Le monde rural français au XVIIIe siècle

Manger à l’œil du notaire. L’alimentation et la table rurales en Nord-Isère au XVIIIe siècle

Travailler sur l’alimentation rurale en Nord-Isère au XVIIIe siècle

Le cadre chronologique et géographique 1. Le Nord-Isère à l’époque moderne À l’exception de modestes citoyens dans les environs beaurepairois42, le département isérois, érigé ainsi le 4 mars 1790, et par conséquent le Nord-Isère, furent étrangers en tant que division administrative au reste de notre panel du XVIIIe siècle. De ce fait, même si nous empruntons les limites administratives du département valables jusqu’en 1852, l’appellation de notre cadre géographique s’avère bien plus familière à notre ère contemporaine qu’à celle de la population que nous étudions. Sous l’Ancien Régime, c’est la province du Dauphiné qui prime en tant qu’entité administrative dans le royaume de France depuis son rattachement en 1349. C’est en son sein que le plus actuel Nord-Isère composa la partie la plus au Nord du territoire de la province et donc d’une part du Bas-Dauphiné. Dépendante de considérations sur le relief, cette autre appellation est un indicateur de celui de notre cadre géographique. En effet, le Nord-Isère est un territoire pré-alpin, composé de plaines, de bas-plateaux et plus exceptionnellement de vallons. Il s’avère donc moins handicapé que le Haut-Dauphiné, frappé, quant à lui, par les contraintes naturelles insufflées par la montagne ; de ce fait, la disposition du relief rend moins difficile la céréaliculture, le transport ou encore la constitution d’un maillage urbain plus dense. Concernant ce dernier point, René Favier constatait que l’élection de Vienne “présentai(en)t un caractère plus homogène. Villes et gros bourgs y étaient nombreux, souvent géographiquement proches, mais leurs dimensions restaient trop modestes pour se traduire par un haut taux d’urbanisation en raison de la forte densité de la population rurale”  . Les villes sont par ailleurs un facteur majeur dans la prospérité d’une région et de ses indigènes. Bien que le Dauphiné soit faiblement urbanisé en général, le Nord-Isère s’avère avoir un maillage urbain plus dense que la moyenne provinciale comme déjà mentionné  précédemment. Les divers mesures et poids mentionnés dans les procédures (de Crémieu, de Bourgoin, de Morestel, etc.), ainsi que les halles45, témoignent de l’importance de ces localités en tant que pôles commerciaux, drainant les productions, en grande partie les céréales dont nous ferons l’inventaire, non sans concurrence. Crémieu, intimement lié à la plaine de Lyon, vit son rôle commercial à moyenne et grande échelle décliner au cours de la modernité ; au XVIIIe siècle, la ville est exclue des réseaux routiers, le commerce (hors celui local) est nul, et l’industrie y est médiocre46 ; il en fut de même pour Morestel. Ce déclin fut notamment la conséquence d’un déplacement du centre de gravité du commerce nord-isérois plus au sud ; c’est-à-dire au profit de Bourgoin, de la Tour-du-Pin entre autres qui prirent la suite dans les liaisons routières entre Lyon, Grenoble, le territoire transalpin et le reste de la Province. Pour ce qui est de l’approche hydrographique, le Nord-Isère est bordé à l’Est et à l’Ouest par le Rhône, ouvrant le territoire sur des routes commerciales fluviales indispensables à l’époque Moderne ; Vienne et la zone iséroise de la Vallée-du-Rhône ont de ce fait jouit d’une prospérité accrue. Au-delà du commerce, les divers cours et plans d’eau répartis dans le territoire, bien plus poissonneux dans le temps, ont pu favoriser des activités halieutiques, pour le commerce ou à des fins personnelles (notamment l’alimentation). L’hydrographie est ainsi un des rares moyens de théoriser la consommation de poissons d’eau douce aux alentours, nous trahissons déjà les lacunes de nos sources à ce sujet48 . Le territoire nord-isérois s’avère donc enfermé à l’époque dans un jeu d’équilibriste entre les avantages dont il jouissait, et qui en faisait une place stratégique essentielle dans la production agricole, dans le commerce, dans la circulation des biens et des Hommes de la Province, et au-delà, jusqu’à Lyon ; et les limites alimentant ses plaies. Le sol, pauvre et souvent essentiellement calcaire, a largement influencé les rendements agricoles et nourrit la précarité alimentaire et financière des locaux, même si une certaine hétérogénéité est à souligner. Les plaines de la Bièvre ou des alentours de Bourgoin ont été des vecteurs d’aisance, quand, au contraire, des territoires comme celui de l’Isle Crémieu ont bien souffert, autant de la nature  La Gère traversant Vienne, la Bourbre traversant Bourgoin et la Tour-du-Pin, ou encore le Guiers qui passe enautre par Romagnieu, en ce qui concerne les rivières 48 Les travaux de master de LOIODICE Jessica seront peut-être plus riches en enseignements sur ce point 23 que de la main du seigneur, poussant parfois les locaux à privilégier l’exploitation de la pierre sur celle de la terre, comme sur le plateau de Crémieu, dans l’espoir de trouver la prospérité. Si la situation en Isle Crémieu pouvait inciter certains locaux à une carrière dans la pierre (nous ne l’avons pas constaté par nos sources), la population nord-iséroise, essentiellement rurale, vivait majoritairement de l’agriculture. Nous avons perçu par le prisme notarial une culture surtout céréalière ; l’élevage apparaît parallèlement comme une activité d’appoint, qui ne s’avère pas en apparence répandue à l’ensemble des ménages. De plus, nous identifions potentiellement une proto-industrialisation liée au textile en Nord-Isère, alors que l’intendance estimait pour l’ensemble du Dauphiné que 23 000 des 26 000 artisans recensés travaillaient dans le textile49. Au sein des hoiries, au-delà de quelques aunes de tissus, l’activité textile, plus souvent secondaire et d’appoint elle-aussi, se traduisait par l’élevage de vers à soie, et surtout la culture du chanvre50, très répandue, dont il découle quelques outils tels que les “peignes à chanvre”. Guidée par un idéal autarcique inatteignable, la population rurale nordiséroise fut largement occupée par les travaux de la terre et des champs. Mais face à la médiocrité des sols, les ménages dirigèrent une part de leurs forces dans des activités secondaires : l’élevage pouvait autant fournir une force de travail que déboucher sur la vente d’œufs, de produits laitiers, ou de viandes ; jardins et vergers permettaient aussi la vente de menues denrées ; enfin il n’était pas rare d’entretenir une activité artisanale51 ou de produire des matières premières utiles à ce type d’activité sur l’hoirie. Nous observons encore là un jeu d’équilibriste, cette fois dans la bonne gestion de l’hoirie ; et la capacité des ruraux nord-isérois à s’adapter. Le Nord-Isère du XVIIIe siècle s’intégrait dans une province aux multiples facettes et identités ; il a, de ce fait, hérité de traits alpins sans pour autant reprendre les tracés montagneux du Haut-Dauphiné. Son relief s’avère lui avoir octroyé bien des facilités pour l’installation et la circulation des Hommes, faisant du territoire une plaque-tournante à l’échelle régionale, et un grenier pour des villes telles que Grenoble ou Lyon. Parallèlement, si la vie rurale des 49 Données fournies par CABOURDIN, Guy, VIARD, George, article “Dauphiné”, dans Lexique historique de la France d’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1981 (2ème édition), p.97 50 En plus de son apport dans l’activité textile, nous pouvons émettre l’hypothèse de son utilisation dans la fabrication domestique d’huile sachant que nous ignorons la composition de l’huile dans deux ménages 51 Le Dauphiné s’avérait détenir un nombre plutôt élevé d’artisans par village – cf : BELMONT, Alain, “Les artisans ruraux en Dauphiné aux XlVe et XVe siècles d’après les rôles de taille et les révisions de feux”, In: Histoire, économie et société, 1993, 12ᵉ année, n°3. 1492. pp. 419-443. 24 indigènes était en partie assurée par l’agriculture ; la densité de population plus élevée qu’en montagne a pu favoriser une économie artisanale ou de services.

 Le XVIIIe siècle : sécurité, instabilité et “beauté”

Le choix du XVIIIe siècle n’a pas été arbitraire concernant cette étude et fut largement orienté par notre directeur de mémoire. Cette période procure en théorie une sécurité afin de débuter dans nos recherches ; en effet, les procédures notariales sont bien plus fréquentes à partir de ce siècle en ce qui concerne les inventaires après-décès. La présentation de nos sources étayera un peu plus ce constat. De manière plus contextuelle, notre cadre temporel inspire autant l’installation d’un aspect sécuritaire qu’une instabilité systémique à l’Ancien Régime. Contrairement au siècle précédent, où le territoire français fut gangréné par les guerres royales, et notamment durant le règne de Louis XIV (1643-1715) ; l’extériorisation des conflits, à laquelle s’ajoute une rénovation des institutions militaires entreprises dès la moitié du XVIIe siècle, ont initié une phase de prospérité après des décennies de pillages, de gasts52 ou encore d’occupations qui pesaient sur les rendements des récoltes, la survie des animaux d’élevage, et l’épuisement des réserves alimentaires. Parallèlement, le XVIIIe siècle permet de fantasmer la naissance d’une sécurité alimentaire. Loin de cesser d’entretenir la culture de la faim, la population (rurale) profita tout au long du siècle de progrès agronomiques notables, augmentant par conséquent les rendements, ainsi que de nouveaux produits plutôt rentables. En effet, si le commerce triangulaire a notamment insufflé une effervescence autour de produits superflus et nobles dans les sociétés européennes, la découverte du nouveau-monde permit aussi l’introduction de nouveaux animaux, et surtout de légumineuses et de tubercules. Nous parlerons plus en détail de ces denrées en temps voulu. De nombreux facteurs ont donc mené au “beau XVIIIe siècle”, si cher aux historiens de l’alimentation, c’est-à-dire un siècle marqué par une stabilité alimentaire accrue en comparaison avec le reste de la modernité. 52 Du Moyen Français : “action de dévaster quelque chose” – définition issue du CNRTL – https://www.cnrtl.fr/definition/dmf/gast 25 Nous nous devons toutefois de rester dans la nuance ; entre 1709 et 1713, la France fit face à une grande famine. Un laboureur salagnard dont nous avons étudié l’inventaire en fut probablement une victime53. La guerre des farines (1775), qui déstabilisa le pouvoir quatorze ans avant le début de la révolution française, nous permet de reconnaître encore la forte implantation de la culture de la faim au sein de la société française. Bien loin des considérations politiques, les Français (et surtout les Françaises), craignaient de ne pas avoir de pain à mettre sur la planche familiale. Certes, les révoltes frumentaires étaient principalement des initiatives urbaines, elles témoignent pourtant de la fragilité systémique de l’époque concernant les rendements agricoles, et donc la précarité alimentaire qui traversait autant les campagnes que les villes. Aujourd’hui, l’historiographie française estime que le royaume fut frappé de seize disettes d’ampleur nationale au cours du XVIIIe siècle, auxquelles nous ne pouvons ajouter les incalculables disettes larvées et locales potentielles. La société française était de ce fait encore très sensible aux crises de subsistance de par la fragilité des systèmes agricoles et d’approvisionnement au sein du royaume. Le climat, et le Petit Âge glaciaire, ont largement participé aux perturbations systémiques et aux crises de subsistance ; pourtant, globalement, le Royaume de France, qui était un géant démographique européen, a vu le nombre de ses sujets croître au fil des siècles, non sans des crises ponctuelles et plus ou moins régulières venues réguler cette dite croissance. Ce qui permet d’en conclure à une potentielle stabilité des ménages avec des conséquences visibles sur la croissance démographique, si nous nous accordons d’avoir une vision d’ensemble. II. Le dépouillement des inventaires après-décès 1. Présentation de la source et utilité pour l’historien L’inventaire après-décès est une source manuscrite et archivistique essentielle à l’étude de la culture matérielle et de la vie quotidienne d’une société. Il était souvent initié par une situation fâcheuse qui ne permettait pas d’assurer pudiquement la répartition de l’héritage. Assuré sous la direction d’un notaire royal, nous les retrouvons logiquement dans la sous-série 3E des archives départementales54 ; nous réitérons d’ailleurs le conseil de notre directeur de mémoire selon lequel il faut prioritairement les chercher dans les registres de procédures. Dans notre cas en Isère, elles se situent à Grenoble 55 Renseignés par l’appellation “(procédures)” dans les répertoires de la salle des inventaires en ce qui concernent les archives départementales iséroises ; ces registres nous ont permis de rassembler un panel plus aisément 26 Ladite procédure est restituée manuscritement en français classique56 sur quelque dizaines de pages, le nombre dépendant de la richesse matérielle du défunt (près de 88 pages pour le Seigneur de Bienassis57 contre 9 pour un fermier d’Optevoz58 par exemple). La forme de la procédure varie aussi en fonction de la méthodologie du notaire, ces derniers pouvaient en effet pousser la description des biens et la rédaction bien plus loin que la normale par souci d’une restitution minutieuse ou d’un parti pris rédactionnel. Modeste Pillion, officiant à Aoste entre 1760 et 1790, troquait par exemple le listage et la numérotation claire des articles contre de larges paragraphes dans lesquels il décrivait chacune des pièces, les biens et leur place dans l’espace. Les procédures aostiennes prennent alors une dimension balzacienne pour les lecteurs d’aujourd’hui59 . Mais malgré des disparités mineures dans la méthodologie, la transcription écrite des procédures d’inventaire après-décès suivait le même protocole (à quelques exceptions près60): en premier lieu, le préambule introduit le type procédure (dans notre cas, des inventaires aprèsdécès). Il contextualise donc le lieu de la procédure et la situation du défunt ; il communique aussi l’instigateur de l’inventaire et sa situation. Puis il rappelle les procédures et les décisions prises précédemment par le juge (assemblée de parents par exemple, tutelle, etc.) ou encore l’existence d’un testament. Enfin, il nomme les experts chargés de l’inventaire et les témoins de l’acte en faisant état de leur serment. Il se ponctue des signatures de chacun. Il s’ensuit l’inventaire autant des biens que des papiers. Pour ce qui est des biens (mobiliers, parfois immobiliers61), l’expertise communique le type de bien, la matière qui le compose, son état d’usure, et optionnellement son estimation pécuniaire. Quant aux papiers, il s’agit d’identifier les actes, d’en résumer le contenu et les protagonistes (mariage, décès, bailliage, etc.) ; leur description pouvait être faite en amont de l’inventaire des biens physiques et matériels, ou bien dès le moment où ils étaient trouvés, et donc au milieu des possessions matérielles. 

Table des matières

INTRODUCTION
1ère partie : De l’approche générale à l’ambition de nos recherches
Chapitre I – Généralités
Le monde rural français au XVIIIe siècle
Des espaces
Des individus, des familles, une communauté
L’histoire de l’alimentation française
L’école des Annales : prémices de l’histoire de l’alimentation contemporaine
De la matérialité aux mots de la bouche
“L’après Jean-Louis Flandrin” : une pluralité de la table française
Chapitre II – Travailler sur l’alimentation rurale en Nord-Isère au XVIIIe siècle
Le cadre chronologique et géographique
Le Nord-Isère à l’époque moderne
Le XVIIIe siècle : sécurité, instabilité et “beauté”
Le dépouillement des inventaires après-décès
Présentation de la source et utilité pour l’historien
Restitution des données brutes : mon panel nord-isérois
2ème partie : Produits et consommations du terroir
Chapitre III – À la quête de pains : bleds, tradition et nouveautés
Un régime céréalier : du labour au four
Outillage et réserves : de l’apparente monotonie aux variétés
Confectionner le pain : pratiques, économie et enjeux sociaux
La suprématie du pain : un idéal chrétien inatteignable ?
La bouillie : entre facilité et volonté d’indépendance
La quête de “nouveaux pains”
Chapitre IV – Les compagnons de l’écuelle
Une société du souper
Pain & soupe : une liaison intime
Le jardin secret : les insaisissables denrées du potager
“Le plaisir de la chair” en ruralité
Les bestiaux : de l’exploitation à la tué
Gras et maigre : une distinction des honnêtes hommes et des nobles
Étable et basse-cour dans la gestion du ménage
L’œuf ou la poule : consommation & commercialisation dans la basse-cour
Laiterie et fromagerie domestiques
Chapitre V – Desserts et boissons : de l’utile à l’agréable
Les plaisirs sucrés : une note appréciable en fin de repas
Les vergers et la cueillette : du fruit brut aux confitures
L’apiculture et le miel
Le nouveau monde en Nord-Isère
Une “démocratisation” du sucre ?
Les boissons coloniales
De l’eau à l’ivresse : boire “local”
L’eau : le risque face à la nécessité
Petit vin, vin et vin fin : le sang universel
Eau-de-vie et alternatives alcoolisées
3ème partie : La cuisine & la table, un cadre de vie
Chapitre VI – La cuisine : de la pièce à vivre à un art
Le cœur du foyer modeste
La cheminée : source de vie familiale
La cuisine : une pièce identifiée et finalité de la vie rurale
Pratiques et modes : de la cuisine traditionnelle à la distinguée
Les goûts et les pratiques communes en ruralité
Vers une petite révolution : de nouvelles manières de cuisiner
Chapitre VII : L’encadrement du repas rural
Le lieu du repas : entre mouvance et fixation
Manger chez soi : de l’unique pièce à vivre à la chimérique salle à manger
Manger dehors : du champ à “la croix verte”
La table moderne : transition entre manières et rusticité
En “Mauvaise posture” et repas collectif : la table modeste
Une révolution timide par le haut : l’individualisation de la table et préciosit
Mise en scène, service et ostentation
CONCLUSION
SOURCES
BIBLIOGRAPHIE
Liste des abréviations
Table des matières

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