L’engagement associatif : un arbitrage entre vulnérabilité et secret en contexte d’immigration

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DÉCONSTRUIRE LA VULNÉRABILITÉ DES FEMMES D’AFRIQUE SUBSAHARIENNE

Au-delà de justifications épidémiologiques, des considérations d’ordre sociologique permettent d’expliquer la féminisation particulière des associations de personnes d’Afrique Subsaharienne engagées dans la lutte contre le VIH.
Une abondante littérature africaniste et des pays des Suds pointe la dimension sexuée des dispositifs de lutte contre le VIH/sida et les ressources qui s’offrent paradoxalement aux femmes pour gérer leur vulnérabilité à l’épidémie et celle de leur famille (Bila, 2011 ; Sow, 2013). B.Bila (2011), dans une recherche réalisée au Burkina Faso au sein de lieux de prise en charge des personnes vivant avec le VIH, justifie l’importance de la présence et de la participation féminines ainsi que la moindre fréquentation des hommes de ces espaces par le rôle de « soignante familiale » (Cresson, 1991; Saillant, 1999) traditionnellement assigné aux femmes, dans les pays européens comme dans les pays d’Afrique. Le rapport à la santé apparaît comme un produit des représentations, des normes et des valeurs liées au genre. Les femmes ont, en tous lieux et de tout temps, été les principales productrices de soins dans les sphères professionnelles comme domestiques. Ces dernières apparaissent dans l’ensemble de ces travaux africanistes comme majoritaires sur les différents lieux de prise en charge hospitalière (Desclaux & Desgrées du Loû, 2006; Desgrées du Loû et al., 2009; Hejoaka, 2009; Le Cœur, Collins, Pannetier, & Lelièvre, 2009) et associative (Bell, 2005; Bila, 2011; Bila & Egrot, 2009; de Souza, 2010; Liamputtong, Haritavorn, & Kiatying-Angsulee, 2009; Lyttleton, 2004). Ce phénomène s’explique par un ensemble de déterminants socioculturels qui rendent ces lieux favorables aux femmes. Selon B.Bila (2011), les rôles traditionnels de soignantes familiales dévolues aux femmes dans l’ensemble des pays du monde (Cresson, 1991; Saillant, 1999) leur permettent de développer une expertise face à la maladie sur laquelle les soignant-e-s vont pouvoir s’appuyer. On note en effet la manière dont les femmes vont globalement se poser comme le relai des institutions de santé (et gouvernementales), gérant la prévention dans le couple et auprès des enfants tout comme la prise en charge socio-thérapeutique de l’ensemble des membres de la famille. Des travaux sur le milieu associatif en Afrique montrent par ailleurs comment ces espaces fortement féminisés sont devenus des espaces mandatés par les firmes pharmaceutiques et par les gouvernements pour distribuer et choisir les bénéficiaires des traitements antirétroviraux dans un contexte de ressources limitées (Bila, 2011; Nguyen, 2010).Intéressons-nous à présent aux femmes d’Afrique Subsaharienne résidant en France. Malgré une différence de contexte, l’histoire des rapports sociaux de genre permet en partie d’expliquer la sur-visibilité des femmes d’Afrique Subsaharienne au sein des associations d’immigrant-e-s16 de lutte contre le VIH/sida en France. Si l’on se détache momentanément du VIH/sida et que l’on observe l’histoire de la mobilisation associative de ces femmes, un constat similaire peut être établi. Quelle que soit la période considérée, les femmes de l’immigration apparaissent en France comme des actrices dynamiques des différents domaines de la vie sociale, économique et politique (Catarino & Morokvasic, 2005; Miranda, Ouali, & Kergoat, 2011; Morokvasic, 2011; Veith, 2005). Un numéro spécial de la revue Migrance (Oubechou & Clément, 2014) dédié aux femmes de l’immigration, des XIXème et XXème siècle en France, propose en ce sens une série d’articles « déconstruisant le mythe de la passivité des femmes en migration », contribuant à « sortir les femmes immigrées de la double invisibilité (femmes et immigrées) dans laquelle la recherche historique les confinait jusqu’alors, et à leur rendre leur pleine place dans l’histoire commune ». L’activité associative des immigrantes est à ce titre particulièrement mise en évidence. Une série de recherches sociologiques réalisées au début des années 1990 vient également pointer la richesse de la vie associative des femmes de l’immigration et le rôle d’interface qu’elles ont historiquement joué entre les populations
C’est ainsi que nous les nommerons de manière générique dans la suite du texte. immigrantes et les institutions françaises (Quiminal, Diouf, Fall, & Timera, 1995) dans certains quartiers. La mobilisation associative de ces femmes est alors décrite comme un « creuset d’intégration » (Timera, 1997) et les femmes de l’immigration comme des « citoyennes innovantes » (Delcroix, 1997). L’impact de la vie associative sur l’individuation17 de ces femmes a fait l’objet d’une attention particulière (Quiminal, 1998; Veith, 1999, 2005). Rappelons que le métier de médiateur social est en France issu, en grande partie, de l’expérience des « femmes relai » (Barthélémy, 2007, 2009; Delcroix, 1997). Les femmes de l’immigration, si elles peuvent apparaître comme spécifiquement vulnérables face à certaines épreuves de la vie, ne sont donc nullement passives ou sans ressources pour y faire face.
Et la lutte contre le VIH/sida en France vient renforcer cette observation. Dans un article faisant valoir la visibilité émergente des femmes d’Afrique Subsaharienne dans les politiques de lutte contre l’épidémie en France, S.Musso (2011a) pointe la place progressivement occupée par les immigrantes dans l’espace associatif du VIH/sida. En ce sens, l’anthropologue invite à questionner « le caractère univoque, voire équivoque » de « la vulnérabilité » que les « femmes africaines » sont supposées incarner (2011b, p. 233). L’engagement associatif de ces femmes dans la lutte contre le VIH/sida se présente néanmoins comme un sujet d’étude relativement récent qui reste, malgré quelques enquêtes, une thématique peu explorée par les sciences sociales. Quelques textes y font référence : la monographie de l’association Ikambere (Rwegera, 2007) ; les réflexions anthropologiques de S.Musso (2008, 2011a, 2011b) autour du positionnement associatif des immigrant-e-s des pays du Maghreb et d’Afrique Subsaharienne l’enquête de D.Pourette (2013) pointant leur faible recours aux associations communautaires dans un contexte de forte stigmatisation. Cependant, les ouvrages français de référence sur l’activisme dans le domaine du sida (Barbot, 2002; Broqua, 2006; Pinell, 2002) n’évoquent pas ou très marginalement la mobilisation des immigrant-e-s face à l’épidémie en France. Notre thèse vise ainsi à répondre au besoin d’une recherche scientifique en profondeur sur le sujet.

DE L’OBJET À LA PROBLÉMATIQUE DE LA THÈSE

L’amorce d’une réflexion scientifique sur le sujet laisse donc entrevoir deux phénomènes riches de sens. D’une part, l’engagement associatif des femmes d’Afrique
Ce concept est à entendre comme « le développement d’une subjectivité individuelle qui permet une projection dans l’avenir à partir de l’expérience passée, puisant dans un collectif un ensemble d’éléments significatifs pour le présent » (Agier, 1999; Gerbier-Aublanc, 2013, pp. 37–38; Simondon, 2005; Veith, 2005).
Subsaharienne face au VIH/sida apparaît comme un objet peu étudié en France. D’autre part, cet objet même vient interroger le paradigme de la vulnérabilité qui a soutenu depuis le début des années 2000 leur montée en visibilité.
La qualification des groupes sociaux les plus exposés à l’infection par le VIH/sida a évolué, passant de « populations à risque » à « populations vulnérables » pour devenir aujourd’hui des « populations clés ». Ce glissement lexical nous en dit long sur l’évolution de la place occupée par ces groupes sociaux dans la lutte et éclaire tout particulièrement notre lecture de l’engagement associatif des femmes immigrantes face au VIH en France.
L’usage des notions de « groupe à risque » et de « comportements à risque » est l’objet de nombreuses discussions dans le champ des politiques et des pratiques de prévention. Ces discussions sont constitutives des débats sur la nature des risques encourus et sur la prévention nécessaire pour les contenir. Elles mobilisent des connaissances sur le sida et sa diffusion. Elles les mettent en perspective avec le projet de réaliser une communauté à même de contenir l’épidémie. Elles désignent des types de conduites ou des catégories d’individus qui constituent une menace pour la construction de la communauté ». (Calvez, 1998, pp. 4–5)
Puis au début des années 2000, le glissement du « risque » à la « vulnérabilité » s’explique par une volonté de lutte contre la stigmatisation de ces groupes sociaux. On peut lire dans le Plan National français de Lutte contre le VIH/sida (2010-2014) le qualificatif de populations vulnérables » aux côtés d’un ensemble d’autres dénominations – « populations les plus exposées », « populations à forte incidence », « populations les plus à risque », populations cibles » – qui soulignent bien la difficulté des pouvoirs publics de trouver un qualificatif pour ces groupes sociaux. Aujourd’hui, le qualificatif de « populations clés » introduit par les instances internationales au cours de la dernière décennie (ONUSIDA, 2014; Organisation Mondiale de la Santé, 2011) s’inscrit clairement dans une tentative politique impulsée par la mobilisation associative de reconnaître une capacité et un pouvoir d’agir de ces populations dans la construction des programmes de prévention qui leur sont destinés et de soutenir leur participation indispensable dans la réussite de la riposte à l’épidémie. Ce glissement lexical nous semble particulièrement significatif de l’histoire de l’engagement associatif des femmes d’Afrique Subsaharienne dans la lutte contre l’épidémie en France et des dynamiques observées sur le terrain à partir des années 2010.
Dans cette continuité, les données collectées sur le terrain suggèrent de discuter la vulnérabilité des femmes d’Afrique Subsaharienne face au VIH/sida. En effet, notre enquête montre que si des situations de vulnérabilité mènent les femmes immigrantes vers l’espace associatif communautaire du VIH, l’entre-soi féminin en contexte migratoire peut être un vecteur significatif de subjectivation (Foucault, 1999) et d’agency (Butler, 2006; Mahmood, 2009; Spivak, 2009) tant individuelle que collective. Cette mobilisation semble de plus allouer aux femmes les ressources nécessaires à la fois pour répondre au VIH/sida et pour négocier les assignations qui limitent leurs opportunités de participation aux différentes sphères de la vie sociale et politique en France. Cependant, S’il est important de mettre l’accent sur l’ « agency » et l’ « empowerment » des femmes face à cette « vulnérabilité », une approche plus complexe du « genre » est cruciale afin de dépasser l’individualisme méthodologique de ce champ. (…) l’accent mis sur « l’agency des femmes » ne devrait pas effacer leur besoin de supports privés et publics.18 » (Desclaux et al., 2009, pp. 803– 805)
Cette thèse vise en ce sens à comprendre comment les modalités de cet engagement associatif sont façonnées par le double contexte dans lequel il s’inscrit : la lutte contre le VIH et le traitement sociopolitique de l’immigration en France. Nous montrerons que si la figure de la « femme africaine vulnérable » est au cœur des dynamiques associatives, l’existence même de tels collectifs tout comme les régimes d’auto-support poursuivis par les porteuses d’initiatives interrogent tout autant qu’ils agissent sur cette « vulnérabilité ». Pour ce faire, nous mettrons en évidence les processus de subjectivation et d’agency ouverts aux femmes d’Afrique Subsaharienne par la cause du VIH/sida ainsi que les difficultés auxquelles elles sont confrontées et qui limitent la portée de leurs négociations.
Le cadre analytique soutenant nos réflexions propose une articulation des théories du care (Gilligan, 2008; Molinier, 2013; Paperman, 2011) et de l’agency (Butler, 2006). Envisager le care comme une pratique des groupes minoritaires permet de mettre en lumière l’imbrication de rapports sociaux de genre, de statut et de race dans le contexte migratoire français ainsi que les processus d’agency à l’œuvre. Nous observerons ainsi dans quelle mesure, via l’espace associatif du sida, les femmes d’Afrique Subsaharienne s’approprient et mettent en scène les représentations dont elles sont l’objet pour mieux les négocier et faire bouger les normes (Butler, 2006; Mackenzie, 2012). Nous interrogerons la manière dont l’imbrication de rapports sociaux inégalitaires peut s’avérer porteuse d’une grammaire associative basée sur le travail du care, dans un contexte migratoire où le VIH se présente comme une pathologie chronique stigmatisante. Nous examinerons en ce sens les logiques via lesquelles cet engagement associatif favorise la recomposition de rapports sociaux inégalitaires, exacerbés en temps de VIH/sida. Nous chercherons par là à comprendre comment les femmes vivent, perpétuent, et habitent ces rapports sociaux ou encore comment elles les contournent, les déconstruisent et y résistent.
Nous présenterons, dans la première partie de la thèse, notre positionnement méthodologique, théorique et épistémologique. Le premier chapitre retracera le processus de collecte des données. Le second chapitre posera le cadre analytique émergeant de l’analyse de ce corpus.
La seconde partie de la thèse mettra en lumière la manière dont les femmes d’Afrique Subsaharienne investissent l’espace associatif du VIH afin de répondre aux risques de vulnérabilisation que représente pour elles l’épidémie de VIH/sida. Nous décrirons alors le processus de prise en soin sensible des situations de vulnérabilité observé au sein des collectifs. Nous reviendrons dans le chapitre 3 sur les profils des femmes rencontrées au sein des associations, en nous intéressant en particulier aux modalités de leur engagement associatif. Le chapitre 4 nous mènera au cœur des collectifs par une analyse des régimes de l’auto-support qui s’y développent. Le chapitre 5 nous permettra d’observer le travail de coopération à l’œuvre entre les actrices associatives et les soignant-e-s et travailleuses sociales dans l’accompagnement des patient-e-s immigrant-e-s.
La troisième partie de la thèse décryptera les mécanismes par lesquels l’espace associatif du VIH permet aux femmes de négocier, en tant que « citoyennes de seconde zone » (Ticktin, 2011), les assignations sociales et politiques dont elles sont l’objet en France et ce, au-delà du VIH. Il s’agira dans le chapitre 6 de souligner comment les immigrantes vivant avec le VIH se saisissent individuellement de l’espace associatif communautaire pour négocier les modalités de leur insertion sociale et professionnelle en France. Dans cette continuité, le chapitre 7 présentera la manière dont les actrices associatives investissent les espaces de représentation ouverts par la cause du VIH afin d’agir collectivement sur les assignations minoritaires dont elles sont l’objet. Déplaçant quelque peu l’angle d’approche, nous proposerons dans le chapitre 8 d’analyser les effets de l’engagement associatif dans la cause du VIH sur le positionnement des actrices associatives au sein des rapports de genre. Afin de relativiser nos propos, le chapitre 9 examinera les difficultés et obstacles posés par le VIH en contexte migratoire et limitant la voix/e différente que semble ouvrir la lutte contre le VIH aux femmes de l’immigration en France.
Tout au long de la thèse, les dynamiques associatives seront mises en perspective avec les trajectoires individuelles des femmes rencontrées au sein des collectifs. Les réflexions émergentes seront envisagées au regard du double contexte de la lutte contre le VIH/sida et de l’immigration en France.

DE LA PRODUCTION DES DONNÉES AU POSITIONNEMENT THÉORIQUE : UNE ÉPISTÉMOLOGIE ENRACINÉE DANS LE TERRAIN19

Ce travail de recherche s’inscrit dans une « perspective ethnosociologique » (Bertaux, 2005). Il s’agit en effet d’une recherche empirique « qui s’inspire de la tradition ethnographique pour ses techniques d’observation, mais qui construit ses objets par référence à des problématiques sociologiques » (Bertaux, 2005, p. 17). Dans cette perspective, le terrain est le lieu central de production des données et des interprétations. Ce positionnement transdisciplinaire, tout en rappelant combien la sociologie et l’anthropologie « ont très largement en commun leurs objets, leurs postures et leurs problématiques », revendique surtout comme le note J-P. Olivier de Sardan (2008, p. 37), un double héritage méthodologique convergent : celui de l’ethnologie (à partir de Franz Boas et Bronislaw Malinowski), aujourd’hui appelée anthropologie, et celui de l’école de Chicago (à partir de Robert Park), laquelle a développé de son côté une sociologie de terrain très proche des méthodes ethnographiques, dite parfois sociologie « qualitative » (…) ».
Notre inscription disciplinaire précisée, cette première partie vise à poser les fondements méthodologiques, théoriques et épistémologiques de notre étude. Cette recherche conjugue l’observation d’un « monde social » (Strauss, 1992) – le paysage associatif français de lutte contre l’épidémie – et, en son sein, de microcosmes – les associations d’immigrant-e-s engagées dans cette cause – avec l’analyse de « catégories de situation » (Bertaux, 2005, p. 20) – l’expérience au sein de ces collectifs des femmes nées en Afrique Subsaharienne. Le travail empirique réalisé s’est à la fois intéressé au fonctionnement de ce « monde social » (Strauss, 1992), à ses mécanismes sociaux de reproduction et de transformation et aux caractéristiques des « catégories de situation » (Bertaux, 2005, p. 20) observées. Une attention particulière a été portée aux logiques d’action des sujets, aux processus par lesquels les femmes d’Afrique Subsaharienne se sont retrouvées dans cette « situation », comment elles s’efforcent de la gérer au quotidien et les ressorts que ce positionnement associatif leur procure. Nous avons, en ce sens, réalisé notre enquête de terrain à partir du double souci pragmatique de décrire la manière dont les associations d’immigrant-e-s s’approprient la prise en charge communautaire de l’épidémie de VIH, dans un contexte où leurs actrices connaissent un certain nombre d’inégalités sociales du fait de leur appartenance de genre, de leur statut d’immigrantes ethnicisées et parfois de leur statut sérologique, ainsi que les répercussions de ce positionnement associatif sur les différentes sphères de la vie des femmes engagées. D’un point de vue général, la conduite de cette recherche a été animée par la volonté de comprendre par quels mécanismes des groupes sociaux minoritaires (Guillaumin, 2002) s’approprient des questions d’ordre vital, partir desquelles ils négocient les rôles sociaux qui leur sont assignés et qui déterminent leur inscription dans le monde.
Afin de clarifier notre cheminement empirico-théorique et notre positionnement épistémologique, nous reviendrons dans cette première partie sur les différentes étapes de construction méthodologique et théorique de cette recherche. Nous présenterons, dans le premier chapitre, le déroulement du travail de terrain et le processus de production des données. Nous exposerons, dans le second chapitre, les courants théoriques au sein desquels s’inscrivent nos analyses ainsi que le cadre analytique élaboré pour cette recherche.

LA PRODUCTION DES DONNÉES :MÉTHODOLOGIE ET POSTURE DE RECHERCHE

Le héros, en anthropologie comme en sociologie ou en histoire, c’est celui dont on parle, non celui qui parle.
Celui qui parle ne nous intéresse, d’un point de vue épistémologique, que dans la mesure où ce qu’il peut nous dire de sa posture personnelle est nécessaire à la compréhension de ce qu’il nous dit des autres. » (Olivier de Sardan, 2008, p. 21)
Une enquête ethnosociologique a été réalisée en Île-de-France entre octobre 2011 et juillet 2013. Ce travail de terrain a combiné les méthodes traditionnelles de l’anthropologie et de la sociologie dite « qualitative » : l’insertion dans le milieu ou « observation-participante », les observations intégrales (Olivier de Sardan, 2008) et les entretiens semi-directifs. Des sources écrites et audiovisuelles ont également été consultées. Dix-huit mois d’observations au sein de six collectifs ainsi que quatre-vingt-six entretiens auprès d’immigrant-e-s d’Afrique Subsaharienne, de professionnel-le-s de la santé et du travail social, d’acteurs associatifs et institutionnels ont été réalisés. Quarante-neuf de ces entretiens ont été menés avec des femmes d’Afrique Subsaharienne, parmi lesquelles quarante-trois femmes engagées au sein d’un ou de plusieurs collectifs ; les six autres refusaient de fréquenter les associations. C’est au total douze associations qui ont pu être intégrées à l’enquête par le biais des observations et/ou des entretiens.
Nous avons choisi d’adopter sur le terrain, comme à l’heure des analyses, une posture heuristique inspirée de « populisme méthodologique » (Olivier de Sardan, 2008, pp. 246–247), c’est-à-dire accordant une attention particulière aux représentations et aux pratiques des
minoritaires » (Guillaumin, 2002). Néanmoins, afin de contourner le risque de dérive idéologique que comporte un tel positionnement méthodologique, nous nous sommes efforcée de replacer continuellement ces logiques d’action dans la globalité de leurs dimensions, « (…) les pratiques et représentations [étant] toujours à la fois d’ordre économique, social, politique, idéologique, symbolique » (Olivier de Sardan, 2008, p. 251).
Après être revenue sur les principes méthodologiques de l’enquête de terrain, nous présenterons les modalités de production des données. Nous conclurons ce chapitre par une réflexion autour des difficultés posées par l’enquête et des limites des données produites.

LES PRINCIPES MÉTHODOLOGIQUES DE L’ENQUÊTE

Deux principes sont au fondement de la méthodologie choisie pour réaliser cette enquête de terrain : (1) la « construction progressive de l’échantillon » (Bertaux, 2005, p. 27) ou l’échantillonnage théorique » (Glaser & Strauss, 2010, p. 138) ; (2) l’analyse comparative et la triangulation des données (Olivier de Sardan, 2008, p. 79).
La construction progressive de l’échantillon
Dans la perspective ethnosociologique, la représentativité statistique de l’échantillon n’a guère de sens ; elle est remplacée par celle de « construction progressive de l’échantillon » (le theoretical sampling de Glaser et Strauss, 1967) » (Bertaux, 2005, p. 27). L’objectif est de rassembler, au fil des réflexions émergeant du terrain, les matériaux offrant différentes perceptions d’une même réalité sociale.
Pour choisir les associations, nous avons contacté un certain nombre de collectifs par deux canaux différents : à partir des recommandations émises par un groupe de personnes travaillant à Sidaction20, rencontrées quelques mois avant d’entreprendre notre recherche, et en répertoriant, grâce à l’annuaire disponible alors sur le site internet du RAAC21, les associations susceptibles d’éclairer notre questionnement de départ. Cet annuaire recensait en octobre 2011 les contacts d’une trentaine d’associations d’Africain-e-s réparties sur le territoire métropolitain. Nous cherchions avant tout à nous « insérer dans le milieu » (Olivier de Sardan, Sidaction est l’organisme financeur de notre recherche. Lors de l’écriture du projet de recherche et de sa soumission pour une demande de financement en 2011, nous avons rencontré quatre personnes travaillant au sein de cette structure, dans les départements associatifs-France et scientifiques. Nous avons alors pu échanger autour des programmes associatifs « Femmes migrantes et VIH » financés par Sidaction et bénéficier de conseils quant aux associations à contacter.
Le Réseau des Associations Africaines et Caribéennes de lutte contre le sida (Raac-sida), créé en 2007, disposait jusque fin 2013 d’un site internet http://www.raac-sida.org/, aujourd’hui « en construction » donc vide de contenu. En 2011, à l’époque où nous engagions cette étude, un annuaire des « associations africaines et caribéennes », membres du réseau était disponible et nous a permis de contacter certaines structures associatives 2008) en obtenant l’autorisation de réaliser notre enquête au sein des collectifs contactés. Le critère déterminant toute prise de contact était que les associations soient « des associations de femmes immigrantes », c’est-à-dire exclusivement ou très majoritairement gérées et fréquentées par des femmes nées en Afrique Subsaharienne. En effet, la méthode de « l’échantillonnage théorique » (Glaser & Strauss, 2010, p. 138) suppose que le sociologue peut commencer sa recherche avec un cadre partiel de concepts « locaux », en désignant quelques caractéristiques de la structure et des processus de la situation étudiée. (…) Ces concepts lui fournissent une porte d’entrée pour sa recherche. Bien entendu, il ne connaît pas encore la pertinence de ces concepts pour son problème – celui-ci devant émerger – ni leurs chances de faire partie des catégories centrales explicatives de sa théorie. »
Cette méthode initiale d’échantillonnage nous a conduite à entreprendre un travail d’observation simultané au sein de deux associations très différentes, introduisant ainsi la pertinence de catégories explicatives supplémentaires. L’association A. menait des actions de prévention communautaire et était gérée par un petit groupe de femmes séronégatives bénévoles (une présidente, une coordinatrice et quelques bénévoles régulières)22 et ne bénéficiait au moment de l’enquête que du soutien logistique d’une mairie d’arrondissement et du soutien financier ponctuel d’un mécène privé. L’association E. se définissait quant à elle comme une association « de, par et pour les femmes vivant avec le VIH, majoritairement migrantes d’Afrique Subsaharienne ». Structure de soutien aux femmes et immigrantes vivant avec le VIH, cette association était composée d’une coordinatrice bénévole elle-même séropositive au VIH et de deux types de bénévoles : une dizaine de femmes et hommes français-e-s blanc-he-s, retraité-e-s pour la plupart et assurant des tâches de soutien administratif et logistique ; des femmes et immigrantes vivant avec le VIH fréquentant ces associations et principalement investies dans le soutien relationnel et l’accompagnement des nouvelles usagères23 mais également, pour certaines, dans le soutien administratif et logistique. Il est à noter que le nombre des usagères-bénévoles varie jusqu’à aujourd’hui selon le désir et la disponibilité des femmes accompagnées. Au moment de l’enquête, cette structure bénéficiait de soutiens financiers institutionnels et privés réguliers bien que limités et nécessitant le renouvellement annuel des demandes de subventions. Aucune de ces deux associations ne comptait de personnes salariées.

Table des matières

Introduction générale
Partie I. De la production des données au positionnement théorique : une épistémologie enracinée dans le terrain
Chapitre 1. La production des données : méthodologie et posture de recherche
SECTION I. Les principes méthodologiques de l’enquête
1. La construction progressive de l’échantillon
2. De l’analyse comparative à la triangulation
SECTION II. Les données produites : un corpus riche et diversifié
1. Les modalités d’observation
2. Les séries d’entretiens réalisées
3. Les autres modes de production des données : recensions, sources écrites et audiovisuelles
SECTION III. Les limites de l’enquête de terrain
1. Les difficultés inhérentes à l’enquête ethnosociologique
2. Les limites des données produites
Chapitre 2. Du terrain à la théorie : un cheminement épistémologique complexe
SECTION I. Les théories du care : le soin comme « fait social total »
1. La controverse comme espace d’émergence des théories du care
2. Le care comme approche matérialiste des rapports sociaux
3. La prise en soin : un processus total, des risques de dérives
SECTION II. Le care et la vulnérabilité, une famille théorique à recomposer
1. Vers « une anthropologie de la vulnérabilité »
2. Le travail du care comme réponse aux situations de vulnérabilité
SECTION III. Croiser les études de genre et les études postcoloniales : interroger les représentations, dévoiler l’agency
1. Catégoriser les groupes minoritaires, repenser la représentation
2. L’agency des femmes des groupes minoritaires : décoloniser la capacité d’agir
SECTION IV. Du care à l’agency en situation de vulnérabilité : proposition d’un cadre d’analyse
1. L’engagement communautaire, pour une prise en soin sensible des situations de vulnérabilité
2. Le son des voix minoritaires : de l’agency face aux assignations
Partie II. Le care comme grammaire associative : un modèle de prise en soin sensible des situations de vulnérabilité
Chapitre 3. L’engagement associatif : un arbitrage entre vulnérabilité et secret en contexte d’immigration
SECTION I. Le dispositif du vih/sida en contexte migratoire
1. Le dispositif du VIH/sida : des tensions entre situations de vulnérabilité et poids du secret
2. … exacerbées en situation migratoire : le contexte social de l’engagement
3. Vers une typologie des profils associatifs : l’analyse culturelle des risques inhérents au
dispositif du VIH/sida
SECTION II. Devenir aidante associative : des ressources face au secret et aux situations de vulnérabilité
1. Le rapport à la vulnérabilité, un vecteur de l’orientation associative des aidantes
2. Le poids du secret, un obstacle négocié
3. Le sens de la démarche : de l’engagement pour autrui à l’engagement pour soi
SECTION III. Trajectoires d’usagères : de la liminalité au retour du secret
1. Le recours associatif comme issue à la liminalité
2. Le retour du secret, des modes de fréquentation variables
SECTION IV. Le non recours associatif : la prééminence du secret
1. L’absence de besoin
2. La peur d’être identifiée comme porteuse du VIH
3. Le secret au-delà du VIH
Chapitre 4. Les régimes de l’auto-support : du savoir-être associatif aux savoir-faire communautaires
SECTION I. Historiciser l’engagement des femmes immigrantes dans la lutte contre le VIH/sida en France
1. Redonner une voix aux invisibles : l’association comme groupe d’intérêt
2. Lutter contre l’isolement : l’association comme groupe d’entraide
SECTION II. La diffusion des messages de prévention : justifier et négocier
1. Le régime de la justification
2. Le régime de la négociation
SECTION III. L’accompagnement des personnes vivant avec le VIH
1. Le régime de la familiarité
2. Le régime de la reconnaissance
3. Le régime de la capacitation
Chapitre 5. La prise en soin des patientes immigrantes : un travail de coopération en tension
SECTION I. Vers une réponse sensible aux besoins des patientes immigrantes
1. L’orientation associative, une réponse aux situations de vulnérabilité perçues
2. La coopération comme moyen d’apaiser les souffrances des immigrantes
SECTION II. Une réponse aux besoins de relais professionnels des équipes hospitalières
1. Le travail du care face aux déficits institutionnels
2. Les coopérations, contourner les limites du circuit officiel de prise en charge
SECTION III. Un espace de reconnaissance paradoxal des aidantes associatives
1. La professionnalisation associative : une initiative inaboutie
2. Le travail du care, un vecteur de reconnaissance institutionnelle
Partie III. L’agency en situation minoritaire : le pouvoir de la reconnaissance
Chapitre 6. L’agency des usagères associatives : négocier l’accompagnement social institutionnel
SECTION I. L’insertion sociale et professionnelle comme épreuve : la mise en récit de l’incertitude identitaire
1. Le passage en hébergement de stabilisation : une « mise sous tutelle »
2. L’assignation professionnelle aux emplois de service en France : un secteur mauvais pour la santé des immigrantes vivant avec le VIH
SECTION II. La mise en oeuvre de tactiques individuelles
1. Les tactiques de détournement des situations humiliantes
2. Les tactiques de contournement des assignations professionnelles
SECTION III. L’espace associatif comme dispositif de négociation
1. L’accompagnement associatif, un dispositif de négociation de l’accompagnement social institutionnel
2. L’association, un espace paradoxal de gestion du déclassement professionnel
Chapitre 7. Les usages politiques de la représentation : les associations comme tribunes
SECTION I. les contours de la représentation : les espaces, les actrices et le sens
1. Les espaces de la représentation
2. Une construction consensuelle des sujets de la représentation
3. La représentation comme besoin : un positionnement ambivalent des actrices associatives
SECTION II. Les usages de la représentation : mettre en acte et contester
1. La mise en scène normative : les jeux de valorisation
2. La voix contestataire : la dénonciation des injustices
3. Le théâtre et la mise en scène des situations dénoncées : une pratique alternative de représentation collective
SECTION III. Le pouvoir de la représentation : vers une transformation de la situation minoritaire des immigrant-e-s en France ?
1. Des possibilités de négociation effective des assignations minoritaires
2. Une passerelle vers l’exercice dénié de la citoyenneté
Chapitre 8. Les normes de genre à l’épreuve du positionnement associatif des femmes immigrantes dans la cause du VIH
SECTION I. La mise en récit des expériences de femmes dans le contexte associatif du VIH : une relecture au prisme des discours globaux
1. La « nature rebelle » et ses contextes : interroger l’émergence précoce d’une conscience de genre à l’origine de l’engagement
2. La relecture critique de la vie conjugale comme espace de cristallisation des inégalités de genre
3. L’expérience du VIH au sein de « mouvements des femmes », l’exacerbation d’une subjectivité critique à l’égard des systèmes de genre
SECTION II. L’engagement des femmes sur le terrain du VIH : entre négociations et renoncements
1. Pour les femmes séropositives : un engagement négocié entre la cause défendue et leurs enfants
2. Pour les femmes séronégatives : négocier les coûts de la transgression
SECTION III. Le quotidien associatif, des négociations ambivalentes
1. L’usage stratégique des systèmes de genre au service de la prévention
2. Les associations féminines, l’expression de subjectivités critiques
3. Les associations mixtes, des espaces de réaffirmation identitaire
Chapitre 9. L’espace de lutte contre le VIH/sida : une voix/e si différente pour les femmes immigrantes en France ?
SECTION I. De la fragilité interne des associations d’immigrant-e-s : un avenir incertain
1. Le maternalisme, une dérive familialiste affaiblissante
2. Le poids du secret, un frein à la relève associative
3. La fragilité de la carrière associative des aidantes
4. L’insuffisance des ressources associatives
SECTION II. De la difficulté de se constituer en force collective : les freins aux collaborations inter-associatives
1. Entre associations d’immigrant-e-s : excès de localisme et désaccords sur les priorités collectives
2. Au sein de l’espace du VIH : rapports de pouvoir et intérêts divergents
SECTION III. Les angles morts des coopérations hôpital-association
1. Une intervention associative parfois controversée au sein de l’hôpital
2. Les coopérations entre hôpitaux et associations d’immigrant-e-s : un modèle non équitable
Conclusion générale
Bibliographie
Table des encadrés
Table des illustrations
Annexes

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