L’évolution des régimes d’affrètement maritime. Une typologie socio-historique

L’évolution des régimes d’affrètement maritime. Une typologie socio-historique

L’ambition de ce chapitre est avant tout de rendre compte des évolutions majeures de l’affrètement maritime dans une perspective socio-historique. Il s’agira notamment de balayer les principaux éléments constitutifs des négociations et des évolutions du fret afin de comprendre le contexte global dans lequel les acteurs construisent leurs transactions. Évidemment, ce premier chapitre ne saurait rendre compte de l’ensemble des évolutions du transport maritime depuis le XVIIIe siècle tant au niveau technique ou économique que réglementaire. Seule une approche encyclopédique pourrait s’y employer dans les moindres détails, à la manière des quatre volumes The sea in History (Buchet et al. 2017), publiés par le groupe de recherche Océanides.

Étant donné notre objet d’enquête, il s’agit de concentrer notre analyse sur les grandes évolutions de l’affrètement maritime dans le transport de marchandises, ce qui exclut donc l’activité de pêche et le transport de passagers. En construisant une typologie historique des régimes d’affrètement, nous allons proposer un cadre de compréhension sociologique des évolutions politiques, techniques et économiques. L’intérêt de cette démarche réside dans la capacité à sociologiser l’environnement social étudié, en y incorporant une réelle profondeur historique (Elias 1977), qui se révèle cruciale pour discerner les fondements sur lesquels repose l’organisation du transport maritime de marchandises telle que nous la connaissons aujourd’hui. A cet effet, nous trouverons opératoire dans le cadre de ce travail de définir et mobiliser la notion originale de « régime d’affrètement maritime ».

Les travaux qui portent sur l’histoire du transport maritime ont mis en lumière les évolutions séculaires qui ont rythmé les principales transformations du négoce et de l’armement des navires. Ils montrent notamment les liens économiques et politiques qui reliaient la sphère du négoce et du transport maritime, dans un contexte de commerce qui tend à devenir de plus en plus transnational. L’autonomisation progressive du négoce vis-à-vis de l’armement a été l’une des mutations essentielles du secteur maritime depuis le XIXe siècle (Marnot 2015). L’analyse de ce processus sera au cœur de ce premier chapitre. Il s’agira de comprendre comment, par un double mouvement historique de complexification technologique et de facilitation de l’expansion des échanges, la rationalisation des activités de transport a précipité le négoce à un bout de la chaîne de valeur (Gereffi et Korzeniewicz 1994) et le transport maritime à un autre. Plus largement, ceci nous permettra d’expliquer les principaux éléments qui, depuis le début du XXe siècle (Coutansais 2010), sont à l’origine de la dynamique de maritimisation de l’économie mondiale présentée dans l’introduction.

Ce premier chapitre sera structuré autour de cinq sections. La première section amorce le propos en présentant le cheminement méthodologique mis en place afin d’aboutir à un modèle typologique des régimes d’affrètement maritime. L’objectif sera de souligner l’intérêt de cette démarche et d’insister particulièrement sur les critères constitutifs de l’analyse typologique. La deuxième section se concentrera sur l’analyse du premier régime d’affrètement maritime, et plus précisément des raisons pour lesquelles les secteurs de l’armement et du négoce étaient alors totalement confondus. La troisième section de ce chapitre analysera le moment de séparation de ces deux secteurs et se concentrera sur les différents éléments qui ont conduit à l’autonomisation progressive de l’armement, marquant le passage vers un deuxième régime d’affrètement maritime. Une quatrième section permettra d’aborder un nouveau et dernier régime d’affrètement maritime marqué par l’hyper-rationalisation de l’activité de transport dans un contexte de droit international de la mer qui commence à prendre son essor. Enfin une cinquième et dernière section permettra de dresser le bilan des résultats de l’analyse typologique et d’introduire clairement une distinction entre régime d’affrètement et contrat d’affrètement maritime. Cette première avancée justifiera l’objet de recherche, axé entièrement sur l’affrètement maritime au voyage.

Construire une typologie des régimes d’affrètement maritime

L’affrètement maritime, au sens le plus général, correspond à l’utilisation d’un navire en vue de réaliser une opération commerciale de transport de marchandises par voie maritime. Nous aurons recours à la notion de régime d’affrètement maritime, entendue comme l’ensemble des arrangements institutionnels, des règles et des représentations qui permettent de définir un cadre d’action et d’échange commun pour l’organisation de cette activité. Nous nous inspirons ici de la démarche initiale utilisée par Jane Jenson et Susan Philips (1996) et de ses prolongements (Jenson 2001) pour construire la notion de régime de citoyenneté. L’auteure définit en effet un régime de citoyenneté comme « les arrangements institutionnels, les règles et les représentations qui guident simultanément l’identification des problèmes par l’État et les citoyens, les choix de politiques, les dépenses de l’État, ainsi que les revendications des citoyens. (Jenson 2001, p. 46) ». Elle démontre en outre que la mise en place de nouvelles prestations sociales majeures est de nature à expliquer le glissement d’un régime de citoyenneté vers un autre.

C’est dans ce prolongement que nous inscrivons le façonnement de notre notion de régime d’affrètement maritime. Nous l’envisageons à ce titre comme un outil conceptuel pertinent pour rendre compte des évolutions majeures de l’affrètement maritime, sans les prendre isolément, mais aussi et surtout pour souligner les raisons principales qui ont contribué à placer certaines organisations, en fonction des époques, en capacité de pouvoir largement influencer les dispositifs et les modes d’organisation de l’activité. En ce sens, les travaux de Jens Beckert et Patrik Aspers (2011) portant sur la structuration du marché ont montré que pour pouvoir expliquer les positionnements des dispositifs et des produits qui le composent, il est indispensable de comprendre le régime donné (given regime) dans lequel ils s’inscrivent : « Les organisations jouent un rôle dans le processus d’évaluation non seulement par la conception des dispositifs du marché mais aussi par le positionnement des produits La mobilisation d’un outil idéal-typique constitue en soi, malgré son intérêt méthodologique, une prise de risque pour le chercheur, tant cette notion ne fait pas consensus dans la littérature d’un point de vue théorique et peut même devenir « le terme fétiche du chercheur de terrain en position défensive » (Coenen-Huther 2003, p. 532). La représentation issue de cette méthode constitue, de fait, un tableau idéal, une idéalisation (Weber 1918) qui donne cependant du sens à des formes historiques complexes (Paugam 2014) et permet de mettre en lumière des éléments invisibles par une autre approche méthodologique. A l’issue d’une mobilisation de travaux d’historiens, nous allons nous employer à déterminer les fonctions et les évolutions historiques de l’affrètement maritime.

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