L’ELABORATION DE LA CHRONOLOGIE 

L’ELABORATION DE LA CHRONOLOGIE 

Pour reprendre l’image amusante mais évocatrice de Bevan et al. (2013): « Temporal uncertainty is an elephant in the room of much archaeological interpretation ». L’incertitude liée à la temporalité sous toutes ses formes constitue en effet une source d’incertitude majeure dès lors que les données que l’on manipule témoignent de phénomènes révolus et impossibles à reproduire et à revisiter. Il convient de préciser que nous ne discuterons pas ici de la précision ou de la fiabilité des différents modes de datation des objets archéologiques : cela dépasse notre domaine de compétence, et ne constitue pas une problématique centrale de cette étude. Notre point de vue ne se situe pas au niveau de l’objet archéologique en lui-même, mais de la construction des modèles réalisés à partir de la masse de ces différents objets et de la portion de « réalité » qu’ils traduisent. « La production de chronologie est la première étape de la démarche archéologique. En effet, si celle-ci vise plus largement à la connaissance des sociétés à travers les traces matérielles qu’elles ont laissées, l’interprétation historique et sociale de ces traces nécessite au préalable de déterminer leur place dans le temps » note Bruno Desachy (Desachy, 2012). Stephen Plog et Jeffrey Hantman (1990) soulignent dès lors constater toute la difficulté de la démarche chronologique,  puisque les archéologues doivent à la fois créer et interpréter leurs propres schémas temporels, sur lesquels reposent en outre toutes leurs études. Les mêmes auteurs évoquent ainsi la nécessité d’un équilibre entre méthode et théorie dans la construction de la chronologie, qu’ils regrettent de ne pas voir plus souvent dans les études, cette lacune étant selon eux à l’origine du manque d’innovation dans ce domaine (Plog, Hantman, 1990). Vingt-deux ans plus tard, Enrico Crema soulève des défaillances similaires dans la démarche: «When we infer something about the process of change in an archaeological phenomenon, our assessment of time is often restricted to introductory and concluding narratives, rarely reaching the core section of a paper in a formalised and quantitative manner» (Crema, 2012). Enrico Crema regrette que ces schémas, pourtant fondamentaux puisqu’il s’agit du socle, de la base de toute étude d’archéologie, soient peu traités pour eux-mêmes, et restent bien plus souvent implicites ou consensuels. Ainsi, notre objectif est ici de «décortiquer» certains schémas de pensée et de modélisation du temps aboutissant à l’élaboration des «chronologies» sur lesquelles se basent les études d’archéologie. Ces modes de pensée et les modèles chronologiques qui en résultent sont en effet bien souvent prisonniers d’un double fonctionnement circulaire, «victimes» de l’incertitude des données qui à la fois permettent de les construire et dont ils permettent par la suite de révéler une propriété –temporelle-, et générateurs d’incertitude par les schémas de pensée et de modélisation souvent fixistes et réducteurs dont ils sont issus. L’intérêt est donc ici porté sur les modes de construction et de déploiement de la frise du temps.

Une information temporelle discontinue et incertaine

Datation relative

un décalage entre localisation spatiale et localisation temporelle des objets archéologiques Il nous semble important de rappeler succinctement la façon dont sont élaborées les chronologies à partir de datations relatives, afin de ne pas omettre la première « maille » du raisonnement, établissant le lien entre le travail de terrain de l’archéologue et son travail en laboratoire. Selon Philippe Husi, «La céramique est, avant tout, un témoin du passé dont l’objet est de répondre à des questions historiques aussi diverses que l’évolution des réseaux d’échanges, les mœurs de la vie domestique, les transformations et les innovations dans l’artisanat. Avant de devenir une source archéologique utile au discours historique, elle est un des instruments privilégiés de la datation en archéologie, conséquence de son évolution typologique rapide, de son omniprésence et de son indestructibilité» (Husi, 2001). On pourrait d’ailleurs tenir le même Chapitre 1 : Quelle prise en compte de l’incertitude en archéologie ? 30 discours à propos du matériel lithique. C’est donc par l’élaboration de typologies d’objets à partir des fragments découverts sur le terrain dans des situations géographiques précises, que les chronologies relatives sont réalisées. Dans le cas de la céramique, l’ensemble des fragments dont la forme est reconnaissable est rapporté à une typo-chronologie régionale établie à partir des résultats des fouilles de sites stratifiés. Chaque couche de la stratification identifiée dans ces sites renferme un certain répertoire de formes céramiques, assemblage qui va prendre une place en chronologie relative par rapport aux répertoires des couches supérieures et inférieures. Si l’on parvient à dater la couche dans un système calendaire absolu -par le C14 ou par des références externes, textuelles par exemple- on peut proposer des fourchettes de datation pour le répertoire céramique associé. De proche en proche, on constitue ainsi des séries temporelles plus ou moins complexes. Nous obtenons par conséquent les éléments suivants : 1) une région de référence dans laquelle on observe une certaine homogénéité des répertoires et des «cultures céramiques», 2) des sites stratifiés de référence, et 3) des répertoires céramiques datés par leurs éléments associés à des contextes archéologiques datés en absolu. L’ensemble des fragments de céramiques analogues retrouvés lors de la prospection ou de la fouille d’autres sites est classé sur ces références, et on en déduit que le site a pu être occupé dans les périodes de référence auxquelles on peut rattacher chaque fragment. Ce que l’on peut dire à propos de cette procédure est que chaque «frise» chronologique est à la fois le résultat et le révélateur d’une échelle spatiale particulière: celle de la zone prospectée, et de la zone choisie comme « référence ». Chaque mission archéologique dispose donc de son propre modèle temporel, qu’il est très difficile d’aborder selon une optique comparative avec celui d’autres missions, étant données les disparités des modes et des intensités de prospection et de datation des données, contribuant ainsi à l’hétérogénéité des bases de données –entre les diverses bases de données, et au sein d’une même base de données. C’est ce qu’ Enrico Crema exprime par cette phrase: «we are dealing not with time itself but with measurable variables that act as the kernel of different models of time» (Crema, 2012). Le danger est que chaque modèle ou frise chronologique deviennent autant de carcans, desquels s’extraire devient de plus en plus difficile à mesure que les données s’y accumulent: ainsi, la nouveauté, les signaux faibles, voire l’inattendu peuvent être lissés et forcés de «rentrer» dans les «boîtes» rigides de référence du modèle chronologique. Ces « boîtes » ou phases peuvent être cependant affinées et remises en question quand un archéologue décide de reprendre et de reclasser tout le matériel découvert depuis un certain temps afin d’approfondir une période ou un Chapitre 1 : Quelle prise en compte de l’incertitude en archéologie ? 31 type de structure : c’est ce que firent par exemple respectivement Jérôme Rohmer (Rohmer, 2013) et Jennie Bradbury (Bradbury, 2011) dans leurs thèses de doctorat. C’est également l’objectif du projet international ARCANE8 , dont le but est de produire une chronologie relative et absolue fiable pour le Proche Orient, basée sur la synchronisation de chronologies régionales, pour le troisième millénaire avant J.-C9 . Bruno Desachy propose de développer une archéologie prenant en compte l’incertitude dans son raisonnement de datation dès la phase de terrain : «Le raisonnement chronologique de terrain est confronté à l’incertain dès l’observation stratigraphique ; et la formalisation doit, à notre sens, en tenir compte» (Desachy, 2012). Il propose une méthode basée sur des outils mathématiques simples, permettant de « tenir compte de l’incertitude parfois liée aux observations stratigraphiques (à cause de leur nature empirique) et de l’imprécision des données de temps quantifié. Ne pas nier cette incertitude renforce la validité scientifique du raisonnement » (Desachy, 2012). En outre, ces considérations nous renvoient au fait que le temps – et donc, la recherche des dynamiques spatio-temporelles passées – dépend de la découverte d’objets archéologiques évoquant des zones spatio-temporelles d’homogénéité et de rupture, et dont la somme permet d’élaborer une chronologie. Mais dans le cas de datations relatives, le travail de terrain par lequel la chronologie est élaborée ne permet que de proposer des fourchettes de datation plus ou moins larges, générant une forte imprécision quant à la localisation temporelle de l’objet en question. Ce problème crucial est abordé par Ian Johnson, qui rapproche l’ «évènement» archéologique (dépôt d’un artefact ou construction d’un bâtiment, utilisation ou abandon d’une structure) d’une scène de crime: «we normally know their location with some accuracy, but can only locate them temporally between a terminus post quem (the last known pre-incident moment or, for artefacts, the start of the known period of production of the artefact) and a terminus ante quem (the moment when the incident was discovered or, for artefacts, the likely end of production and/or deposition)» (Johnson, 2003). Il en découle ainsi un décalage considérable entre notre connaissance (et donc notre marge de manœuvre), sur la localisation spatiale, connue avec précision, et la localisation temporelle des objets archéologiques, il convient de garder ce fait à l’esprit au moment des analyses.

La périodisation : un postulat conditionneur et implicite 

Découper le temps constitue l’une des démarches, pour ne pas dire des réflexes, de l’historien. C’est en effet par l’intermédiaire de ce classement sous forme de période que le chercheur se libère du désordre des faits, et qu’une architecture s’élabore (Valéry, Dumoulin, 1992), rendant de ce fait le passé intelligible. Cependant, et malgré l’étendue de cette pratique, la périodisation demeure bien souvent un impensé de l’historien qui « choisit entre ses réalités chronologiques, selon des préférences et exclusives plus ou moins conscientes » (Braudel, Colin, 1987), et de ce fait « reste tributaire de catégories temporelles subies plutôt que réfléchies » (Müller, 1993). Les biais qu’elle comporte doivent pourtant être soulignés. En effet, « au-delà de la description, ces césures temps constituent de véritables catégories d’interprétation du réel qui reflètent les présupposés philosophiques, culturels et sociaux de leurs utilisateurs » (Valéry, Dumoulin, 1992). Les périodes apparaissent comme des cadres de pensée essentiels mais dangereux en ce qu’ils proposent une perception du monde –de l’espace-tempsparticulière, à la fois produits et producteurs de la pensée de l’analyste. Toute tentative de périodisation est ainsi un postulat, qui ne peut donc se passer d’un effort de conscientisation et de justification, pourtant majoritairement implicite et esquivé (Müller, 1993). La périodisation peut, dans ce contexte, difficilement éviter l’écueil du conditionnement des analyses : trop vouloir classer et ordonner le chaos des données peut nous conduire à une conception linéaire et rigide du passé, qui « dissimule mal la quête obstinée d’un sens de l’histoire » (Valéry, Dumoulin, 1992), laissant peu de liberté au chercheur et aux résultats. Il est difficile dans ce cas d’échapper à un raisonnement circulaire où le chercheur postule – implicitement, par la périodisation qu’il crée ou qu’il utilise- ce qu’il cherche à interroger. Ce positionnement est exprimé par Burguière et al. dans le Dictionnaire des sciences historiques (1986) : « Aujourd’hui, cette périodisation canonique et presque fossile enferme la recherche et l’enseignement de l’histoire dans un carcan que concours, solidarités corporatistes et structures universitaires renforcent ». Si la périodisation laisse, une fois établie, peu de liberté, celle-ci est toutefois bien souvent issue de manipulations très -voire trop- libres du chercheur, qui dans sa « quête obstinée d’un sens » ordonne à outrance et biaise son modèle chronologique : « de dérapage en glissement, l’historien touche, étend, rétracte ses Kondratieff, élabore de petits âges glaciaires, étire ses siècles selon ses besoins. Véritable démiurge, il prétend transformer le réel chaque fois qu’il triche avec ses instruments de mesure ; mais il est l’esclave de ses créatures » (Valéry, Dumoulin, 1992). Daniel S. Milo (1991) insiste également sur ce dernier point : « Le Tout n’est pas appréhendable, il faut le Chapitre 1 : Quelle prise en compte de l’incertitude en archéologie ?  décomposer pour l’étudier. Par un processus souvent analysé, les morceaux ainsi créés sont investis d’une existence- voire d’une essence- dont on aura le plus grand mal à se débarrasser ». Une fois le modèle chronologique établi, s’affranchir de celui-ci devient en effet extrêmement difficile, voire impossible : les chronologies relatives des archéologues étant établies sur un modèle chronologique de référence, les données qu’ils recueillent et la base de données qu’ils constituent dépendent entièrement de ce système de classement dans lequel elles sont figées.

Une approche du changement artificielle et saccadée 

Cette approche de la périodisation présente en outre une vision très artificielle du changement. En effet, le passage abrupt d’une période à une autre –fondé sur le passage d’un type de céramique à un autre, par exemple- matérialise une vision du changement par paliers, avec des périodes de stabilité entrecoupées de courtes périodes de changement (Plog, Hantman, 1990). Ainsi, « la pensée se représente une « flèche du temps » divisée par des coupures, des discontinuités, qui marquent le passage d’un état du monde à un autre état du monde » (Fourquet, 1994). Savoir de quel « monde » on parle dans l’établissement d’une chronologie est déjà une affaire complexe : leur spatialité étant fondée sur la répartition d’un certain type d’artefacts –les tessons de céramique- ou sur des données ponctuelles –carottages, fouilles- un amalgame peu rigoureux des échelles spatio-temporelles peut bien vite se présenter dès lors qu’on souhaite dépasser l’analyse de site. François Fourquet (1994) poursuit : « Le passage n’existe pas vraiment dans le temps ; il serait instantané, que cela ne changerait rien à l’affaire ; seul compte, pour l’esprit, le fait qu’il y ait passage, rupture, changement d’état ou de structure ». Norbert Elias (1996) fait le même constat : « La prédominance d’une conception du passé comme histoire favorise en fait la perception des discontinuités. Elle habitue l’homme à considérer le passé comme une multitude de périodes non reliées les unes aux autres». C’est en outre ce sentiment qui a très certainement favorisé en archéologie une pratique accrue de « l’art de la transition », dans « la construction d’une successivité entre l’avant, le pendant et l’après ». Bien que l’introduction de ces temps « intermédiaires » ait vocation à nuancer les passages parfois brutaux entre deux périodes distinctes, elle peut également s’accompagner d’un biais considérable : celui de hiérarchiser des temps, des espaces et des phénomènes passés selon des critères actuels. Les périodes –et espaces- de transition n’auraient donc de raison d’être que par rapport à un avant et à un après que l’on identifie après coup. En outre, distinguer des « périodes de transition » des « périodes-tout-court » introduit une ambiguïté dangereuse, en nous conduisant à imaginer des « périodes processus » et des « périodes-état », où la stabilité semble régner. Le changement au cours du temps serait donc envisagé comme des périodes de stabilité et d’homogénéité, séparées par des périodes de transition au cours desquelles s’opère le changement vers la phase de stabilité suivante. C’est par ailleurs en prolongeant ce raisonnement que l’étude approfondie de certaines périodes de transition, en leur découvrant une forme d’homogénéité, d’unité, de stabilité, se retrouve contrainte de les faire passer au stade de « périodes à part entière »… gommant de ce fait l’idée de processus qu’elle introduisait.

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