Les palliatifs à l’absence d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui

Analyse de la jurisprudence avant l’arrêt « Blieck »

Le débat émerge véritablement lorsqu’en 1896, dans le célèbre arrêt « Teffaine », la plus haute juridiction de France a reconnu un principe général de responsabilité du fait des choses sur base de l’article 1384, alinéa premier, du Code civil15. Ne pourrait-on dès lors pas en faire de même pour la responsabilité du fait d’autrui ? Le Procureur Général Paul Matter, dans ses conclusions à l’occasion de l’arrêt « Jand’heur » du 13 février 1930 semble considérer que cela serait tout à fait possible puisque selon lui : « l’article 1384, après avoir posé dans son premier alinéa que chacun doit répondre des personnes et des choses dont il a la garde, donne une énumération simplement énonciative de ces personnes et choses, en fixant les modalités spéciales sous lesquelles cette responsabilité est encourue… »16. Le 15 juin 1934, la Cour de cassation française17 a refusé d’appliquer une interprétation extensive des alinéas quatre et suivants du Code civil français sous prétexte que le cas sur lequel elle devait se prononcer, à savoir la responsabilité d’un oncle qui avait la garde de son neveu, n’était pas expressément envisagé dans ces alinéas. Bien que ne s’exprimant pas clairement sur une responsabilité générale, elle s’est montrée particulièrement réticente à s’engager dans cette voie.

Le Conseil d’État français s’est montré, quant à lui, plus ouvert aux changements puisqu’il déterminera, dans un arrêt dit « Thouzellier » du 3 février 1956, un régime spécifique de responsabilité de plein droit pour les établissements de droit public prenant en charge des délinquants18. Il justifiera cela par l’emploi de méthodes de traitement qui impliquent une certaine liberté et par conséquent un certain risque19. C’est en 1965 que la jurisprudence semble clairement s’ouvrir au débat, certainement influencée par la position du Conseil d’État. Il s’agit de deux jugements rendus respectivement le 27 février 1965 par le tribunal pour enfants de Dijon20 et le 22 mars 1965 par le tribunal pour enfants de Poitiers21. Dans les deux cas, il s’agissait de mineurs délinquants placés dans un centre de rééducation et qui, lors de leur fugue, ont commis plusieurs faits causant des dommages à des tiers. Ces deux décisions ont reconnu clairement un principe général dans l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil : « Attendu qu’il y a lieu de remarquer que les aliénas visant les pères et mères, maîtres et commettants, instituteurs et artisans n’ont pas la forme grammaticale d’une énumération ; que bien au contraire chacun d’entre eux définit les conditions particulières dans lesquelles peut intervenir une responsabilité substituée du fait d’autrui.

Attendu qu’il y a lieu en ce qui concerne la responsabilité des choses que l’on a sous sa garde, de rapprocher l’article 1384 des articles 1385 et 1386 du Code civil ; que ces textes ne sont pas interprétés comme une énumération des seules choses dont la garde est susceptible d’entraîner la responsabilité de son détenteur. Attendu dès lors qu’on ne voit pas pourquoi après avoir posé un principe dans le paragraphe 1er de l’article 1384, le législateur aurait énuméré les personnes responsables du fait d’autrui et n’aurait mentionné qu’à titre indicatif les choses dont la garde est génératrice de responsabilités »22. Le tribunal de Dijon a même été au-delà d’une simple motivation en faveur d’un principe général puisqu’il envisage aussi les règles qui s’appliqueraient en cas de généralisation. Cependant, ces jugements ont été réformés en degré d’appel. La Cour de cassation française reste malgré tout réticente quant à l’émergence d’une responsabilité générale du fait d’autrui. Elle l’exprimera clairement au travers de deux arrêts du 11 juin 197023 et du 24 novembre 197624. En Belgique, la jurisprudence se fait assez rare sur le sujet25. Les juridictions de notre pays n’ont jamais été confrontées à trancher clairement la question et se sont donc contentées de contourner le problème tout en précisant leur refus pour une interprétation analogique. Elles ont justifié leur choix par le fait que les présomptions prévues aux alinéas deux et suivants de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil constituent une dérogation au régime de droit commun de l’article 1382 du même code et que par conséquent, elles doivent être interprétées de manière restrictive.

Analyse de la doctrine avant l’arrêt « Blieck »26

Le débat doctrinal, comme jurisprudentiel, émergea en France avec la reconnaissance d’un principe général de la responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde, et ce sur base de l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil. Demogue et Savatier seront les premiers à envisager une symétrie entre la responsabilité du fait des choses dont on a la garde et des personnes dont on doit répondre27. Savatier exprimera même que l’article 1384, alinéa 1er, est « l’instrument tout préparé » pour combler les lacunes de la loi en la matière28 29. Néanmoins, la majorité de la doctrine semble réticente à reconnaître une généralisation de la responsabilité du fait d’autrui comme pour les choses dont on a la garde. Mazeaud et Tunc développeront d’ailleurs une argumentation à l’encontre de cette idée qui s’articule en trois grands points30. Premièrement, si un principe général de responsabilité du fait des choses a été élaboré par la jurisprudence sur base de l’alinéa premier de l’article 1384 du Code civil, alors que les rédacteurs du Code civil n’en avait aucunement l’intention, c’est parce que cela s’est justifié par les « nécessités impérieuses de la pratique »31. Selon eux, on ne retrouve pas les mêmes nécessités en matière de responsabilité du fait d’autrui. Deuxièmement, ils considèrent qu’un principe général de la responsabilité du fait d’autrui ne peut être reconnu comme pour les choses car la formule de l’article 1384, alinéa premier, n’est tout simplement pas la même.

En effet, l’expression « on est responsable […] du fait des choses que l’on a sous sa garde » se suffit à elle-même pour déterminer quelles sont ces choses32, tandis que pour la responsabilité du fait d’autrui, la formule « on est responsable […] des personnes dont ont doit répondre » ne nous donne aucune indication sur qui sont ces personnes. Par conséquent, selon eux, cette formulation n’a aucune signification si on ne l’entend pas comme énonçant les différents cas énumérés aux alinéas suivants33. Troisièmement, même dans l’hypothèse où une responsabilité générale existait, nous nous trouverions dans l’impossibilité d’en déterminer les règles étant donné que les cas déjà existants et repris aux alinéas quatre et suivants du Code civil français sont régis par des règles différentes en matière d’administration de preuve34. Larroumet, quant à lui, avance un autre argument pour manifester son hostilité à l’égard d’un principe général : « la responsabilité est essentiellement individuelle »35. En effet, selon lui, la réparation du dommage ne peut être obtenue que si le préjudice a été causé par le seul fait personnel de l’auteur du dommage36. Or, avec une généralisation de la responsabilité du fait d’autrui, le répondant serait responsable alors qu’il n’a commis aucune faute. Il répondrait donc de la faute de quelqu’un d’autre37. La doctrine belge reste majoritairement en retrait par rapport à la France. Elle ne commencera à s’intéresser de manière approfondie à la question qu’à partir du fameux arrêt « Blieck » adopté par la Cour de cassation française le 29 mars 19913839. Toutefois, certains auteurs ont abordé la question antérieurement à cet arrêt40.

De Page, dans son traité de Droit Civil belge, défend une interprétation restrictive de l’alinéa premier41. En effet, selon lui, les présomptions prévues à l’article 1384 du Code civil constituent des responsabilités complexes qui dérogent au droit commun de la responsabilité extracontractuelle prévu à l’article 1382 dudit Code. Étant donné leur caractère exceptionnel, elles doivent être interprétées limitativement et ne peuvent donc pas être étendues au-delà des cas prévus par le législateur. Dalcq rejoint cette position et affirme clairement qu’il n’y a pas de principe général de responsabilité du fait d’autrui comme il n’y en a un pour les choses42. L’auteur belge qui est le premier fervent défenseur d’une responsabilité générale est Kruithof. Dans son étude approfondie de la question, il aborde les différents arguments avancés par la majorité de la doctrine afin de démontrer leur impertinence43. Tout d’abord, il critique l’argument de tautologie avancé par Mazeaud et Tunc44.

Selon lui, l’expression « on est responsable des personnes dont on doit répondre » n’est pas une tautologie en ce que pour savoir qui sont ces personnes, les tribunaux peuvent très bien se référer à la notion de « garde » et la définir comme étant, par exemple, un devoir de surveillance. Ensuite, il prétend que la thèse rapportée par la plupart des auteurs selon laquelle l’article 1384 du Code civil est d’interprétation restrictive n’a pas de sens puisqu’elle ne peut pas justifier la jurisprudence qui s’est développée au sujet de la responsabilité du fait des choses sur base de cet article. Il considère aussi que l’argument selon lequel les nécessités sociales ne se font pas sentir de la même façon pour les choses que pour les personnes45 est dépassé puisqu’un réel risque social s’est développé ces dernières années, notamment avec les nouvelles méthodes d’éducation et de traitement. Enfin, l’argumentation concernant les difficultés d’établir les règles quant au régime applicable n’est pas valable46.

En effet, selon lui, il est tout à fait possible de déterminer si la présomption possède un caractère réfragable ou non en déterminant quel est son fondement : si la présomption se base sur un devoir de surveillance, elle sera réfragable tandis que si elle se fonde sur un pouvoir de contrôle lié à une activité pour laquelle on obtient un avantage économique, il s’agira d’une présomption irréfragable47. Nous constatons que la Cour de cassation française ainsi que la majorité de la doctrine tant française que belge semblent réticents à l’élaboration d’un principe général de la responsabilité du fait d’autrui. Pourtant, au fur et à mesure que les années passent, le besoin de répondre aux « nécessités impérieuses de la pratique »48 les motive à envisager d’accorder une portée autonome à l’alinéa 1er de l’article 1384 du Code civil. C’est d’ailleurs ce qui va conduire la plus haute juridiction de France à revoir sa position dans un arrêt du 29 mars 1991, connu sous le nom de l’arrêt « Blieck ». Celui-ci constitue le début d’une nouvelle ère en droit français puisqu’elle représente la première étape dans la construction d’une responsabilité générale du fait d’autrui. Il aura également provoqué un grand retentissement auprès de la doctrine belge.

Table des matières

I.- EXISTE-T-IL UN PRINCIPE GENERAL DE LA RESPONSABILITE DU FAIT D’AUTRUI ?
A.- CONTROVERSES DOCTRINALE ET JURISPRUDENTIELLE AVANT L’ARRÊT « BLIECK »
1) Analyse de la jurisprudence avant l’arrêt « Blieck »
2) Analyse de la doctrine avant l’arrêt « Blieck »
B.- EXISTE-T-IL UN PRINCIPE GÉNÉRAL EN DROIT FRANÇAIS ?
1) L’arrêt « Blieck »
2) Commentaire de l’arrêt « Blieck »
C.- EXISTE-T-IL UN PRINCIPE GÉNÉRAL EN DROIT BELGE ?
1) Position de la doctrine belge
2) La position de la jurisprudence belge
3) Les palliatifs à l’absence d’un principe général de responsabilité du fait d’autrui
II.- QUELS SONT LES CONTOURS DU PRINCIPE GENERAL DE RESPONSABILITE DU FAIT D’AUTRUI ?
A.- LES CONTOURS D’UN PRINCIPE GÉNÉRAL DE RESPONSABILITÉ DU FAIT D’AUTRUI EN DROIT FRANÇAIS
1) Les personnes civilement responsables d’autrui
2) Le régime de la présomption de responsabilité du fait d’autrui
3) L’exigence d’une faute ou d’un acte objectivement illicite dans le chef de la personne dont le
civilement responsable doit répondre
B.- LES CONTOURS D’UN PRINCIPE GÉNÉRAL DE RESPONSABILITÉ DU FAIT D’AUTRUI EN DROIT BELGE
1) Les personnes civilement responsable d’autrui
2) Le régime de la présomption de responsabilité du fait d’autrui
3) L’exigence d’une faute ou d’un acte objectivement illicite dans le chef de la personne dont le
civilement responsable doit répondre
4) Une assurance obligatoire ?

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