L’évolution de la pratique réflexive chez les apprenantes

Depuis plusieurs années, l’exigence de compétences professionnelles à acquérir pour les futures travailleuses sociales ainsi que le maintien de celles-ci tout au long de la pratique professionnelle fait l’objet de discussions animées (Turcotte, 2013). S’ajoute à cela le constant cheminement de la profession (Chopart, 2000 ; Chauvière et Troche, 2002), la complexité des situations sociales et la diversité de la clientèle. Il va de soi que dans le cadre de leur formation générale, les apprenantes seront confrontées à cette réalité de la pratique en travail social. À cet effet, Carignan (2013) évoque l’importance que les apprenantes saisissent bien ce cheminement qui exige, à ses yeux, une formation plus élaborée afin qu’elles développent une polyvalence comme travailleuses sociales. Pour ce faire, les stages constituent un choix pédagogique important dans la perspective d’un « contact direct avec la pratique comme source de connaissances et moyen de formation » (UQAC, 2016, p. 4). Les stages permettent donc de mettre l’accent non seulement sur la connaissance et la compréhension, mais aussi sur l’action (UQAC, 2016). « Ils constituent une activité pédagogique structurée sous la responsabilité d’une superviseure qui assure l’encadrement pédagogique » (UQAC, 2016, p.4). La supervision se révèle un moyen de comprendre les actes professionnels en prenant un certain recul. C’est donc une démarche d’encadrement qui permet d’accompagner l’apprenante à conjuguer avec la réalité de la profession. Dans cette veine, Verrier (2009) soulève qu’il est essentiel que les enseignantes et les superviseures s’interrogent sur la manière d’accompagner les apprenantes en travail social afin qu’elles soient en mesure de s’interroger sur leurs pratiques professionnelles. Pour Boutet et coll. (2016), le véritable objectif de la supervision est de contribuer et d’accompagner les apprenantes dans la liaison entre les savoirs théoriques et les situations réelles de l’intervention sociale. À leurs yeux, la superviseure devrait établir, avec l’apprenante, une relation d’accompagnement de la réflexion afin qu’elle soit en mesure d’effectuer cette liaison et de développer ses compétences professionnelles. Toutefois, la recherche de Boutet et coll. (2016) sur « Le pari de l’accompagnement pour la formation de praticiens réflexifs de l’enseignement : possibilités et limites d’un système de stages » montre qu’il existe peu de traces explicites de liens et de réflexions significatives entre les cours théoriques et les situations pratiques d’apprentissage dans les rencontres de rétroaction entre les superviseures et les apprenantes. À l’instar de Boutet et coll. (2016), il est donc justifié de se demander comment la superviseure peut faciliter le développement des compétences et de l’identité professionnelle chez l’apprenante en travail social. Plus précisément, comment habiliter les apprenantes en travail social à réfléchir dans et par l’action. De ce fait, il est ardu de les amener à développer le réflexe de s’arrêter pour réfléchir, de prendre conscience de leur démarche mentale et d’être en mesure de s’interroger, de justifier et de prévoir les conséquences de leurs actions. Bref, il est difficile pour elles de réfléchir sur leurs actions afin de leur donner un sens, compétence essentielle dans la construction de leur identité professionnelle, leur savoir-être et leur savoir-faire. Or, comme Perrenoud (2004) le souligne, il est nécessaire d’intégrer la pratique réflexive dans un processus de professionnalisation afin que les apprenantes développent leurs savoirs professionnels au gré de l’expérience. En conséquence, il importe de mieux comprendre la portée de la pratique réflexive lors des stages dans la construction des savoirs et des compétences professionnelles.

C’est donc l’influence de la pratique réflexive dans le processus de professionnalisation en travail social qui est la source de notre intérêt pour cette recherche. Plus particulièrement, ce mémoire s’intéresse à son incidence dans la construction de l’identité professionnelle des apprenantes en travail social ainsi que dans le développement de leurs compétences professionnelles. Car tout comme Verrier (2009) l’affirme, au-delà de ses acquisitions, dans le cadre de l’exercice professionnel de la travailleuse sociale, la dimension de la réflexivité est également essentielle pour l’apprenante. C’est pourquoi les facteurs et les modes d’apprentissage incitant chez les apprenantes leur processus de réflexion ainsi que leur influence dans la construction de leurs savoirs et de leurs compétences professionnelles seront décrits. La façon dont les apprenantes transposent leurs acquis dans la pratique et les retombées favorisant leur développement professionnel lors des stages en travail social seront également documentées.

Réflexion et réflexivité 

Selon les écrits consultés, dont la majeure partie se retrouve davantage du domaine de l’éducation, le concept de réflexion a un caractère polysémique, c’est-à-dire qu’il a plusieurs significations ou plusieurs sens (Beauchamp, 2006). Il comporte également des dérivés tels que la « réflexivité et la pensée réflexive » (Tardif, 2008). Selon Perrenoud (2004), il existe une distinction entre la réflexion banale et la réflexion utilisée en tant que processus dans la pratique réflexive. En effet, ce processus se distingue par son passage à une façon de penser différente, plus claire et plus analytique ainsi que par une nouvelle compréhension de ses actions ou de ses décisions.

Dans cette étude, la réflexion a été abordée comme un processus qui renvoie à une série d’étapes constituant le processus réflexif (Correa Molina et Thomas, 2013). S’inspirant du cycle de Dewey (1933), plusieurs auteurs proposent différents modèles de ce processus réflexif. Pour notre part, notre choix s’est arrêté sur le modèle de Patricia Holborn (1992), de l’Université Simon Fraser. Ce choix se justifie parce que ce modèle permet de relier le dialogue intérieur de l’apprenante qui s’établit entre son action et la compréhension de celle-ci (Boutin et Lamarre, 2014). Ce processus comprend quatre étapes qui progressent dans un mouvement cyclique. Plus précisément, il s’agit de décrire et d’analyser les expériences antérieures pour ensuite les transformer en théorie pouvant guider les interventions ultérieures. À leur tour, ces théories sont appliquées dans de nouvelles situations, puis analysées. Un autre cycle s’enclenche aussitôt.

Pour Holborn (1992), la réflexion est considérée comme étant un processus qui permet aux apprenantes de réfléchir, de construire et d’analyser leurs pensées ainsi que leurs actions en interaction avec autrui et leur environnement, pour ensuite réajuster leurs actions, si nécessaire. Ce processus comprend quatre étapes qui progressent dans un mouvement cyclique : 1) l’apprenante vit une expérience concrète, une situation qui est significative pour elle. Cela entraîne une prise de conscience. Ensuite, 2) l’apprenante réfléchit sur cette situation et son action pour ensuite l’analyser et la transformer en théorie qui la guidera dans ses interventions ultérieures. 3) L’apprenante explique ensuite son action, et est en mesure de comprendre les causes et les effets qui expliquent et soustendent sa problématique. 4) L’apprenante planifie sa prochaine action selon les nouvelles connaissances acquises lors de l’action ultérieure.

À ce propos, les auteurs suivants considèrent également la réflexion comme un processus. Toutefois, ils y apportent certaines précisons. Tout d’abord, Charlier et Donnay (2006) font une distinction entre la réflexion et la réflexivité (cité par Vacher, 2014, p. 3). Dans un premier temps, « la réflexion est un processus cognitif qui engage une situation qui reste limitée à l’analyse de cette dernière ». Quant à la réflexivité, qui va au-delà de la réflexion, elle renvoie à deux concepts : la réflexion sur l’action et la réflexion dans l’action. En fait, ce mouvement réflexif de va-et-vient, Perrenoud (2001b) le qualifie de processus mental, un mécanisme interne où l’individu prend sa propre action comme objet de réflexion pour l’analyser et le comparer afin de percevoir sa façon d’agir. Il ajoute également que la réflexion dans l’action découle de la réflexion sur l’action (Perrenoud, 2001b).

Plus précisément, la réflexion dans l’action amène l’apprenante, lors de chaque situation de pratique qu’elle rencontre, à réfléchir sur ce qu’il faut faire et ce qui advient au moment de l’action, pour ensuite analyser et justifier son action afin de comprendre ce qu’elle aurait pu ou dû faire, et être en mesure d’anticiper sa façon d’agir la prochaine fois (réfléchir sur l’action).

Dans un deuxième temps, la réflexivité se traduit par le fait « d’adopter une position d’extériorité ou une mise à distance », ce qui favorise une prise de conscience de sa démarche mentale (Legault, 2000, cité par Donnay, 2001, p. 53). En somme, ce processus mental permet à l’apprenante de donner un sens à sa réflexion et d’expliquer le fondement de ses actes, et se révèle un outil précieux dans le développement professionnel (Schön, 1983, cité par Verrier, 2009). Ainsi, l’apprenante doit aller audelà de la pensée spontanée. Elle doit faire appel à différents modes de pensée, tels que la pensée critique, la pensée créatrice et la pensée métacognitive, qui s’articulent les unes avec les autres pour développer une pensée réflexive (Lafortune et Pallaisco, 2004). Le prochain point aborde les trois modes de pensée de la pensée réflexive.

La pensée réflexive et ses modes de pensée : critique, créatrice et métacognitive

La pensée réflexive est une forme de pensée multimodale ayant trois modes de pensée : 1) la pensée critique, 2) la pensée créatrice et 3) la pensée métacognitive. Ces trois modes permettent à l’individu de comprendre l’origine de ses idées et les raisons pour lesquelles il pense (Dewey, 1933, cité dans Lafortune et Pallaisco, 2004). Afin de bien saisir la façon dont ils interagissent, il semble pertinent d’examiner les différentes composantes de chacun de ses modes de p

Selon Ennis (1987), la pensée critique est « une pensée raisonnable, rationnelle qui nous aide à décider que croire ou que faire » (cité dans Lafortune et Pallaisco, 2004, p. 112). La pensée créatrice, quant à elle, se définit « comme une pensée qui pousse l’individu à créer d’autres modèles ou techniques dans l’action pour aller au-delà de son cadre habituel et des modèles existants » (AuriacPeyronnet, 2004, p. 153). Enfin, la pensée métacognitive signifie « penser à propos des pensées, des croyances, des perspectives (les nôtres et celles des autres) et exercer un certain contrôle sur elles, au lieu de simplement être à la remorque de ces dernières » (Lafortune et Pallaisco, 2004. p. 9).

Ces modes de pensée de la pratique réflexive aideront l’apprenante à utiliser sa capacité d’introspection professionnelle et personnelle (pensée métacognitive), à émettre un jugement sur un énoncé, une opinion, une idée, un concept ou une croyance au savoir (pensée critique) et, dans une démarche créatrice, inclure des dimensions affectives, sociales ou métacognitives dans son processus de réflexion (pensée créatrice). De plus, elle pourra adopter une posture réflexive lui permettant de devenir une praticienne réflexive (Guilbert, Boisert et Ferguson, 1999). Comme cette recherche s’intéresse à l’influence de la pratique réflexive dans le processus de professionnalisation chez l’apprenante en travail social, il est pertinent de documenter ce que la littérature recense sur ces deux sujets. Ainsi, divers éléments seront étudiés afin de mieux comprendre la pratique réflexive, les concepts qui s’y rattachent ainsi que les diverses représentations du processus de professionnalisation et de déprofessionnalisation. Il sera donc possible de saisir l’influence de la pratique réflexive dans le processus de professionnalisation des apprenantes.

Table des matières

Introduction
Chapitre 1 : Problématique à l’étude
1.1 Définition des concepts
1.1.1 Réflexion et réflexivité
1.1.2 La pensée réflexive et ses modes de pensée : critique, créatrice et métacognitive
Chapitre 2 : Recension des écrits
2.1 Processus de la pratique réflexive
2.1.1. Éléments favorables et défavorables à la pratique réflexive en regard de la profession du travail social
2.2 Les différentes représentations du processus de professionnalisation et de déprofessionnalisation
2.3 Développement et intégration des compétences
2.4. Construction des savoirs chez l’apprenante en travail social
2.5 Identité professionnelle et personnelle chez les apprenantes en travail social
2.6. Pertinence scientifique et sociale
Chapitre 3 : Cadre théorique
3.1 Définition du constructivisme
3.2 Définition de la construction sociale et du socioconstructivisme
3.4 Théorie de la connaissance
3.5 Théorie de l’apprentissage
Chapitre 4 : Méthodologie
4.1 Type de recherche
4.2. Question de recherche et objectifs
4.3 Population à l’étude et échantillonnage
4.3.1. Échantillon et méthode d’échantillonnage
4.3.2 Stratégie de collecte de données
4.3.3. Analyse des données
4.3.4. Préparation du matériel
4.3.5. Préanalyse
4.3.6. La codification
4.3.7. L’analyse et l’interprétation des résultats
4.4. Considérations éthiques
Chapitre 5 : Description des résultats
5.1 Profil des répondantes de l’étude
5.2. Perception de la capacité des apprenantes et des superviseures de réfléchir sur leur pratique
5.2.1 Signification de la capacité de réfléchir chez les apprenantes
5.2.1.1 Remise en question et temps d’arrêt
5.2.2 Signification de la capacité de réfléchir sur sa pratique chez les superviseures
5.2.2.1 Remise en question et temps d’arrêt
5.2.3. Modes d’apprentissage pour susciter la réflexion chez les apprenantes ainsi que leur apport à la construction des savoirs et des compétences professionnelles
5.2.3.1 L’écriture
5.2.3.2 La supervision
5.2.3.3 Réflexion avec d’autres professionnelles
5.2.4. Modes d’apprentissage suscitant la réflexion chez les apprenantes, selon les superviseures, et apport de ceux-ci à la construction des savoirs et des compétences professionnelles
5.2.4.1 L’écriture
5.2.4.2. La supervision
5.2.4.3. Réflexion avec les autres professionnelles
5.5. Perception des apprenantes de leur cheminement personnel et professionnel
5.5.1. Éléments d’influence de la construction de l’identité professionnelle et personnelle
5.5.1.1 Signification de l’identité professionnelle et personnelle des apprenantes
5.5.1.2. Perception de soi et de la profession
5.5.1.2.2. Perception de la relation d’aide et de la profession
5.6 Perception des superviseures du cheminement professionnel et personnel des apprenantes
5.6.1. Indicateurs permettant de percevoir l’évolution de l’identité professionnelle et personnelle de l’apprenante
5.6.1.1 Perception des acquis des apprenantes
5.6.1.2. Perception de la superviseure de l’apprenante comme future professionnelle
Chapitre 6 : Discussion
6.1. Éléments de la formation ayant une influence dans la capacité de l’apprenante à intervenir
6.2. L’influence du processus de réflexion et des modes d’apprentissage utilisés par les apprenantes dans la construction de leurs compétences ainsi que de leurs savoirs professionnels
6.3 L’influence de la pratique réflexive sur le cheminement professionnel et personnel des apprenantes et sur leur perception de la profession, à la suite de la formation
6.4 Les forces et les limites de la recherche
6.5. Retombées sur la pratique du travail social
Conclusion 

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