Le travail d’ouvrier des savonneries

« Hazihi mamlaka wa hazihi mamlaka» En haut et en bas, deux « royaumes » différents

Le travail d’ouvrier des savonneries, s’il est un travail « à la main » (yadawî), exempt ou presque de mécanisations, n’est pas un travail artisanal au sens où il accomplirait, du début à la fin, la totalité des phases de la production. On a vu, au contraire, qu’il est organisé selon une stricte division des tâches. Le petit monde des ouvriers, « sous-monde » au sein du monde de la savonnerie, est ainsi lui-même divisé en plusieurs « micro-mondes » représentés par les différentes équipes d’ouvriers qui ne maîtrisent qu’une étape du procédé de fabrication. Ces étapes se succèdent, pour chaque tabkha, selon un ordre précis : c’est pourquoi j’avais été invitée à suivre le procédé de fabrication « étape par étape ». Elles se déroulent néanmoins simultanément (et parallèlement) dans l’espace de la savonnerie.

A la savonnerie Tûqân, le travail commençait tôt le matin, pour se finir en milieu de matinée pour les ouvriers de la cuisson comme de la découpe. Seuls les ouvriers de l’emballage restaient sur les lieux jusqu’à midi, parfois une heure. Les équipes travaillaient cependant selon des rythmes différents : les ouvriers du haut commençaient plus tôt ; les ouvriers du bas un peu plus tard, et s’attardaient parfois. A la savonnerie Masrî, les ouvriers du haut travaillaient parfois l’après-midi – mais jamais ceux du bas. 1°) Le haut et le bas : une hiérarchie héritée mais contestée A la savonnerie, chaque « micro-monde » était représenté par une équipe (joq), qui possédait son propre répertoire d’action, ses propres catégories, son propre rythme. Les ouvriers du haut et du bas (à l’exception, à la savonnerie Tûqân et Masrî, des « intermédiaires »), étaient soumis, on l’a déjà abondamment mentionné, au même mode de paiement : muqâwala, à la tâche. Signalons que la rémunération à la tâche (ou encore à la pièce ou à la journée) est du reste, selon Blandine Destremau, très fréquente dans les petites entreprises et industries palestiniennes933, qui emploient fréquemment également des apprentis et des enfants, après ou avant l’école, qui reçoivent quelques shekels pour leurs travaux934.

Les ouvriers touchaient leur salaire une fois la tabkha versée, après le bast, en dinars jordaniens. Seul le Hajj Hasan al-Masrî prétendait que les ouvriers des savonneries touchaient autrefois un salaire mensuel ; je n’ai néanmoins trouvé personne pour me confirmer ses propos : « Quand mon père est venu935, ils étaient tous au mois. (…) je ne sais pas combien de temps ça a duré. (…) Plus tard c’est devenu à la tabkha. (…) Mon père m’a raconté, quand il est venu ici, il prenait 10 dinars [par mois] (…) Peut-être que dans les années 30 c’est devenu muqâwala, à la tabkha936… » Le tarif est fixé au barmîl (baril de 200 kilogrammes) : cette unité de mesure a remplacé, dans les savonneries de Naplouse comme à Alep, les anciennes unités qui étaient le ratl et la jarra (jarre)937. A la savonnerie Masrî par exemple, selon les informations communiquées par le comptable Nâdî, le baril était fixé, en 2005, à 11 dinars pour les ouvriers de la cuisson, et à 10 dinars pour les ouvriers de la découpe. Comme la halla à la savonnerie Masrî a une contenance de vingt-huit barils, chaque tabkha revenait à 308 dinars pour les ouvriers du bas, et à 280 dinars pour les ouvriers du haut.

Il m’a été impossible d’obtenir la totalité des chiffres pour les savonneries Tûqân et Shakaʽa. Selon Fawwâz Tammam, les ouvriers de la découpe touchaient chez Tûqân 10 dinars par baril, ce qui fait 200 dinars pour la halla de vingt barils, et 220 dinars pour celle de vingt-deux barils938. La somme est ensuite répartie entre les ouvriers, selon une hiérarchie interne à chaque joq, ellemême dépendante du degré d’ancienneté dans le métier et dans la savonnerie. Le Hajj Hasan al-Masrî raconte : « A l’époque, la tabkha c’était 11 livres. Elles étaient partagées en 4 ou 5. Pour ceux qui travaillaient [comme] tbeîliyya. Mon père, c’était le tbeîlî principal, il prenait 4 dinars, celui qui venait juste après 3,5, ensuite 3 et ainsi de suite939. » Les ouvriers du bast se partagent également le prix fixé pour le bast. Selon les savonneries, ce prix varie entre 65 et 100 dinars par bast. Il dépend apparemment de la dangerosité de la tâche, puisqu’à la savonnerie Masrî, il était descendu de 250 à 80 dinars en 2002 : l’escalier permettant d’atteindre les étages supérieurs avait en effet été détruit par un bombardement israélien, et remplacé par un monte-charge.

Les ouvriers du bast, plutôt que de porter sur leurs épaules les lourds seaux remplis de savon bouillant, les plaçaient désormais dans le monte-charge. De ce fait, le bast prenait moins de temps, et « ce n’est plus dangereux », me dit le comptable Nâdî en riant, afin de justifier la baisse du salaire. Les  ouvriers de l’emballage, en revanche, sont payés « à la pièce », ou plutôt aux mille pièces de savon emballées. Certains emballent entre quatre et cinq mille savons par jour. 

Des frictions entre le haut et le bas (1)

 La division entre les micro-mondes se manifestait très concrètement par une séparation et une territorialisation de l’espace, que reflète parfaitement la distinction entre haut et bas, chaque espace faisant l’objet d’une appropriation par une équipe. Ce cloisonnement se manifestait par une division des sociabilités : les ouvriers du haut buvaient tous les jours le thé, puis le café ensemble, « en haut », et ne partageaient que rarement avec ceux du bas. Abû Samîr préparait tous les jours un café sucré qu’il offrait à l’assemblée autour d’Amîn ; les ouvriers du bas le buvaient non loin du bureau. Lors de la première matinée que je passai à la savonnerie Tûqân avec les ouvriers du haut, je notai : Au cours de la matinée, nous buvons le thé, puis le café ensemble.

Les ouvriers s’asseyent en rond autour d’un petit tabouret, l’un d’eux descend faire le thé ou le café en bas (…) De toute la matinée, Amîn ne monte pas à l’étage (au point qu’il ne sait même pas que je suis là) ; les deux mondes du bas et du haut sont deux mondes séparés. « Deux mondes séparés » : difficile de ne pas reconnaître, dans cet extrait de la description que je consignai à l’issue de cette matinée, la formule du Hajj Moʽâz al-Nâbulsî hazihi mamlaka wa hazihi mamlaka (ceci est un royaume et ceci est un royaume). Lors de mes matinées à la savonnerie Masrî, cette division des sociabilités me posa d’ailleurs de véritables problèmes : invitée à boire le thé par les équipes du haut et du bas, je ne savais où donner de la tête, de peur de « vexer »… La savonnerie était le théâtre de fréquentes frictions entre les deux équipes. En voici un exemple : Savonnerie Tûqân, 7 heures 20 : je monte directement au premier étage. (…) Une dispute éclate entre les ouvriers du bas et ceux du haut. Cette fois, ceux du haut n’auraient pas « ouvert un chemin » à ceux du bas (Mûsâ et Abû Samîr) pour nettoyer les bâtons de bois qui entourent le mafrash (…). Khâled commence par rire, Shâher hausse les épaules, Ayman reste imperturbable940. « Ouvrir un chemin », c’est-à-dire dégager un espace pour que les ouvriers du haut puissent passer.

La territorialisation de l’espace de la savonnerie faisait l’objet de conflits, car si les ouvriers du haut ne passaient que peu de temps en bas, ceux du bas en revanche montaient régulièrement à l’étage. Ils venaient récupérer les restes de savon accrochés, après la découpe, sur les bâtons de bois entourant le mafrash, pour les remettre dans la cuve et les cuire avec la tabkha suivante. Mais ils venaient également surveiller les ouvriers du haut, vérifier la bonne hauteur des morceaux de savon, critiquant souvent la qualité du travail. Par cette « intrusion » dans leur territoire, ils manifestaient ainsi le troisième aspect de la division du travail : division des compétences et savoir-faire, division des sociabilités, elle était aussi hiérarchie. La catégorie de khibra, on l’a dit, était valorisée sur l’art ou la technique (fann) des ouvriers du bas. Significativement, dès le premier jour que j’avais passé à la savonnerie Tûqân, Mûsâ avait eu à cœur de différencier devant moi le travail de cuisson de celui de la découpe, dévalorisant celui-ci (« tout le monde peut le faire »), au profit de celui-là qui demandait de « l’expérience » (khibra). A l’emballage, le travail reposait sur la rapidité (surʽa) avec laquelle les ouvriers emballaient les morceaux de savon. L’opération du bast, « le travail le plus pénible et le plus dangereux » selon Doumani, était pourtant le moins valorisé, car il ne requiert aucun critère de compétences particulier, à part l’habitude (taʽwîd) et la pratique (mumârasa). 

« Ce travail, on en sort soit à l’hôpital, soit au cimetière » : les risques du métier

 Selon Fawwâz Tammâm, l’une des raisons du meilleur salaire pour les ouvriers du bas était le risque que cette opération comportait. « Celui qui travaille dans la découpe se fatigue plus… mais leur truc, c’est que c’est dangereux. C’est dangereux parce qu’il y a de la soude et… on peut se brûler, (…) c’est comme une prime de risque948. » Le travail d’ouvrier des savonneries ne réclamait peut-être pas de qualification particulière : il demandait, néanmoins, de la pratique (mumârasa) : en bas, à cause de son caractère dangereux ; en haut, à cause de la fatigue qu’il comportait. 

En bas : le danger (khatar)

 Le danger possible du travail de cuisson était emblématisé, dans les souvenirs de nombreux acteurs du petit monde de la savonnerie, ouvriers comme propriétaires, par des récits de chute dans la halla remplie de savon bouillant. Pour les propriétaires, ces souvenirs étaient souvent liés à l’enfance : la savonnerie était un endroit frais, apaisant, mais potentiellement inquiétant, du fait de la présence de la cuve dont il ne fallait pas s’approcher. Mahdî Yaʽîsh, évoquant ses souvenirs d’enfance, me raconta l’événement suivant : « J’ai un souvenir pénible… J’avais un ami, une fois il est allé à la savonnerie, c’était la savonnerie ‘Arafât… (…) Mais le problème de cette savonnerie, c’était que l’endroit où ils cuisaient (…) n’était pas surélevé. Donc ce garçon, c’était mon ami, il était avec moi à l’école. Il jouait au football, la balle s’est échappée, il lui a couru après, et il est tombé dans le savon… Il ne restait plus que sa tête… Tout son corps a été brûlé… (…) Il était très gravement brûlé, il allait mourir ! (…) Après j’ai eu peur du savon, j’ai eu peur de regarder comme ça… (…) Le travail du savon, ça fait peur (bikhawwaf) ! En plus, il y a un truc avec le savon… quand il bout… (…) Ça commence à faire comme des vagues (…), et ensuite il y a des éclats comme un volcan ! (….) Donc c’est dangereux, l’industrie du savon c’est un truc dangereux, et en plus il y a la soude, ça si ça vient dans les yeux… Donc le muʽallim [le contremaître] il doit y aller doucement… Le travail du savon, ce n’est pas facile et c’est très dangereux. »

 En haut : la fatigue (taʽb)

Le travail de la découpe ne comportait pas de danger immédiat ; il était cependant, aux dires de tous, on l’a vu, plus « fatigant » que la cuisson. Après avoir évoqué le caractère artistique (fannî) de son travail, Fawwâz Tammâm ajouta, lors de notre entretien : « Notre travail est très fatigant, remarque-le bien, on considère que c’est un travail épuisant (…) [on a] soit un disc [une hernie discale] dans le dos, soit … on a un [autre] problème (…). Parce que tu sais on est penché tout le temps… pendant des années… donc ça marque… au début c’est le dos954… » Cette fatigue avait donc, à la longue, des conséquences plus ou moins graves sur la santé des ouvriers. Abû Nimr, ouvrier à la savonnerie Masrî, avait contracté une hernie discale à force de se pencher sur le mafrash. Il me confia : « [C’est très rare aujourd’hui que] quelqu’un pense (…) à amener son fils pour lui enseigner… – Toi tu ne veux pas… Ecoute, si tu veux vraiment savoir… c’est un métier… fatigant. On coupe le savon de cette façon (il mime) ça déplace la colonne vertébrale… il faut savoir comment se baisser, se lever… (…) Moi, j’ai maintenant une maladie du dos, j’ai un disc. – A cause du travail ? Oui, depuis environ six-sept ans. Ou plus. Et même que je ne suis pas sûr de pouvoir continuer avec ça. (Sa voix s’éteint et devient triste).

Ça augmente de plus en plus…Vraiment ! Alors pourquoi je viendrais avec mon fils… » Une fois l’enregistreur éteint, nous parlâmes de la santé de Hishâm Tbeîla, qui avait subi une opération du dos. Celle-ci avait mal tourné, et l’a laissé paralysé des deux jambes. « Ça m’a fait peur quand je suis allé le voir avec Fawwâz », me dit Abû Nimr. C’était ce qui le dissuadait de se faire soigner, ainsi que le coût exorbitant de l’opération : 8000 shekels956 ! Mohannad, qui travaillait à la découpe avec Abû Nimr, répétait souvent, à qui voulait l’entendre : « Mon père est sorti de là avec une crise cardiaque, toi [Abû Nimr] avec le dos cassé ; quand mes amis viennent me voir, ils me disent : « Que Dieu te donne du courage » ». A l’évocation de ces risques du métier, la question de la manière dont les travailleurs pouvaient – ou non – toucher leurs droits était fréquemment mentionnée, surtout dans les savonneries Masrî et Shakaʽa. Le paiement à la tâche rendait difficile la préservation de ces droits ; cela était vrai de « l’assurance-santé » (al-ta’mîn al-sahî) comme des possibilités d’organisation collective face aux licenciements.

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