L’eau en ville, ressource (et) politique

Selon les récents rapports et estimations de l’Organisation des Nations Unies (ONU), plus de la moitié de la population mondiale vit actuellement en zone urbaine (WUPONU, 2014). Les projections estiment à 60% la part de population urbaine en 2030 et cette croissance devrait reposer en grande partie sur celle des villes des pays du Sud (Objectif de Développement Durable –ODD- 11 ; PNUD, 2015). À la même échéance, l’objectif 6 (ODD 6) a pour cible d’« assurer l’accès universel et équitable à l’eau potable, à un coût abordable ». Croissance et concentration démographiques en milieu urbain sont généralement pointées comme des défis à « l’universalisation » de l’accès à l’eau en ville, tant du point de vue des équipements que des quantités d’eau disponibles et des effets sur sa qualité. En milieu urbain, les chiffres d’accès à l’eau font référence à des sources d’approvisionnement dites « améliorées ». Le réseau unitaire représente l’idéal de cette « amélioration » des systèmes d’adduction d’eau. Au Soudan, la part de la population qui vit en milieu urbain représentait 33,1% de la population en 2010 (OMS, 2010). Dans ce pays, en 2008, 64% des citadins accèdent à une source améliorée d’eau pour la vie quotidienne, contre 73% au début des années 2000 et 66% en 2012 (UNICEF, OMS: 2015 et FAO-Aquastat). Concernant l’accès au réseau unitaire, les chiffres estiment à 60% la part de la population urbaine y accédant en 2000 et 47% en 2008 (ib.). À Khartoum, comme de nombreuses villes d’Afrique, cette forme de desserte pour l’eau urbaine est introduite au moment de la colonisation (Arango, 2015). Elle est restée le modèle de référence en termes de politique d’équipement urbain et a enclos la question de l’approvisionnement et de l’accès à l’eau dans des problématiques techniques et ingénieristes. Ce « paradigme du réseau » conduit à décrire les situations dans les villes du Sud comme des échecs à généraliser un modèle de développement supposé adéquat pour la ville (Jaglin, 2012b). En effet, le réseau conventionnel compris comme un « ensemble d’équipements interconnectés, planifiés et gérés de manière centralisée par un opérateur unique » n’offre pas un « un service homogène sur » l’ensemble du territoire urbain (ib. : 51).

Des études soulignent que ce modèle de gestion de l’eau urbaine, à travers la forme du réseau et l’homogénéité des directives gestionnaires, en particulier dans un cadre néolibéral renforcé, reste dominant dans les politiques urbaines (Bakker, 2003, 2008 et 2013 ; Coutard ; 2008 ; Furlong, 2010a). Cette suprématie implique la formalisation de normes de gestion selon des critères techniques, économiques et productifs qui déterminent le contrôle des modes d’approvisionnement et de l’accès à l’eau des populations urbaines. L’eau urbaine, à travers cette normalisation, devient enjeu d’un service qui s’échelonne à différents niveaux. Des déclarations mondiales sur l’urgence de remédier aux manques découlent un certain nombre de recommandations sur la nécessité de mettre en place les bons « modes de faire » et « les bonnes pratiques » d’administration des services urbains. Qu’il s’agisse de gestion, de gouvernance, de planification de la ville et de ses réseaux de service, toutes doivent être –successivement ou simultanément- « durables », « intégrées » «participatives » (ODD 11, 2015). Adaptées et reprises dans les politiques publiques nationales et par les gouvernements urbains lors des processus de planification des agglomérations, elles en viennent à conditionner les revendications et les pratiques des citadins. Sur le terrain les modalités d’application des concepts issus des discours globaux restent variables et dépendantes des contextes locaux. Elles révèlent moins la non-efficacité de l’un ou de l’autre de ces concepts, que celle d’une  conceptualisation qui se veut universelle et uniforme qui occulte la matérialité des situations locales et les réappropriations au gré des intérêts particuliers en jeu au sein de chaque espace urbain. L’applicabilité des politiques publiques se confrontent aux conditions concrètes de leur mise en place et aux arrangements locaux des citadins pour subvenir à leurs besoins essentiels.

Les études en sciences sociales sur le service de l’eau en ville s’accordent sur l’importance des dimensions sociales, politiques et culturelles de l’eau et de sa gestion urbaine. L’omniprésence de l’idéal du réseau conduit à interroger cette forme d’infrastructure particulièrement liée à la ville et son historique supériorité (Coutard et Rutherford, 2009). Des travaux qui s’intéressent aux fortes inégalités de desserte (Jaglin, 2005 ; Bousquet, 2006) remettent en question les conditions d’universalisation de cette forme technique et gestionnaire dans les contextes urbains au Sud. Les recherches empiriques démontrent que d’autres formes d’approvisionnement en eau dominent dans les espaces pauvres et périphériques (Llorente et Zérah, 2003 ; McGranahan et alii, 2006 ; Cavé 2009 ; Jaglin, 2012b). Leur prise en compte devient nécessaire pour comprendre comment une majeure partie de la population urbaine s’abreuve et accède à la ressource (Jaglin, 2012b ; Blanchon et Graefe, 2012).

Une distinction s’opère entre d’un côté le service de l’eau et de l’autre l’approvisionnement et l’accès à l’eau dans la ville. Le premier renvoie à un système technico-gestionnaire à l’échelle de l’agglomération, comprenant des activités, des infrastructures et des modalités gestionnaires visant à assurer une partie de l’approvisionnement et de l’accès à l’eau de la population, elles sont régies par des politiques publiques sectorielles et un ensemble de normes. Le second comprend l’ensemble des pratiques, des systèmes et des arrangements qui permettent à chacun d’assurer son alimentation en eau dans la ville. D’autres travaux mettent en avant l’idée que les infrastructures de gestion de la ressource sont historiquement liées à des rapports de domination, notamment coloniaux puis des états postcoloniaux (Gandy, 2006 ; Kooy et Bakker, 2008). Les auteurs s’appuient sur des études historiques du développement du service de l’eau et soulignent combien les choix d’équipement témoignent de logiques d’exclusion de certains espaces et populations. Les infrastructures et leur planification assurent alors le contrôle d’une ressource vitale, l’eau, et traduisent des choix politiques et l’exercice d’un pouvoir descendant entre décideurs et bénéficiaires.

Des conclusions parallèles émergent des nombreuses recherches qui font des réformes néolibérales un élément central des évolutions contemporaines du service et des modalités de gestion de la ressource en ville (Swyngedouw, 2003 et 2004 ; Loftus, 2005 ; Castro, 2008 ; Bond, 2008 ; Bakker, 2013). Ces travaux, généralement critiques face aux réformes néolibérales, soulignent les processus d’appropriation et de redistributions inégales de l’eau à travers les formes modernes de développement du service. Ils ont largement orienté le débat autour des questions de privatisation et de marchandisation de l’eau, de ses infrastructures et des compétences liées au contrôle de la ressource (Shiva, 2002 ; Budds et McGranahan, 2003 ; Hall et alii, 2005 ; Loftus, 2006 ; Bakker, 2013). L’ensemble de ces études contribue à mettre au jour la construction d’un idéal moderniste autour de l’ingénierie urbaine de l’eau et plus largement des représentations de l’eau et de la nature (Swyngedouw, 1999 ; Kaïka et Swyngedouw, 2000 ; Loftus, 2007 ; Gandy, 2008 ; Linton, 2010).

L’émergence régulière de modèles et de concepts techniques comme théoriques dans le domaine de l’approvisionnement et de l’accès à l’eau conditionnent, dans les milieux opérationnels, les projets de terrain et l’orientation des financements. Ils ont conduit, dans les travaux académiques, à remettre en cause leur « transférabilité » (Coutard, 2008 ; Verdeil, 2010 ; Julien, 2012), jusqu’à suggérer l’absence de modèle pertinent (Jaglin et Zérah, 2010 ; Blanchon et Graefe, 2012). Les problématiques se sont déplacées de l’analyse des résultats et des conséquences des réformes à celle des modalités d’application et des pratiques au cœur des enjeux hydriques. Si, sur le terrain, les modèles ne semblent pas adaptés, ils demeurent néanmoins des vecteurs idéologiques forts dont il convient de questionner l’intégration à différents niveaux de l’approvisionnement en eau et dans la mise en place du service. À ce propos, en géographie, les analyses urbaines de l’approvisionnement et de l’accès à l’eau ont alimenté les débats sur la fragmentation urbaine (Bakker, 2003 ; Jaglin, 2005 et 2008 ; Kooy et Bakker, 2008 ; Zérah, 2008) tout autant que ceux de la gouvernance (Jaglin, 2004 ; SchneierMadanes, 2010 ; Bakker, 2010 ; Jaglin et alii, 2011 ; Sultana et Loftus, 2012) et de la justice (Ginisty, 2014).

En premier lieu, les travaux révèlent que, dans les villes du Sud particulièrement, les représentations homogènes d’un espace urbain structuré par un fonctionnement et des réseaux uniformes se délitent face à la reconnaissance des formes différenciées d’approvisionnement et d’accès à l’eau. Cette prise en compte est importante dans la mesure où elle introduit une remise en cause des présupposés sur lesquels s’appuie l’idée de fragmentation urbaine, à savoir un certain idéal moderne d’homogénéité de la ville réticulée (Coutard, 2002 ; Coutard et alii, 2008). Ce dernier s’oppose à des conceptions particulières de la ressource en eau appuyées sur sa dimension locale et des formes de gestion collectives ou communautaires (Baron et alii, 2005 ; Bouquet in Julien (dir), 2012 : 60-61) qui ont donné lieu à des réflexions autour de la territorialisation du service selon des formes et des normes variables (Jaglin, 2005). Dans cette perspective, derrière les questions d’accès et d’approvisionnement en eau, ce sont la catégorie de l’urbain, la nature de la ville ainsi que de leurs représentations qui sont en jeu (Arango, 2015).

En second lieu, la notion de gouvernance  de l’eau est mobilisée pour rendre compte des processus entre les différents types d’acteurs qui participent à l’hétérogénéité des systèmes et qui assurent l’approvisionnement et l’accès à l’eau des populations urbaines (Bakker et alii, 2008). Si cette notion met l’accent sur l’articulation des intérêts divers, des relations entre acteurs et de la formation de compromis, elle n’explicite pas, selon C. Baron et W. Belarbi, les principes de régulation, de co-construction collective des règles qui définissent les modalités d’accès à la ressource (Baron et Belarbi, 2010 : 384). Au nom de quoi et dans quel intérêt le compromis s’exerce-t-il et est-il remis en question ? Cette lacune a contribué à rendre la notion de gouvernance très controversée et a permis sa récupération dans la sphère opérationnelle sous une version normative de « bonne gouvernance » (Hibou, 1998). En-dehors de cette acception, la gouvernance a émergé face à une lecture nouvelle des rapports de force entre acteurs, en particulier dans le domaine de l’action publique, pour rendre compte de transformations des structures hiérarchiques de pouvoir (Goldblum et alii, 2004 ; Olivier de Sardan, 2009 ; Baron et Belarbi, op. cit.). Selon C. Baron et W. Belarbi, cette définition forte de la gouvernance implique la reconnaissance de la co-construction des règles en amont et leur renégociation en aval (Leclerc-Olive et Keita, 2004 ; Goldblum et alii, op. cit.). Cette négociation suppose des rapports de force entre acteurs qu’il convient, au moins d’un point de vue méthodologique, de mettre en évidence.

Table des matières

CHAPITRE INTRODUCTIF
L’eau en ville, ressource (et) politique
2000-2015 : Une période charnière au Soudan et à Khartoum
Le Soudan entre autoritarisme et néolibéralisme
Histoire et politiques urbaines du Grand Khartoum
Histoire urbaine et évolutions démographiques contemporaines
Des migrations à l’étalement urbain
Planifier la ville, urbanisme gouvernemental
Construire son sujet dans un contexte scientifique pluriel
Rencontres géographiques et quête disciplinaire
Des géographies
Positionnement scalaire
L’ordinaire et le politique
Le local et le quartier
Organisation de la thèse
CHAPITRE 1. GÉOGRAPHIES DE L’EAU, GÉOGRAPHIES DU POUVOIR, APPROCHES MÉTISSÉES
1.1 L’eau et la ville : entre réseaux et territoires
1.1.1 Service urbain, service en réseau ?
Le réseau, modèle universel ?
Néolibéralisation de l’eau en ville
L’eau en ville : normes, modèle et contrôle ?
1.1.2 Services multiformes, arrangements locaux et territoires de l’urbain
Services multiformes : vers un espace urbain différencié
Le local : espace de tous les possibles ?
1.2 Le service de l’eau en ville : réflexions à partir de la political ecology
Political ecology : Vers une géographie radicale
1.2.1 L’eau dans la production de l’espace urbain : urban political ecology of water
Matérialité de l’eau en ville
Métabolisme urbain autour de l’eau
1.2.2 Distribution de l’eau et géométrie de pouvoirs dans les villes
In Urban Waterscapes : Water flows are Power flows, Pipes are tools-power
… and State always matters : eau, pouvoirs et « fait autoritaire » à Khartoum ?
1.3 Conclusion du chapitre 1 et questions de recherche
Regards croisés sur des corpus géographiques
Politiques et jeux d’échelles dans l’approvisionnement et l’accès à l’eau à Khartoum ?
CHAPITRE 2. ÉCHELLES ET VILLE : ENJEUX POLITIQUES
2.1 Les échelles, un débat anglo-américain ?
2.1.1. De l’échelle donnée à l’échelle construite
2.1.2 Les échelles produites et négociées : fin du consensus, fin des échelles ?
2.1.3 Pourquoi les échelles en géographie humaine ?
2.2 Recompositions scalaires dans la mondialisation : état, acteurs et politiques d’échelles
2.2.1 Plus d’échelle ou moins d’échelle dans la mondialisation
2.2.2 Politiques d’échelle, gouvernance et enjeux politiques
Gouvernance
Pouvoirs et Acteurs
Processus scalaires / Politiques d’échelle
2.2.3 « Glocalisation »: dualisme scalaire et suprématie des extrêmes ?
2.3 Politiques scalaires et pratiques d’échelle dans la ville
2.3.1 Les restructurations scalaires et la ville
2.3.2 Les échelles dans la ville : politiques scalaires et pratiques d’échelle
Conclusion du chapitre 2
CHAPITRE 3. MÉTHODOLOGIE
3.1 Contextes de la recherche
3.1.1 Contexte pratique et temporalités
L’économie du doctorat
Faire du terrain et vivre sur son terrain : temporalités ambigües
3.1.2 Des « barrières » officielles à l’aisance de la rue : la recherche au Soudan
Rattachement institutionnel et procédures administratives
Pratiquer la bureaucratie soudanaise : ruses et négociations
La recherche par le bas, quelques aspects pratiques
3.2 Méthodologie de recherche dans les quartiers de Khartoum
3.2.1 Choix des quartiers d’étude
3.2.2 Histoires urbaines locales
Dar es Salam : habiter le désert
Zurgan : ambiguïté rural et urbain
Al Thawra : « replanning the margins »
3.2.3 Méthodes d’enquêtes et typologie des acteurs
Conclusion du chapitre 3
CONCLUSION

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