Le rationnement énergétique : un tabou français

L’histoire française du rationnement est une histoire de défaite, de famine, de fraude, d’instabilité, d’occupation, de rancœur et d’injustice. Autant dire que le rationnement énergétique imprègne les heures sombres de la France. Ces éléments peuvent se retrouver lorsqu’il s’agit d’étudier le positionnement des ONGE sur des formes de rationnements énergétiques. Généralement, le rationnement n’est même pas un sujet. Si toutefois il entrait dans le champ des discussions, le dispositif est rapidement rejeté au prétexte du manque d’opportunité politique, de l’absence de soutien chez les partenaires ou d’une forme de pressentiment critique. Ce constat est à nuancer pour les ONGE de jeunesse qui semblent plus ouvertes à la question. Le rationnement constitue néanmoins conceptuellement un dispositif de justice sociale en tant qu’outil d’allocation égalitaire des ressources essentielles disponibles en quantité insuffisante. Lorsqu’un bien essentiel comme l’énergie se raréfie, les prix augmentent de sorte que cette ressource devienne de facto inaccessible pour la partie la plus pauvre de la population. Rationner permet alors à chaque personne d’accéder à une ressource indispensable en interdisant toutes consommations superflues. Deux grands écueils ont porté atteinte à ce dispositif lors de son application historique en France : d’une part, son association à la privation, voire même de famine ; d’autre part, sa perception comme complexe et inefficace suscitant une grande méfiance. Ce chapitre tente donc de démêler ce qu’il en est historiquement pour comprendre ce qui est imputable au rationnement et ce qui ne dépend pas de lui. À l’aune de ce travail, il semblerait que la méfiance des ONG repose sur des croyances aux fondations fragiles.

Le rationnement, une privation mortifère

Un important retour historique semble pertinent pour apporter des éléments de réponse à ces choix politiques si différents. L’histoire française du rationnement est majoritairement une histoire de défiance, une défiance qui est toujours perceptible aujourd’hui chez les ONGE. Les résultats de l’enquête sont édifiants, parmi les ONG interrogées, aucune ne soutient activement la mise en place d’un rationnement énergétique et pourtant une grande partie d’entre-elles se dit favorable à travailler l’idée à l’avenir. Elles y évoquent plusieurs raisons et parmi elles se retrouve de différentes manières la question des libertés et des privations. Ce chapitre tente donc de comprendre le positionnement actuel des ONG françaises au regard d’une histoire comparée du rationnement entre la France, où il est retenu comme un outil de domination lié à la spoliation de la production agricole après la défaite, et le Royaume-Uni (R-U), qui, à l’inverse, associe le rationnement à un dispositif patriotique et victorieux.

Le rationnement, un effort patriotique victorieux au Royaume-Uni

Une partie de l’explication des choix de politiques de décroissance des émissions de GES provient de l’histoire du rationnement. Le cas du Royaume-Uni permet de rendre compte de la possibilité d’entretenir une mémoire positive du rationnement. Cette politique fut motivée par l’effort de guerre de l’arrière pour soutenir le front : lors de la Première Guerre Mondiale, le rationnement dû être imposé en 1917, malgré l’importance des mesures pour réduire volontairement la consommation des ménages et pour augmenter la production alimentaire durant la crise. Le gouvernement britannique de Lloyd George mit en place des institutions chargées d’assurer l’approvisionnement des ressources en temps de guerre : le National War Savings Committee et le Food Production Department. Dans un ouvrage à ce sujet, N. Richardson détaille les éléments de cette double politique qui consiste d’une part à inciter à réduire ses consommations et d’autre part à organiser l’augmentation de la production alimentaire. Sur ce premier axe, un livre de cuisine pour femmes de la classe moyenne est éditée. Toutefois, ce Win-The-War Cookery Book regorge plutôt d’injonctions ménagères pour contribuer à l’effort de guerre : « laissez le pain aux plus pauvres qui en ont tant besoin », « achetez les ingrédients les plus chers que vous pouvez et laissez les autres à celles et ceux qui ont moins de moyens puis convainquiez les servantes d’agir aussi de la sorte ». Concernant le second axe, les prairies furent transformées rapidement en champs agricoles malgré les protestations des éleveurs. Cette politique eut pour conséquence d’augmenter la surface agricole d’un cinquième à l’aube de l’année 1918. Un dispositif contraignant s’appliquait aux rares fermiers récalcitrants qui risquaient alors de perdre l’usage de leurs terres. Toutes ces politiques alimentaires ne suffirent plus à maintenir les stocks à la fin de l’année 1917. Au crépuscule de l’année suivante, le rationnement fut finalement instauré, localement dans un premier temps, et cibla les denrées en tension (produits laitiers, viandes et sucre). Par ailleurs, les hôtels et restaurants se virent contraints d’effectuer des journées sans viande. Le rationnement pouvait être considéré par les plus pauvres comme un mécanisme social primordial en temps de guerre. Certains firent grèves pour cela. Mécontents de la gestion administrative de l’approvisionnement alimentaire, une motion fut même votée par les cheminots de la région de Leicester en février 1918 : il s’agissait d’arrêter de travailler tous les samedis afin de prendre la place des femmes dans les longues files d’attente quotidiennes pour leur permettre de se reposer. Afin de remédier à ces défaillances, la principale demande des  travailleurs du rail consistait à « immediately ration the whole of the people with the supply available  » (rationner immédiatement toute la population avec les provisions disponibles) afin de lutter contre les inégalités d’accès à l’alimentation. N. Richardson constate que la généralisation de cette politique a profondément fait vaciller la structure très hiérarchique britannique où la grande bourgeoisie se vit soumise aux mêmes restrictions que les plus pauvres : « It marked a seismic shift in attitudes in British society. […] The relationship between the individual and the state had changed irrevocably  » (Cela a constitué un changement considérable des attitudes au sein de la société britannique. […] La relation entre l’individu et l’État fut changée irrévocablement). Lorsque la victoire fut remportée, le rationnement fut donc considéré comme l’un des éléments constitutifs de l’effort gagnant.

Au cœur de la Seconde Guerre Mondiale, au moment où le Royaume-Uni s’engageait dans un effort patriotique à l’arrière, la France subissait l’occupation de l’armée et la domination allemande. C’est dans ces deux contextes opposés que fut organisé le rationnement le plus récent et le plus important de ces deux pays. L’engagement militaire du R-U fut total et s’accompagna d’un rationnement dans de nombreux secteurs (alimentation, énergie et produits manufacturés nécessaires) pour assurer des ressources au front . La planification de cet effort de guerre commença avant même le début du conflit et se voulait très fine. Les consommations de pétrole par exemple devait être allouées selon les usages essentiels de chacun . Lors de sa mise en place, une allocation identique pour chaque voiture (avec la possibilité d’avoir des suppléments pour besoins spécifiques) fut finalement décidée . L’acceptation de cette grande intervention étatique est liée à trois leviers :

– La participation à l’effort de guerre en période d’ « extrodinary wartime necessities » (besoins extraordinaires en temps de guerre) ;

– L’exceptionnalité de l’effort qui est temporaire  ;

– La promesse du « New World after the war » (Nouveau Monde après la guerre).

Au sortir de la guerre, le rationnement fut moins populaire au sein de la population qui ne voyait plus clairement ni les raisons ni la fin. Par ailleurs, il était essentiel que les  rations soient équitablement réparties. Le cas du rationnement de pétrole est emblématique car la distribution aveugle mettait au même plan les usages, qu’ils soient essentiels ou récréatifs. Celle-ci fut très contestée et mit à mal le système de rationnement. Reste que le soutien populaire au dispositif global resta élevé au cours de la guerre. Il incita les personnes à avoir davantage de relations sociales ; l’esprit de partage et de solidarité se développa. Par exemples, la population chercha à innover afin d’améliorer sa qualité de vie : briques de charbon à partir de poussières et de terre ; vacances à la maison grâce aux pique-niques et aux musiques dans les parcs ; balades au zoo ; sorties en bateau sur les fleuves. Les entreprises acceptèrent rigoureusement les consignes car elles souhaitaient soutenir l’effort de guerre. Le résultat fut impressionnant : la consommation domestique de charbon a été réduite de trois quarts entre le début et la fin de la guerre, celle de pétrole à usage civile s’effondra de 12 000 tonnes par semaine en 1941, 400 000 voitures furent mises à l’arrêt lors de la suppression des quotas en 1942. Au plus fort de la pénurie en 1942, 100 000 tonnes supplémentaires de pétrole furent économisées sur l’année. L’anticipation et la préparation administrative du rationnement au R-U fut une des raisons de son succès. Après un premier rationnement réussi lors de la Grande Guerre, un second d’une bien plus grande ampleur fut victorieux lors de la Seconde Guerre Mondiale au Royaume-Uni. En conséquence, si aujourd’hui ce pays associe ce dispositif à des périodes difficiles où le confort diminue, le rationnement est surtout perçu comme porteur de justice sociale. Il est remémoré comme un instrument de la victoire pour défendre ses libertés et sa souveraineté face à l’ennemi.

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : CONTINUITÉS, LA RÉGULATION DE LA DESCENTE ÉNERGÉTIQUE DANS SON HISTOIRE
INTRODUCTION DE PARTIE
CHAPITRE 1. LE RATIONNEMENT ÉNERGÉTIQUE : UN TABOU FRANÇAIS
Introduction de chapitre
1. Le rationnement, une privation mortifère
2. Le rationnement, une complexité défaillante
3. Distinguer le rationnement de la pénurie, une clarification importante pour lutter contre le changement climatique
Conclusion de chapitre
CHAPITRE 2. LA PRÉFÉRENCE POUR LA FISCALITÉ ÉCOLOGIQUE ET LES MESURES SECTORIELLES
Introduction de chapitre
1. Face à l’échec de la taxe carbone, davantage de fiscalité écologique
2. Des cibles privilégiées : les grands pollueurs
3. De la déculpabilisation à l’aliénation, des stratégies associatives risquées
Conclusion de chapitre
CONCLUSION DE PARTIE
SECONDE PARTIE : BOULEVERSEMENTS, DE L’INTERRUPTION DU NUCLÉAIRE À L’IRRUPTION DE LA CATASTROPHE
INTRODUCTION DE PARTIE
CHAPITRE 3. DÉCROÎTRE AVEC OU SANS NUCLÉAIRE, LA NAISSANCE D’UN CLIVAGE GÉNÉRATIONNEL
Introduction de chapitre
1. L’affaiblissement de la lutte antinucléaire française
2. La divergence entre la jeunesse et leurs ONGE
3. L’émergence balbutiante d’un jeune courant antinucléaire français
Conclusion de chapitre
CHAPITRE 4. LES ONG ENVIRONNEMENTALES SOUS LA MENACE DE L’EFFONDREMENT
Introduction de Chapitre
1. La pénétration du discours effondriste dans les ONGE françaises
2. Au regard de l’effondrement, une pratique associative timorée
3. Du potentiel de l’effondrement pour les ONGE
Conclusion de chapitre
CONCLUSION DE PARTIE
CONCLUSION GENERALE

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