marcel Mauss246 (1948 : 71). Pour rebondir sur cette formule, attachons-nous maintenant à préciser le point de vue que nous adoptons pour considérer les TIC, tels que peuvent l’être les groupwares. Dans ce chapitre, nous proposons d’appréhender les TIC à travers quatre dimensions. Nous les voyons comme des artefacts cognitifs structurants, des constructions sociales, des « machines » à réguler et des innovations organisationnelles.

Un artefact cognitif structurant

Les TIC en tant qu’objet technique sont le produit de l’action humaine. En ce sens, elles peuvent être considérées comme des artefacts : « the technology as artifact (the bundle of material and symbol properties packaged in some socially recognizable form, e.g., hardware, software, techniques); and the use of technology, or what people actually do with the technological artifact in their recurrent, situated practices247 » (Orlikowski, 2000 : 404248). Pour Norman (1993), « un artefact cognitif est un outil artificiel conçu pour conserver, exposer et traiter l’information dans le but de satisfaire une fonction représentationnelle » (Norman, 1993 : 18249) ; un exemple pourrait être une carte géographique. L’artefact constitue ainsi un outil, un instrument ou un dispositif artificiel qui permet d’amplifier les capacités humaines et donc d’alléger l’effort cognitif, tel que l’effort de mémorisation par exemple. À la suite de Bernard Miège, soulignons que dans les situations collectives de travail, les artefacts sont finalisés principalement afin d’accéder à une cognition différente de la cognition individuelle, d’arriver à une métaconnaissance sur un objet (Miège250, 2003 : 178). En cela, les TIC telles que les groupwares, pensées en tant qu’artefact (Rabardel, 1995251), doivent être envisagées dans la perspective de la cognition distribuée, qui postule que la cognition ne doit pas être définie comme la propriété de l’esprit individuel, mais comme la propriété d’un réseau ou d’un système comprenant l’individu et les composantes physiques de l’environnement. Outre le fait d’amplifier la cognition humaine, Hutchins souligne leur contribution à sélectionner les capacités cognitives à mettre en œuvre (cité par Quéré, 1997252). Plus qu’une prothèse (Perriault, 1989 : 229), l’artefact devient alors un véritable partenaire dans l’activité cognitive de celui qui l’utilise. Aussi, Quéré citant les propos de Hutchins, évoque-t-il, dans une posture critique, l’idée « d’agentivité » de l’artefact selon laquelle celui-ci aurait la capacité d’agir et de faire agir253 , obtenant ainsi un statut non différent254 de celui de l’agent lui-même puisque l’artefact peut être vu comme « l’un des nombreux éléments structurels mis en coordination dans la réalisation de la tâche » (Quéré, 1997). L’artefact est donc vu ici comme jouant un rôle dans l’organisation de la pensée, des stratégies, et de l’activité. Par ailleurs, les TIC en tant qu’objet technique orientent une distribution des rôles des acteurs qui gravitent autour d’elles. Ainsi, « l’objet technique installe une certaine répartition des compétences entre divers éléments ou acteurs, à commencer par lui-même et son utilisateur, mais aussi avec les dépanneurs, les installateurs, les gestionnaires, ou d’autres dispositifs techniques (téléviseur, chaîne hifi, réseau électrique), et que, ce faisant, il définit un scénario d’interaction entre ces différents éléments » (Akrich et Boullier, 1991 : 116255). L’objet technique peut ainsi être vu sous l’angle de sa fonction de médiation entre l’usager et son environnement (Akrich, 1993256), mais aussi à travers sa fonction de régulation. L’accent est mis ici sur le caractère normatif257 et structurant de l’objet technique, lequel résulte de choix, donc de négociations quant à la façon d’appréhender la réalité. Il tend alors à refléter les croyances et objectifs de ses concepteurs. « Les appareils véhiculent, pour la plupart, le dispositif d’emploi dans lequel ils s’insèrent, même s’il n’est pas visible » (Perriault, 1989 : 61). Dans la foulée du paradigme de la traduction, les objets quotidiens reposent sur un entremêlement de la technique et du social. En effet, la conception d’un bien, d’une technique, nécessite d’enrôler différents acteurs, porteurs de valeurs, et d’opérer des alliances. L’objet technique est appréhendé comme une suite de compromis entre acteurs sociaux porteurs d’un projet social inscrit dans leurs propositions techniques (Chambat258, 1994 : 257).

Une construction sociale

Les TIC peuvent être appréhendées comme une construction sociale. Dans cette perspective, Orlikowski qualifie de « dualité de la technologie » le fait que les TIC sont construites physiquement par des hommes dans un certain contexte historique et social, puis socialement reconstruites par leurs usagers à travers les différentes significations qu’ils leurs prêtent. « Technology is created and changed by human action, yet it is also used by humans to accomplish some action. This recursive notion of technology is called the duality of technology259 » (Orlikowski260, 1992 : 405). Les TIC « incorporent des valeurs et des rapports sociaux particuliers261 ». Elles sont éminemment sociales et potentiellement modifiables tout au long de leur existence, ce qui revient à penser dans un même processus la conception et l’usage. Par flexibilité interprétative, Orlikowski (ibid.) fait référence aux différentes interprétations possibles que des groupes ont à l’égard de la technologie, puisque la technologie est équivoque (Weick262, 2000). Elle offre des contextes où l’éventail des interprétations est immense, ce qui peut s’avérer déconcertant (Koenig, 1996, op. cit.). Les individus vont chercher à réduire cet éventail de possibles en essayant de construire, de créer, ensemble et individuellement, par leurs discours et leurs actions, un sens à la situation. Pour cela, « l’esprit de la technologie » fournit un cadre structurant. « L’esprit de la technologie », c’est-à-dire « l’intention générale », la réponse à la question « à quoi sert la technologie », permet aux utilisateurs de réduire l’équivocité. Structurantes, les TIC n’en sont pas moins malléables, permettant ainsi le façonnage social263. La malléabilité, qui repose essentiellement sur la malléabilité du logiciel, est une caractéristique inhérente aux TIC et qui la distingue d’autres systèmes techniques (Valenduc, 2004 : 141). « Les machines à communiquer sont en effet des sortes de caméléons qui reflètent, à l’instar de ces animaux changeants, la texture du contexte dans lequel ils se trouvent » (Perriault, 1989 : 204). Notre conception des TIC privilégie une vision duale. Les TIC sont alors envisagées à la fois comme vecteur de conservation de procédures, de standardisation, de routinisation, mais en même temps comme source d’étonnement et de remises en cause potentielles des pratiques.

Des machines à communiquer et à réguler

Perriault (1989 : 62). envisage les « machines à communiquer » dans leur fonction de régulation et de résorption des déséquilibres liés à l’espace et au temps. « Machines à résoudre les crises, les machines à communiquer sont des constructions utopiques […] destinées à réguler les déséquilibres de la société et font office de machines à tranquilliser et à rassurer » Cet auteur évoque ainsi les mythes relatifs à l’espace, notamment l’ubiquité, maîtrisée par la fonction de simulacre des machines à communiquer. Les messageries instantanées avec la possibilité de créer des « avatars » en constituent un exemple. Le mythe de l’information totale reprend l’idée d’accéder à tout en temps réel. Nous pouvons encore classer dans cette catégorie relative à l’espace le mythe de reproduction du paysage ou plus exactement de l’environnement de travail de l’utilisateur. C’est ici que s’inscrivent les différents travaux relatifs aux interfaces hommesmachines (IHM). Les machines à communiquer sont aussi attachées à des mythes relatifs au temps. Il s’agit de saisir le temps, de l’arrêter par la codification et de le maîtriser via les échanges synchrones ou asynchrones. « Les psychanalystes analysent cela comme un désir infantile d’abolition du temps » (Perriault, 1989 : 69).

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