Les théories marxistes au Brésil

Les théories marxistes au Brésil 

l’« étapisme» et la révolution antiimpérialiste et antiféodale

Nous avons vu au chapitre précédent l’union des intellectuels et artistes brésiliens autour du projet nationaliste du Parti Communiste Brésilien (PCB), portant sur l’opposition aux grands propriétaires terriens et à l’impérialisme américain considérés comme les deux principaux obstacles au développement autonome du pays. Analysons de plus près les origines et les raisons de ce projet nationaliste. Nous avons déjà pu observer que les bases de ce nationalisme radical furent fixées par la publication du Manifeste de 1950. Luiz Carlos Prestes, le secrétaire général du parti et l’auteur du texte – rancunier en raison du fait que le PCB avait été relégué dans l’illégalité sans aucune réaction de la part de la société civile ou des autres partis politiques -, y déclare la guerre à l’impérialisme américain et aux grands propriétaires terriens en invoquant l’union nationale autour d’un front unique entre toutes les classes sociales et les secteurs progressistes afin de leur barrer la route. En 1954, Prestes a écrit, au nom du Comité Central du PCB, le communiqué suivant : « Les principaux ennemis du progrès du Brésil, de la vie et de la sécurité de la nation brésilienne sont les impérialistes nord-américains et les restes féodaux. Il est indispensable, pourtant, de libérer le pays du joug des impérialistes nord-américains et de réaliser dans le pays des transformations démocratiques radicales qui mettent fin à l’oppression causée par les restes féodaux et par le latifundium. Ces deux tâches marchent ensemble. Tandis que les impérialistes nord-américains constituent le principal soutien des latifundiums, d’un autre côté, si l’on ne détruit pas le pouvoir des latifundiums et des grands capitalistes, on ne pourra pas liquider la domination des monopoles nord-américains au Brésil ». Mais quelles sont les raisons qui ont amené les communistes à choisir comme ennemis du processus d’industrialisation en cours dans le pays, l’impérialisme et les grands propriétaires terriens ? Le choix de l’anti-impérialisme fut déterminé par l’opposition au néo-colonialisme des puissances capitalistes, spécialement des États-Unis qui étaient devenus le grand ennemi des Soviétiques après la IIème Guerre Mondiale, surtout après l’aiguisement de la guerre froide à partir de la publication du texte de Jdanov en 1947 pendant la Conférence de Szklarska-Poreba et de l’éclosion de la guerre de Corée en 1950. Ce choix est aussi la conséquence des luttes internes contre les ingérences des gouvernements américains successifs avec leurs tentatives de dominer les secteurs principaux et fondamentaux de l’économie brésilienne. Une déclaration de 1958729 du PCB nous informe que malgré les tentatives réussies d’empêcher sa pénétration dans certains secteurs de l’économie brésilienne, l’impérialisme américain continuait à dominer des secteurs importants en écrasant ses adversaires depuis la fin de la IIème Guerre Mondiale. Cela entraînait des préjudices significatifs à l’économie du pays qui se voyait privé des sommes énormes envoyées à l’étranger, ce qui réduisait le rythme de son progrès et contribuait à l’appauvrissement de ses travailleurs. La dépendance économique du pays compromettait son indépendance et son développement qui tendait à augmenter dans la même proportion que l’opposition aux Etats-Unis puisque « le développement capitaliste national exige chaque fois plus, comme son instrument, une indépendance politique complète, qui se traduise dans une politique extérieure indépendante et dans la protection conséquente du capital national contre le capital monopoliste étranger ». 730 Quant à l’opposition aux grands propriétaires terriens, cela avait pour origine le VIème Congrès Mondial de l’Internationale Communiste réalisé en septembre 1928, au cours duquel avait été formulé un projet pour l’ensemble des pays considérés comme retardés, qui furent divisés en deux groupes. D’un côté, les pays dépendants et de l’autre les pays coloniaux ou semi-coloniaux. Selon l’historien marxiste Caio Prado Júnior, l’auteur de cette constatation, le faible développement économique de ces pays ne permettant pas de les associer aux pays capitalistes : « on a présumé que – simple présomption parce qu’il ne s’agissait pas de quelque chose fondée ou inspirée par une analyse rigoureuse et sérieuse des faits économiques, sociaux et politiques vérifiés -, en ne trouvant pas dans ces pays coloniaux, semi-coloniaux ou dépendants (c’était entre ces derniers qui se sont placés les pays latino-américains, y compris le Brésil) un développement appréciable, ils se retrouveraient, selon le schéma général adopté, en transition du féodalisme vers le capitalisme. Son étape révolutionnaire serait, pourtant, souvent au sein du même schéma consacré, celle de la révolution démocratique-bourgeoise, selon le modèle léniniste concernant la Russie tsariste, un pays aussi en retard, du point de vue capitaliste, et encore en train d’émerger des restants du féodalisme vers le capitalisme ». 731 Dans ce texte datant de la pré-guerre froide, on parlait déjà aussi de « lutte contre l’impérialisme étranger, pour l’indépendance nationale», mais sans nommer un pays déterminé. Mais la situation qui était déjà absurde, puisque les responsables du VIème Congrès Mondial de l’Internationale Communiste essayaient de résoudre de manière globale le problème de pays aussi différents et d’origines aussi diverses que l’Afrique, l’Asie et l’Amérique du Sud avec des idées totalement copiées d’un modèle européen, l’est devenue davantage avec la publication en 1933 du texte Un viraje decisivo en el trabajo campesino (Un tournant décisif dans le travail paysan). Le texte fut élaboré par le Bureau sud-américain de l’Internationale Communiste, basé à Montevideo en Uruguay, qui était le responsable de la conception du projet révolutionnaire pour l’Amérique du Sud. D’après Caio Prado, le texte, écrit en espagnol, était très imprécis sur l’histoire économique du Brésil. En analysant des produits importants pour l’économie brésilienne, ils mettaient à côte du café des produits comme le riz, dont le rôle économique était très faible, et le caoutchouc, qui n’était plus aussi important en 1933. Le texte, qui a servi de base à la théorie révolutionnaire de la gauche brésilienne, démontrait : « une méconnaissance et même un mépris complet des faits réels brésiliens qui président à son élaboration, comme si de tels faits n’avaient aucune importance une fois que la théorie à appliquer s’imposait par elle-même et indépendamment de plus grands questionnements. D’ailleurs, c’est cette ignorance de la réalité brésilienne qui a rendu si facile aux auteurs de notre théorie révolutionnaire d’appliquer au Brésil le schéma consacré d’une révolution démocratique-bourgeoise destinée à éliminer de notre pays les ‘restes féodaux’ encore présents par l’attribution du même schéma. En raison de cette ignorance, nos théoriciens n’ont pas été gênés par le profond et choquant contraste entre ce qui se passait réellement au Brésil et ce qu’ils pensaient qui devrait se passer. Le contraste se ferait seulement sentir dans l’inapplicabilité de la théorie à la pratique, et dans les lamentables conséquences que cela apporterait au processus révolutionnaire et à sa maturation». 

La révolution antiféodale : une idée « hors de lieu»

Dans un texte devenu classique et intitulé « As idéias fora de lugar» ( »Les idées hors de lieu »), le critique littéraire Roberto Schwarz analyse le léger glissement subi par les idéaux rationalistes et modernes de la pensée libérale européenne du XIXème siècle, que ce soit dans les champs de l’économie, de la politique ou simplement de l’humain, quand ils ont été utilisés au Brésil. Le texte considère comme une contradiction le fait qu’une société dominée par l’esclavage, le latifundium, la monoculture exportatrice et le clientélisme des échanges de faveurs entre propriétaires et hommes libres, utilise des idées libérales et modernes. Le critique suggère que les idées étaient adoptées seulement pour leurs valeurs extérieures, ornementales, par simple désir de distinction et de vouloir paraître moderne, ce qui provoquait fausseté et un certain désordre entre une théorie libérale et une pratique conservatrice qui était son revers dans une société dominée par un système capitalisme retardé : « Nous avons vu que dans cette société [la brésilienne] les idées de la bourgeoisie – dont la grandeur sobre remonte à l’esprit public et rationaliste des Lumières – ont pris la fonction de […] ornement et marque de noblesse : elles certifient et fêtent la participation à une sphère auguste, dans le cas ici celle de l’Europe qui se […] industrialise. Le quiproquo des idées ne pouvait pas être plus grand. La nouveauté ici n’est pas dans le caractère ornemental de savoir et de culture, qui ressort de la tradition coloniale et ibérique ; elle est dans la dissonance proprement incroyable qu’occasionnent le savoir et la culture de type ‘moderne’ quand ils sont mis dans ce contexte739 . « Nous ne nous intéressons pas aux aspects possiblement euro-centristes du texte de Roberto Schwarz ni aux polémiques qu’il a suscitées au Brésil (dans le sens où nous ne l’utilisons pas à titre de comparaison entre deux réalités différentes où l’une est supérieure et l’autre inférieure). Nous utilisons ce texte soulignant un décalage pour démontrer l’impropriété et surtout l’inadéquation de l’importation de certaines idées européennes et des tentatives de les transposer telles quelles au Brésil. En effet, dans un contexte et un cadre politiques et historiques brésiliens différents de ceux dans lesquels elles ont été conçues, ces idées seraient « hors de lieu», seraient en dissonance par rapport au contexte de leur utilisation en Europe. L’idée consiste à analyser l’importation, dans une sorte de copier/coller, des idées socialistes fondées sur les mêmes principes qui avaient guidé le socialisme en Europe quelques décennies auparavant. Or, dans le cas du Brésil, un pays plus jeune et totalement différent des pays européens, n’ayant pas traversé les mêmes périodes historiques, l’importation pure et simple des principes socialistes, sans une tentative d’adaptation à une réalité brésilienne diverse et autrement complexe, ne pouvait que se révéler complètement inadéquate. Ceci a entraîné des erreurs significatives de stratégie et de types de combats qui ont abouti à l’échec de la révolution socialiste et ont peut-être contribué à la défaite des forces progressistes face au putsch militaire de 1964. Sur la base des thèses défendues par Caio Prado Júnior dans son livre A revolução brasileira ( »La révolution brésilienne »), nous essaierons de voir comment la théorie de la révolution brésilienne fondée sur la notion de pays féodal pouvait pourrait être perçue comme une idée « hors de lieu». Nous essaierons de démontrer les inexactitudes de cette vision communiste et comment celle-ci a donné une image complètement erronée de la société brésilienne qui a eu une énorme influence dans la construction de la culture populaire à l’intérieur des films du cinéma novo. Pour Caio Prado, la théorie marxiste d’une révolution antiféodale était entièrement artificielle car elle ignorait les particularités de l’histoire brésilienne en oubliant d’analyser les faits réels afin de mieux les adapter à une théorie et à des concepts formulés à priori. La tentative d’adaptation de la réalité à la théorie a eu pour conséquence une fausse conception qui a déformé les structures économiques et sociales de la société et fut catastrophique pour la praxis révolutionnaire. Selon lui : « Cette déformation, cependant, est entièrement négligée, et ne provoque une plus grande étrangeté, uniquement parce qu’elle est justifiée par le prestige des modèles que la théorie reproduit et [auxquels elle] fait référence, à savoir, les textes classiques du marxisme et l’exemple historique des pays socialistes. Et l’on ne prend pas en considération [le fait] que ces textes et exemples sont relatifs à des situations bien éloignées des brésiliennes. Ils ont vu les faits non pas comme ils sont, mais comme ils devraient être à la lumière de ce qui s’est passé ou se passe ailleurs740 ». (C’est l’auteur qui souligne) Cette légitimation d’une situation étrange par peur de s’opposer aux textes classiques du marxisme ayant rapport à d’autres pays avec d’autres histoires et des situations différentes – textes qui pourtant se trouvaient « hors de lieu» dès lors qu’ils étaient appliqués à la réalité historique, sociale et politique brésilienne – a rendu difficile la révision de la stratégie révolutionnaire décidée par les communistes brésiliens et la conséquente élaboration d’une autre. Même si les grands textes du marxisme concernent l’histoire et le peuple européens, l’auteur ne nie pas la possibilité que les faits survenus en Russie puissent avoir lieu dans d’autres pays en dehors de l’Europe. Ce qu’il critique est le fait qu’on ait essayé de transplanter une idée sans la questionner, comme s’il s’agissait d’une donnée absolue, d’un dogme incontestable et que, ce faisant, on ait préféré s’inventer une histoire pour le pays plutôt que de modifier la théorie. En essayant d’adapter la réalité à la théorie, on oubliait un principe de base du marxisme, à savoir que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience »

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