LE RÉALISME MAGIQUE, L’ENFANCE ET LE GESTE FONDATEUR

LE RÉALISME MAGIQUE, L’ENFANCE ET LE GESTE FONDATEUR

Le peuple-enfant et sa littérature « Mais qu’appelle-t-on maturité ?

Et si ce mot-là était intraduisible en québécois130 ? » « Dans ce retour aux origines, nous avons à traverser la nuit ; notre aventure est celle d’Orphée : descendre aux enfers de l’aliénation coloniale131 . » Dans ce chapitre, nous tenterons, autant que faire se peut, de répondre à une interrogation d’ordre sociocritique : quelle fonction critique le réalisme magique et le narrateur-enfant assument-ils ? Autrement dit, si le réalisme magique et le narrateur-enfant sont particulièrement aptes à soutenir une critique sociale par le biais de leur vision du monde excentrée et insolite, peut-ont déceler dans L’Océantume et L’Amélachier une critique du Québec à l’époque de la Révolution tranquille ? Nous observerons d’abord les rapports qui unissent le motif de l’enfance et la production littéraire de la Révolution tranquille. La présence de personnages enfants dans les romans de la décennie 1960-1970 engendre surtout une critique négative. L’enfance est alors associée à l’immaturité du peuple québécois. Nous verrons dans quelle mesure le traitement de l’enfance, dans L’Océantume et L’Amélanchier, va à l’encontre de cette critique. Puis, nous tenterons de saisir ce que l’articulation du narrateur-enfant et du réalisme magique révèle sur la vision du monde de Ducharme et de Ferron.  En littérature, dans la décennie suivant les années 1960, il semble difficile d’imaginer mettre entièrement de côté la question nationale alors même qu’elle n’a « pas trouvé de réponse satisfaisante132 », alors même que l’enthousiasme social et politique pour parvenir à une réponse définitive est à son comble. À l’époque, les Québécois mènent une course à la modernité, à la maturité. En effet, la révolution qui « promettait d’être “ tranquille ” […] a précipité le Québec dans le vertige d’un changement perpétuel, d’une mobilité sans fin, où s’abolissent les catégories mêmes du changement133 . » Les Québécois portent désormais le désir de « rattraper » un retard historique, de se défaire du joug de l’autorité religieuse et divine, de « prendre conscience, comme l’expliquait Claude Racine, des conséquences désastreuses de la Conquête, d’apprécier la profondeur de [leur] aliénation nationale et de chercher les moyens d’accéder à la liberté la plus complète134 . » Enfin, ils souhaitent s’extirper de leur enfance prolongée, s’arracher à la contemplation suicidaire du paradis perdu de l’enfance pour tourner résolument leur regard vers le présent et l’avenir. Ce n’est ni uniquement la sphère politique, ni « les seules consciences individuelles qui doivent passer de l’enfance à l’âge adulte intellectuel135 », affirme Jonathan Livernois dans un ouvrage consacré à la vie et l’œuvre de Pierre Vadeboncoeur. La littérature doit également faire ce saut vers l’avant, « franchir ce seuil déterminant pour la suite des choses136 » : « C’est le dernier moment de l’adolescence, prophétisait André Laurendeau en 1933, nous crèverons de rachitisme, ou nous deviendrons une nation adulte137. » La critique et le lectorat de l’époque convoitent donc une politisation et un engagement du discours littéraire. Ils désirent que l’écrivain prenne part à l’engouement ambiant, que par le biais de son écriture naisse la nation québécoise. Comme le souligne le politicologue Léon Dion, [l]a Révolution tranquille, c’est la confiance en soi qui s’éveille parmi le peuple, c’est le sentiment général que tout devient possible, que rien ne résistera à la ferme volonté de changement […] C’est la certitude que des changements profonds se produisent et continueront de se produire, qu’aucun obstacle ne parviendra à les empêcher, que l’avenir est indéfiniment prometteur. La Révolution tranquille, c’est la conviction que les Canadiens français s’épanouiront en s’affirmant, en étant présents au monde et non plus en s’isolant. C’est la prise de conscience que les conditions de leur épanouissement individuel et collectif, conformément à leur culture, sont à leur portée et qu’il est nécessaire de ne pas les laisser échapper. Les mots nouveaux qui l’expriment, le discours tenu à l’époque où elle se déroule nourrissent l’imaginaire qui la magnifie138 . La littérature doit se présenter « comme un projet urgent qui est tout à la fois le reflet et le vecteur des aspirations collectives à la base de la Révolution tranquille139 ». Par conséquent, des critiques littéraires tels que Gilles Marcotte, Jean Éthier-Blais et Pierre de Grandpré expriment leur impatience de voir advenir un âge d’or du roman québécois. Cet âge d’or produirait des chefs-d’œuvre qui sauraient exprimer adéquatement l’épanouissement du peuple québécois, qui traduiraient, du même pas, son désir neuf de mettre fin à son infantilisme et de prendre possession de lui-même. Il s’agirait d’une période phare où la production romanesque réfléchirait la promesse de la Révolution tranquille et, à cet effet, composerait des récits réalistes peignant une fresque sociale, des romans d’apprentissage à la prose limpide « d’où le temps gouverne les actions et mûrit les 137 André Laurendeau à Lionel Groulx, 16 août 1933, CRLG, P1/A, 2143, cité par Yvan Lamonde, dans « Les Jeune-Canada ou les “ Jeune-Laurentie ” », p. 197. 138 Léon Dion, La révolution déroutée, 1960-1976, Montréal, Boréal, 1998, p. 65-66. 139 Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, « L’exposition de la littérature québécoise : 1960-1970 », dans L’Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal (coll. Boréal compact), 2010 [2007], p. 361. 82 personnages 140 », d’« où priment la lucidité et l’action141 ». Les critiques espèrent, tout compte fait, l’avènement d’un « Grand texte de la Révolution tranquille142 » à l’image du grand roman européen, celui qui incarnerait la maturité nouvellement acquise de la société québécoise.

Les temps ensoleillés de l’enfance

Prenons les exemples d’Iode Ssouvie et de Tinamer de Portanqueu. Aux premiers abords, leur enfance pourrait sembler fragile. Elle représente une période qui « reste longtemps précaire » (A, 65); un univers « qui se brise comme le verre de cristal, qui perd ses fleurs trop tôt comme l’amélanchier du printemps158 . » Le temps irréversible menace, avant toute chose, la fragilité de cet univers. Il rappelle avec persistance le caractère transitoire de l’enfance et annonce l’imminence de l’âge adulte. Les personnages adultes de L’Océantume sont les portefaix de ce discours. Ina, s’adressant à Iode et Inachos, souligne l’irrévocabilité, la fatalité de l’œuvre du temps: « Avoir des enfants ! Permettre que se créent des âmes où, comme dans la sienne, le fiel montera jour après jour comme minute après minute le sable dans le sablier. » (O, 79) Faire Faire Desmains, médecin de l’institut psychiatrique de Mancieulles, tente également de prévenir Iode du caractère périssable de l’enfance. Le temps consume les enfants qui muent en adultes, « les têtes vidées, les poumons asphyxiés et les cœurs flasques » (O, 125) : [E]n grandissant un enfant s’use. À partir du baccalauréat, les enfants se calment peu à peu jusqu’à ce qu’ils soient tout à fait morts. Mes articulations se dessèchent. Ma vue baisse. J’ai de fréquents maux de tête. En dix ans, je n’ai pas couru dix fois. Le soleil de midi me gêne. Le froid de décembre me paralyse. À un certain âge, j’ai fait comme tous les autres enfants : j’ai renoncé, j’ai brûlé mes drapeaux. Ma vitalité est tellement diminuée qu’il ne m’en reste plus assez pour rire et pleurer. Un jour ou l’autre, les enfants, manquant de courage, se vendent. (O, 125) C’est cette même fugacité qui aura raison des « temps ensoleillés » (A, 31) de l’enfance de Tinamer. « La semaine de l’amélanchier était passée depuis longtemps. L’été croulait d’étage en étage. Ce serait bientôt novembre » (A, 105) et le temps pressera Tinamer d’aller à l’école, de faire son entrée définitive dans le monde des adultes, puis de lancer « un peu vite […] les bouledozeurs » (A, 145) sur le domaine de son enfance. Le temps précipite l’enfance vers sa chute. Par ailleurs, dans L’Amélanchier, le temps balaie et efface la mémoire intérieure de Tinamer au fil des journées. Il la rend vulnérable. Il est « la raison de ses larmes » (A, 52) et la cause d’une frustration journalière : Je ne veux rien entendre et je reste là, assise, à m’affliger de ma mémoire, si courte que d’elle-même elle ne traverse jamais la nuit, à penser que tout 87 est à recommencer chaque matin et qu’à ce compte vivre n’est guère profitable. (A, 52-53) L’emprise du temps sur la mémoire représente, en fait, un motif capital dans l’œuvre de Jacques Ferron, « à savoir que le langage de l’imaginaire soudé à la mémoire est une forme de résistance et un principe vital sans lesquels l’espace national devient un lieu inhabitable, laissé en proie à l’amnésie et à l’aliénation collectives159. » Or, dans L’Amélanchier, le personnage enfant est dépourvu de mémoire épisodique. Le temps la lui arrache au fil de sa progression: il est « un barrage à la mémoire, un empêchement à la conscience. » (A, 75) L’enfant n’a pour point de repère que sa « mémoire extérieure » (A, 75), celle associée aux lieux familiers, aux objets et êtres qui composent la vie domestique. Cet écueil représente peut-être la plus grande faiblesse de l’enfant. Son amnésie le laisse en proie aux dangers de l’oubli et, comme le souligne Tinamer-adulte, « à l’oubli succède l’indifférence de l’oubli comme l’écho muet qui prolonge la durée et augmente l’espace de l’oubli » (A, 151) jusqu’à la perte de soi-même, jusqu’à l’aliénation. Sans doute, ce commentaire à propos de l’oubli peut être vu comme un avertissement dans le contexte social de la Révolution tranquille. En passant brusquement de l’enfance à la maturité, effaçant toute trace du passé pour parvenir à la modernité, les Québécois se risquent aux périls de l’oubli, puis à la fatalité de l’aliénation160 . Le risque de l’aliénation est pareillement soulevé dans L’Océantume : « Ici, [harangue Asie Azothe], nous devons nous rendre immobiles et invisibles par égard pour les autres et nous finirons par devenir immobiles et invisibles par rapport à nous-mêmes. » (O, 153) 

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