L’expérience et le métier d’artiste peintre plasticien : Sociologie d’un travail de création

L’expérience et le métier d’artiste peintre plasticien :Sociologie d’un travail de création

La vision du « sociologue » par les interviewés

La représentation commune du sociologue défenseur des causes sociales est venue s’inviter au début des entretiens. Du coup, les interviewés s’attendaient à ce que l’enquête porte sur les conditions de vie sociales et économiques de leur vie d’artiste. Lors de la prise de contact cette représentation a fonctionné comme un leurre facilitateur, à la condition de rester « flou » au moment de la prise de contact. En écho j’entendais « je vais pouvoir parler de mes conditions de vie d’artiste » … Mes connaissances en histoire de l’art et une certaine pratique picturale m’ont permis d’autre part d’établir la confiance avec aisance comme si l’on commençait par se parler « entre pairs ». L’empathie a joué « naturellement ». De façon générale, le dialogue initial à bâtons rompus à propos des œuvres visibles dans les ateliers a permis d’engager spontanément l’échange dans de bonnes conditions tout en évoquant des références artistiques. Très vite nous étions dans le vif du sujet, ce qui a favorisé la fluidité des entretiens. Je me disais : « Enclenche l’enregistreur ! Tu es en train de perdre des données en apparence anodines » car le débat était même lancé avant que j’aie eu le temps de donner le cadre. J’ai pu ainsi aborder les rencontres et engager les entretiens non en savant sociologue, expert en sociologie de l’art, qui vient observer des artistes dans une éprouvette, mais davantage comme un homologue. La dimension de complicité artistique a donc été facilitatrice et a permis d’atténuer « les effets de retour de la sociologie dans le monde social ». Du même coup, il s’est produit un effet d’étonnement devant l’étendue des pistes de questionnement proposées et en même temps un effet d’appréhension positif, l’un des interviewés me disant : « Ben oui ! ce sont des questions que l’on se pose tous les jours » comme si cela allait de soi. J’ESSAIE DE FAIRE UN TABLEAU, JE VOULAIS TE LE DIRE Une bonne peinture c’est ça, mais j’essaie de faire un tableau, je voulais te le dire c’est vachement bien parce que je vais pouvoir parler, je trouve ça super que tu viennes parce que c’est… parce que si je dis ça à des amis ? Je veux faire des tableaux ! 223 La conduite des entretiens s’est ainsi jouée en dégradés de colorations chaudes par le partage d’une vision de l’art « entre artistes » qui fut également utile dans les phases de transition et de relance. Toutefois, l’enjeu fut de maintenir la focale, de ne pas perdre le fil des axes de recherche de « sociologue » en se perdant dans des débats sur l’art. En résumé, comme le souligne F. Laplantine le terrain c’est « l’interaction entre un chercheur et ce qu’il étudie ». C’est dans ce sens que j’ai abordé les rencontres avec les artistes, en instaurant au mieux une confiance réciproque. Notre constat est que la confiance ne repose pas sur un simple geste technique de communication entre l’artiste et l’enquêteur, elle se construit entre deux méthodes en train de se dire dans ce face à face entre un chercheur et la personne interviewée libre de dire ou de ne pas dire son travail. Globalement j’ai pu constater à quel point la qualité de l’entrée en relation dès le début de la rencontre a été déterminante pour susciter une parole réfléchie et vraie où s’est exprimé le ressenti d’un travail solitaire plus complexe qu’il n’y paraît. C’est ce que nous cherchons à montrer. 

Artisanat sociologique 

« Soyez un bon ouvrier : évitez les procédures trop rigides. Cherchez surtout à développer et à exploiter l’imagination sociologique. Evitez le fétichisme de la méthode et de la technique ».198 C. Wright Mills pointe deux obstacles à une « imagination sociologique » : l’échafaudage de suprêmes théories totalisant le social par un haut niveau de généralisation et la restriction de l’exploration à des technicités d’enquête. Ces points de vigilance réaffirment la nécessité de combiner et d’équilibrer le plus judicieusement possible théorie et matériaux extraits des enquêtes de terrain. Il nous met en garde : « si l’idée est trop grande 198Charles Wrigt Mills, L’imagination sociologique, éd. La découverte poche 2006. Page 227 224 pour son contenu, vous êtes menacés de tomber dans le piège de la suprême théorie ; si le contenu phagocyte l’idée, vous glissez vers les abîmes de l’empirisme abstrait. ».199 L’empirisme abstrait prend sa source dans les méthodes d’enquête où priment un échantillonnage volumineux selon des catégories d’acteurs, puis un tri et un croisement des données pour établir des relations entre des variables. SI TU RÉPÈTES UNE RECETTE, EN PEINTURE C’EST LE PIÈGE MORTEL C’est extrêmement difficile, on se répète. Dès que tu entres dans un processus y a un confort qui s’installe, tu vois forcément que si tu répètes une recette alors…voilà, et en peinture c’est le piège mortel. C’est un peu normal, on écrit souvent le même livre, on fait le même film, mais en peinture c’est vraiment dommage. D’ailleurs répétitif ou pas répétitif, je ne sais pas en fait … est-ce que ça c’est le travail ? Est-ce que ça peut évoluer ? Il faut admettre que le terrain des arts plastiques par l’étendue de ses pratiques et de ses discours de justification historiques, philosophiques et critiques peut se prêter aisément aux orientations critiquées par Mills. À l’échelle de notre recherche, on peut retenir la voie médiane et classique entre biographie et histoire : « La distinction la plus fructueuse qu’on doive à l’imagination sociologique est celle qu’elle opère entre les “ épreuves personnelles du milieu » et “ les enjeux collectifs de structure sociale » ». Ce sont ces pôles en tension que nous poursuivons et tentons de mettre en relief depuis le début. Notre démarche concrète d’analyse des entretiens a fonctionné sur le mode de l’artisanat. Nous n’avons pas utilisé de logiciel, c’est à force de relecture, de bricolage et collage de fragments d’entretiens et de regroupements que des associations d’idées ont émergé. L’ensemble des entretiens a été transcrit manuellement par la méthode dite du perroquet200 . Malgré le caractère hyper chronophage de la technique, cela permet de malaxer les mots, de se remémorer, de revisualiser les moments d’entretiens. 199ibid. L’imagination sociologique Page 127 200 La méthode dite « du perroquet » consiste à écouter les entretiens avec un casque et redire les phrases avec la fonction dicter sur word ou autres logiciels. 225 Dans un premier temps, nous avons retranscrit sous forme de récit le témoignage d’un jeune artiste sorti des Beaux-arts qui affiche son ambition d’être artiste à temps plein, et celui d’un artiste de plus de cinquante-cinq ans qui après une carrière d’illustrateur revient avec force à la peinture. Cette première démarche a permis d’opérer un premier ordonnancement des discours, de dessiner des grandes lignes d’analyse. Ensuite la relecture successive de tous les entretiens a finalement dégagé un classement des extraits en cinq volumes intitulés : se préoccuper, exécuter, sensibiliser, diffuser, vivre avec. Ces différentes facettes simultanées traduisent l’esprit des lieux du travail qui se décline en autant de fragilité que de maîtrise, de rythme que de structure. Les entretiens tout comme les commentaires d’artistes extraits des catalogues ou autres supports évoqués permettent de mettre en relief l’assemblage de faits, d’imaginaire, de discours qui gravitent autour des objets à vocation artistique. Dans le travail des artistes plasticiens, les objets, les représentations, l’imaginaire et les stratégies de réussite sont perméables, interconnectés et indissociables. C’est l’ensemble de ces entités en réseau qui sont à l’œuvre dans la fabrique. Le sujet « art » qui préoccupe tant les artistes n’est pas une pure abstraction. Il est véhiculé par des objets formels : objet de débats, objet imaginaire, objet de sublimation, objet fétiche. Les œuvres d’art réalisées, mais aussi les lieux de travail, d’une certaine manière, « laissent des traces » c’est-à-dire qu’ils ne sont pas vécus comme de simples intermédiaires neutres, mais transforment, orientent le cours et le sens des réalisations. RASSEMBLER QUELQUE CHOSE QUI EST DE L’ORDRE DU SENS Il y a quelque chose qui s’est centré avec cette pratique, mais pas recentré, qui s’est rassemblé, voilà. Alors qu’avant je faisais un peu tout ça dans n’importe quel sens. Mais là ça s’est rassemblé avec quelque chose qui est de l’ordre du sens. Je ne sais pas très bien comment dire ce que je faisais là. Je me suis rendu compte que tout ce que je fais là, c’est ce que je faisais quand j’étais enfant, mon père travaillait dans un laboratoire, j’ai commencé avec des lames de microscope, mais c’est des choses que j’ai laissé resurgir en fait heu… C’est qu’il y a un lien en tout cas que j’ai laissé en fait. Ça ne sort pas de nulle part, voilà, il y a vraiment des liens. Rappelons que notre postulat de départ d’enquête auprès des artistes part du principe qu’il y a art du moment où la personne énonce que ce qu’elle fait est de l’art. Ce sont ces récits d’engagement et d’investissement dans le travail que l’on cherche à voir en 226 utilisant les « ficelles du métier » décrites par Becker : « Considérez que ce que vous étudiez n’est pas le résultat de causes, mais le résultat d’une histoire, d’un récit, de quelque chose comme ‘’d’abord ceci s’est produit, puis cela, puis cela encore, et c’est comme ça qu’on en est arrivé là ‘’» (…) « Pensez combinaisons !… Laissez le monde vous les proposer à travers les données et les impressions » 201 . Un des amis de Mondrian à New York porte un témoignage qui fait écho à ce principe : « Chaque œuvre était la conséquence intuitive de la précédente. » C’EST TOUJOURS L’HISTOIRE D’UNE CONSÉQUENCE Dans un film sur l’œuvre de Velickovic, à un certain moment il a dit une chose : il parle de conséquence. C’est à dire que voilà, ce que je suis en train de faire aujourd’hui, c’est la conséquence de ce que j’ai fait hier et ce que je ferai demain etc. J’ai l’impression que depuis que je suis né c’est toujours l’histoire d’une conséquence. Quand ma mère était enceinte c’était la fin d’une conséquence, d’une grossesse, ensuite les choses se sont additionnées et aujourd’hui ça continue… 201 Ibid. Les ficelles du métier, page 109 227 Chap. 5 : De l’art à la méthode 

De l’écriture 

« Non seulement lorsqu’un artiste commence une œuvre, mais même lorsqu’un auteur commence un livre théorique, il sait et il ne sait pas ce qu’il va dire et il sait encore moins ce que ce qu’il dira voudra dire ».202 Nous partons du principe que les phénomènes que l’on cherche à approcher ne sont pas préfigurés en attente d’être interprétés et expliqués en mots. Cette précaution qui va dans le sens de la posture que l’on cherche à tenir nous est donnée par Michel Foucault en ces termes : « Ne pas s’imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible que nous n’aurions plus qu’à déchiffrer ; il n’est pas complice de notre connaissance ; il n’y a pas de providence prédiscursive qui le dispose en notre faveur ». 203 Le mode de rédaction et le style participent de l’acte de compréhension. D’une façon ou d’une autre l’écriture traduit le mode de réception, de vision et d’interprétation de l’objet par le sujet chercheur. Nous avons ainsi fait le choix d’une forme de rédaction qui participe aussi, de notre point de vue, à la plasticité des réseaux de signification singuliers auxquels s’agrippe chaque artiste. La rédaction participe du même mouvement que l’objet que l’on prétend approcher : le travail de recherches « plastiques ». Une attention particulière est portée au discontinu, au furtif, à l’aléatoire et à l’inachevé qui ressort du terrain et que nous tentons de traduire en forme et en mots, de mettre en mouvement dans l’agencement du discours. TU TE FAIS UNE IMAGE MENTALE Mais du coup on voit que cette contrainte que tu es obligé d’installer chez toi pour peindre fait que tu n’es pas dans une organisation du temps de travail qui pourrait être en pointillés, qui pourrait être… Je veux dire qu’il y a vraiment une première phase qui est dans ta tête comme tu dis, où tu fabriques quelque part, tu te fais une image mentale, après tu tries ce travail cognitif et c’est quand tu te dis c’est bon, maintenant 202Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société. Seuil- Points 1975. Page 109 203 Michel Foucault,0 L’ordre du discours, Ed. Gallimard 1970. Page 55 228 je passe à la réalisation. Par rapport à un peintre qui a son atelier… donc la contrainte te conduit à ça, un peintre qui a son atelier peut très bien commencer une toile, partir, revenir deux jours après. Trouver un filage et un ordonnancement facilitateur pour le lecteur a nécessité d’organiser les idées tout en maintenant « l’équivalence des dissemblances » des discours tenus par les artistes. « Les discours doivent être traités comme des pratiques discontinues, qui se croisent, se jouxtent parfois, mais aussi bien s’ignorent ou s’excluent » nous dit M. Foucault. Dès le départ, le dessin a servi de guide, la représentation visuelle permettant de figurer les tâtonnements, d’esquisser la recherche dans ses grandes lignes. Comme l’indiquent M-H Caraës et N. Marchand-Zanartu, un graphisme synthétique offre un condensé de pensée, une vision synchronique d’un état de pensée de l’objet qui nous préoccupe. Le visuel ordonne en un instant perception et sens ; il ouvre d’un seul regard le champ des interprétations possibles ou envisageables. L’ouvrage remarquable « Images de pensée » compile les schémas et petits croquis griffonnés par des penseurs, qu’ils soient scientifiques, littéraires ou artistes. Chaque dessin réduit l’écart et la distance entre l’objet de pensée et sa formalisation en image là où l’écriture argumentaire exige un plan de rédaction préalable. Le métissage des genres de recherche associé au pari de plastifier le langage nous rapproche d’un anarchisme épistémologique que G. Herreros définit comme « une posture ludique, aux vertus heuristiques, qui vise à déstabiliser tout ce qui pourrait venir anesthésier la production de connaissances : l’académisme, le monolithisme rationaliste, la déification de certaines règles et de quelques principes érigés en universaux »204. La méthode et les cadres théoriques se sont ainsi articulés chemin faisant en parallèle des entretiens et du regroupement des sources d’information. Le port d’attache a été un graphique réalisé sur une feuille format raisin. Le graphique initial, reproduit à la page suivante, a balisé le terrain au fil des lectures et des écritures.

Table des matières

Introduction
1° partie : REPRÉSENTATION, HISTOIRE ET MÉTIER D’ARTISTE
Chap.1 Aux abords de la pratique des peintres et des sculpteurs [page 29]
Image commune de l’artiste en société. Talents, génie, vocation. Don et virtuosité
Dons exceptionnels et talents banalisés. Le singulier comme point commun. Le tourment de faire des œuvres originales. Trajectoire de conception et de réalisation. Fabriquer de ses mains dans l’atelier. Organiser sa passion. Se dire artiste peintre
Chap.2 Le rattachement des pratiques à l’histoire de l’art
Des classiques, des modernes et des contemporains. De l’art contemporain, Particularisme et recherche d’autonomie par rapport à la grande histoire. Des Arts plastiques à haute valeur de technicité. La démarche artistique comme label d’excellence et d’exception. De l’expertise des historiens, critiques et conservateurs
Chap.3 : L’artiste comme catégorie sociale professionnelle
Critères des métiers d’art selon L’INSEE. Critères de frontière entre amateurs et professionnels. Critères de niveau de formation. Critère de carrière. Critères de revenu. Critère d’autonomie
2eme Partie : ART, METHODE ET SOCIOLOGIE
Chap.4 Emboîtement et déboitement de l’art en sociologie
Circonstances de légitimité structurelle. Circonstances de nécessités extérieures et intérieures. Circonstances de modernité et d’innovation. Circonstances d’universalité et de croyances. Contraintes, opportunités et dépassement. Objectivité et subjectivité en présence et à la hauteur des pratiques
Chap. 5 : De l’art à la méthode
Situer la méthode. Défrichage de l’accès au terrain. Collecter des données. Autres sources
de données. La conduite des entretiens semi-directifs. Conduire l’entretien entre proximité et distance. Des observations participantes peu probables. Analogie d’expérience entre art et sociologie. La vision du « sociologue » par les interviewés. Artisanat sociologique. De l’écriture
3eme partie : VIBRATIONS, SUPERPOSITIONS ET EXPÉRIENCES PLASTIQUES
Chap. 6 : Interférence de sociabilité et d’artisticité
Tableau 1 : Des références aux interférences. Tableau 2 : Histoire d’art, histoire d’artiste
Tableau 3 : Contenu artistique et organisation du travail.
Chap. 7 : Errances de matérialité et de subjectivité
Tableau 1 : Motivation et besoin de « faire de l’art » Tableau 2 : Objet et subjectivité
Tableau 3 : Matière psychique et turbulence
Conclusion : La peinture a ses raisons que la raison ignore

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