Les consommations de substances psychoactives chez les Autochtones du Canada

Les consommations de substances psychoactives chez les Autochtones du Canada

Dans ce chapitre, nous commencerons par aborder l’histoire de l’utilisation des drogues afin de montrer les différents usages et représentations des substances au cours du temps. Nous en arriverons ensuite aux phénomènes de dépendance contemporains, lesquels peuvent être qualifiés de consommations « problématiques ». Notre propos sera illustré avec le cas spécifique des Autochtones du Canada. Nous porterons notre attention sur la dépendance à l’alcool, principale dépendance identifiée chez les Autochtones. L’objectif général est de parvenir à mettre en évidence les divers facteurs qui peuvent expliquer les addictions des populations autochtones. Pour cela, nous mobiliserons des théories issues de différentes disciplines et domaines d’études (sociologie, anthropologie, psychologie, etc) susceptibles d’apporter des éléments de réponse. Nous pourrons alors constater le rôle du contexte socioculturel dans le développement des addictions mais également l’impact de variables à la fois individuelles, économiques et historiques. I) Usages des psychotropes : du rituel aux toxicomanies A) L’usage ritualisé des substances psychoactives : Les substances psychoactives, également appelées psychotropes, désignent des substances qui ont des effets sur l’activité cérébrale et qui peuvent ainsi modifier certains processus biochimiques et physiologiques cérébraux. L’alcool, le tabac, la caféine ou encore les hallucinogènes peuvent être rangés au sein de cette catégorie. J. Delay et P. Deniker (1958, cités dans Saïet, 2001) établissent une classification des drogues. Ils distinguent les psychodysleptiques/les « délirogènes » (cannabis, LSD, etc) ; les psychoanaleptiques/les drogues « stimulantes » (cocaïne, speed, etc) et enfin, les psycholeptiques (opium, héroïne, morphine, etc) dont font partie les tranquillisants, les barbituriques et les solvants organiques tels que l’alcool. Généralement, nous avons pour habitude de parler de « drogues » afin de désigner ces substances qui ont des effets sur notre psychisme et peuvent entraîner des accoutumances. Le terme « drogue » qualifie une « préparation pharmaceutique générique pour la confection des médicaments » (Saïet, 2011, p. 28) ou une substance, naturelle ou synthétique, capable de modifier une ou plusieurs fonctions de l’organisme (Bergeron, 2009). 7 De nombreuses drogues sont d’origine végétale. Par exemple, l’opium provient du pavot somnifère, l’alcool de l’éthanol, lui-même issu de la fermentation de fruits, de grains ou de tubercules. De nombreux peuples attribuaient un pouvoir considérable à ces plantes ; elles occupaient ainsi un rôle central lors des cérémonies. Leur consommation se faisait uniquement dans le cadre des rituels, marquant des périodes significatives de l’existence (Berthelier, 2009). Au Mexique et aux Etats-Unis, un petit cactus nommé le peytol est utilisé par certaines tribus à des fins religieuses et thérapeutiques. Perçu comme une plante sacrée, il est employé à la fois pour prédire l’avenir, soigner les maladies et vivre une expérience divine. Le peytol est encore aujourd’hui au coeur des traditions des Indiens huichols du Mexique. Les Amérindiens consomment du tabac depuis des millénaires. Les Autochtones s’en servent pour soigner des maladies, entrer en communication avec les esprits mais également lors des mariages, des naissances ou des événements diplomatiques (Descola, 2010). Il était coutume chez ces peuples de souffler la fumée de tabac sur les parties du corps considérées comme malades afin d’endormir le mal et rétablir certaines fonctions organiques

Le regard des sciences humaines et sociales sur les dépendances

Les consommations « problématiques » chez les Autochtones du Canada : entre mythe et réalité : En 1982, le groupe de travail des Nations Unies met au point une définition officielle des peuples autochtones2 , basée sur quatre critères principaux, à savoir : la continuité historique ; la différence culturelle vis-à-vis de la société dominante à laquelle ils appartiennent aujourd’hui ; le principe de « non-dominance » du fait qu’ils se situent en marge de la société ; l’auto-identification marquant l’appartenance au groupe autochtone. Au Canada, chaque groupe autochtone est marqué par la diversité culturelle et linguistique. Ainsi, on dénombre plus de 600 bandes indiennes et plus de 60 langues déclarées par les membres des Premières Nations3 . De nombreuses populations indiennes vivent actuellement dans les provinces de l’Ouest canadien et en Ontario. Dès 1867, la loi fédérale instaure un régime de mise sous tutelle des Indiens et de leurs terres. La Loi sur les Indiens de 1876 établit la liste des Indiens « enregistrés », de leurs bandes et du système des réserves. Malgré les controverses qu’elle suscite, elle reste encore aujourd’hui centrale dans la gestion des affaires autochtones (Dupuis, 1991). Un Indien « inscrit » ou « statué » est une personne reconnue par le gouvernement fédéral comme inscrite au nom de la Loi sur les Indiens. Près de la moitié des Premières Nations ayant le statut d’Indien « inscrit » vivent dans des réserves4 . De nos jours, une grande majorité des autochtones fait partie des segments les plus pauvres de la population canadienne et ont une moins bonne qualité de vie que les autres habitants du Canada5 (Place, 2012). Tandis que le revenu familial de la population canadienne s’élevait à 38700 dollars en 1986, celui des Indiens se situait à 21800 dollars. Les tendances sont similaires en ce qui concerne la santé – des taux anormalement élevés de consommation de psychotropes ou des taux de suicide sans précédent – et le logement, notamment dans les réserves où les ménages sont surpeuplés (Dupuis, 1991). Les études montrent que les Autochtones sont en moins bonne santé que les non-autochtones (Place, 2012). 

La revendication culturelle en réponse à l’exclusion sociale 

On ne peut s’empêcher de remarquer l’apparente contradiction du tandem exclusion/intégration sociale concernant les conduites addictives. Tandis que la consommation d’alcool permet à des individus autochtones de s’intégrer au groupe, ces mêmes conduites les mettent à l’écart de la société dominante dont ils font pourtant partie. La prise de drogues et les toxicomanies constituent ainsi des formes de déviance vis-à-vis de la société (Bergeron, 2009). L’étude de la déviance a été d’abord l’intérêt des sociologues de l’Ecole de Chicago et plus largement du courant de l’interactionnisme et de la sociologie compréhensive. Dans cette approche, il n’existe pas de normes collectives uniformes et intériorisées par tous. L’analyse se focalise sur les interactions sociales et les mécanismes sociaux qui font qu’un comportement est perçu comme déviant. C’est de là que se développe à partir des années 1950 la théorie de la désignation (« labeling theory »). Il y aurait deux sortes de déviance (ibid.). Une déviance dite primaire, qualifiant une attitude non conforme et une déviance dite secondaire, qui reconnaît le comportement comme déviant. Ce second type de déviance se consolide suite à la réaction sociale que l’acte provoque. L’émergence du stéréotype du drogué et d’un ensemble de croyances participent à la construction d’une identité sociale déviante. Il y a donc un processus d’étiquetage et de stigmatisation qui se met en place au sens où les déviants intériorisent l’image négative qu’ils renvoient au reste de la société. H. Becker (1963, cité dans Bergeron, 2009) s’est intéressé à la culture des musiciens de jazz à Chicago. Considérés comme des marginaux en raison de leur mode de vie non conventionnel, ils en viennent à justifier et légitimer leurs pratiques déviantes en opposition à la société dominante. A travers la drogue, les usagers retirent le sentiment d’appartenance à une communauté (Bergeron, 2009). Il peut s’agir d’une issue leur permettant de se dégager de leurs conditions de vie précaires mais il y aurait également des motivations d’ordre culturel et idéologique. Le monde de la drogue renvoie à un mode de vie alternatif voire une contre-culture ; l’usage étant une attitude antisociale/anticonformiste. Cela peut être considéré comme une forme de résistance face au racisme et à la domination économique et culturelle vécue par certaines populations. Ce serait une réponse au sentiment d’injustice et aux inégalités sociales dont ils se sentent victimes (ibid.). Nous pouvons suggérer qu’il s’agit du même type de processus à l’oeuvre au sein des milieux autochtones au Canada. En effet, la consommation d’alcool peut être comprise à travers la résistance des peuples autochtones à l’égard de la société eurocanadienne, le but 19 étant l’affirmation de leur spécificité culturelle ainsi que l’autonomie dans le champ de la santé (Pronovost, 2009). Jusqu’en 1985, la loi interdit la possession d’alcool dans les communautés. Certaines d’entre elles, notamment les Innus, ont élaboré des tactiques visant à se procurer de l’alcool sur le territoire des « Blancs », hors de la réserve. Ceux qui y parvenaient étaient considérés comme des héros. Nous pouvons y voir une lutte symbolique contre l’autorité du gouvernement et une logique de revendication culturelle face à la répression exercée par l’Etat. En interdisant l’accès aux biens de consommation « socialement significatifs » de la société dominante tels que l’alcool, l’Etat canadien cherchait à isoler et exclure les Autochtones (Roy, 2005). 

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