L’explication de texte littéraire

L’explication de texte littéraire .

Pour une discipline, la parution de nouveaux programmes, les infléchissements et objectifs rénovés qu’ils proposent, sont une occasion précieuse de réfléchir aux exercices canoniques qui sont en usage dans les classes. Chacun s’accorde à reconnaître que ce bel exercice de l’explication littéraire, tel qu’il se pratique aujourd’hui dans beaucoup de cours de lettres, est, sinon à refonder, du moins à rénover. C’est Valère Novarina, le grand promoteur de la Parole vive au théâtre, qui a sans doute porté l’estocade la plus fatale mais aussi la plus salutaire. Lisons-le une fois encore, pour prendre la mesure d’un problème connu de beaucoup mais surtout pour nous efforcer de travailler à rendre caduque l’actualité de ce texte et d’en faire bientôt, au plus vite, un document daté, un mauvais souvenir largement dépassé : « La scène la plus comique du Malade imaginaire est celle où le jeune Thomas Diafoirus, pour la charmer, propose à sa fiancée une séance de dissection : ainsi procèdent les manuels scolaires qui présentent un fragment d’œuvre recouvert d’un compliqué appareillage : notes, notules, astérisques, encadrés, flèches pointillées, renvois, rubriques, sous-notules. Un morceau de littérature s’offre à nous comme le bœuf en effigie chez le boucher : gîte à la noix, macreuse, tendron, contre-filet, second talon, bavette, flanchet, échine et jambonneau…Un morceau de texte est là comme un cadavre sur la page, ouvert et prêt à être décortiqué…Juste à côté, la panoplie de scalpels : adjuvants séquentiels, dislocuteur-sujet, morphème vectorisant, charmeur sensoriel, moteur de temporalisation, levier métaphorique, pinces carnatives, transvaseur potentiel, locutant, brumisateur spatiotemporel, prélocuteur second, écarteur de doute, phonorisateur de e muet, vecteur de métachronie, agent discursif, désagisseur vocalisant, excitant du circuit œil-corde vocale dans la lecture subvocalisée, mobilisateur oculaire du nominateur par défaut, dénominateur causal, agent chronotrope. 205. Devant le cadavre – la page arrachée au livre et que l’on épingle, devenue un objet étale et fléché- livré aux Sciences de la Communication, élèves et professeurs deviennent médecins légistes. Tout le monde est rassemblé et les instruments sont prêts pour que s’ouvre une leçon de Littérature légale. 206. Seul le cadavre sera atteint…L’utilité d’une dissection est surtout de nous enseigner comme la vie nous échappe : l’esprit du texte ne peut être touché par le scalpel…L’esprit du texte, c’est le souffle donné par toi, lecteur : l’action de ton haleine qui soulève les mots, trouve le mouvement, l’émotion, rassemble les pages, les nage, redonne vie aux lettres mortes et fait du livre un seul corps dansant. L’esprit du texte, son souffle, est une réalité matérielle invisible et très concrète, qui restera à jamais hors d’atteinte des flèches pédagogiques. (…) 212. En ces temps de communication galopante, c’est à dessein que les manuels coupent le souffle. Otent l’esprit. Ils veulent faire de chacun d’entre nous des écouteurs de signaux, des obéisseurs dociles, des exécuteurs à deux temps, des parleurs monosyllabiques. De parfaits sujets dressés à acheter, rire et pleurer, s’indigner, s’enthousiasmer tous ensemble – où il faut, quand il faut ; ils nous ôtent le souffle pour tenter de nous assujettir aux formules, slogans – et que nous devenions des animaux bien dressés à exécuter, à brandir des mots creux : abrégés, comprimés, décharnés, compactés, formatés et vite dits, des « mots surgelés » – et que nous devenions des télégraphes à saisir au plus vite et à instantanément transmettre les signaux reçus ! C’est très-très sciemment que la chair très obscure et très impure du langage : son ombre, son sous-sol, sa mémoire, ses méandres, son esprit spiral, ses volutes, sont partout interdits – et de partout chassés –, et qu’il faut désormais parler clair en langue aseptique – et écrire en déjà traduit.

Au lieu qu’il faudrait descendre de plus en plus dans le langage, dans son corps profond, dans son labyrinthe, dans sa caverne incandescente, dans son drame. Parce que, dans l’intériorité du langage,- dans la profondeur de son corps, dans son passage inverse, dans son théâtre paradoxal, dans son carnaval de renversement –opèrent – en toi et devant toi –, t’agissent, les forces qui régissent le monde matériel…Aussi les hommes ne devraient-ils plus dire : « Voyons le monde et par le langage communiquons nos idées et nos impressions », mais : « Descendons dans le langage pour en savoir plus ! (…) 215. Les forces qui régissent l’univers et celles qui architecturent le langage sont identiques. 216. C’est pourquoi, le texte mort, écartelé, découpé, brisé, accablé de flèches, perclus de notes, il convient de le relire sans cesse, d’y nager jusqu’à l’unir d’un souffle en le brûlant par notre respiration. La vie –le souffle –, il n’en a pas ; il le recevra par le don de celui qui l’a pris dans ses mains. 217. « Brûlez les livres de votre respiration ! » C’est une leçon de physique séraphique. Texte très jubilatoire, provocateur mais roboratif, d’inspiration très rabelaisienne par ses allusions à la page célèbre du Quart-Livre sur les « paroles gelées ». Il nous lance aujourd’hui un défi : comment ne pas abandonner l’explication de texte aux possibles Diafoirus ? Comment « dégeler » les pratiques et les discours ? I. De l’intérêt des apports de la nouvelle critique. L’héritage « formaliste ». Rien de plus contraire à la tradition et à la sérénité d’une discipline que les virages à 180 degrés. Le « retour du sens » dans les cours de Lettres et la pratique de l’explication de texte, souhaité et souhaitable, ne signifie pas qu’il faille maintenant tourner le dos au meilleur de deux ou trois décennies de recherches universitaires qui ont, rappelons-le, beaucoup fécondé le champ épistémologique des études littéraires. Rénover l’explication de texte ne signifie pas, mécaniquement, revenir à on ne saurait qu’elle époque bénie du passé, forcément idéalisée par la nostalgie. A une idolâtrie formaliste, substituer maintenant, comme par un brutal retour de balancier, une idolâtrie inverse des contenus de sens, des idées ou du « message » des textes, soutenu par une approche impressionniste voire effusive des auteurs, serait tout autant dommageable. En prenant d’ailleurs un certain recul historique, on mesure qu’une tension, féconde en elle-même, a toujours prévalu dans les réflexions sur l’enseignement des lettres et notamment sur l’explication de texte littéraire. Tension entre une approche plus soucieuse de « poétique » au sens rhétorique du mot, et une tradition plus sensible aux « humanités ». Concurrence, en vérité ancienne, entre deux formes de génie herméneutique, que Ricoeur appelle d’un côté la « génialité romantique », assumant pleinement sa subjectivité et ses audaces interprétatives, et la « virtuosité philologique » , éprise d’objectivité et soucieuse de rigueur formelle. Selon les époques, l’une l’emporte sur l’autre, à l’excès parfois, d’où la nécessité de corriger alors les dérives pour rééquilibrer les approches. Ainsi, en 1947, Marcel Cressot s’insurgeait contre une didactique de l’explication de texte peu sensible à leur forme, et fossilisée, déjà, dans des pratiques très mécaniques les réduisant souvent aux « idées » : « Voilà trente ans qu’on pratique l’explication française, parfois avec talent, souvent dans la routine, avec des cadres préétablis qu’on garnit de trois ou quatre lieux communs, la paraphrase se chargeant du reste. Nul n’ignore, au surplus, qu’à partir de la troisième, la grammaire est éliminée avec tout ce qu’elle comporte au profit des « idées ». Aussi n’est-il pas au baccalauréat d’épreuve plus décevante que l’explication française » Incontestablement, il y eu autrefois de très bons maîtres ; il y en eu aussi de moins bons… Et il y eu autrefois des explications de texte, adeptes du catalogue des idées, qui n’expliquaient rien du tout ! En 1899, Antoine Albalat déplorait de son côté les fadeurs d’un cours de littérature et les platitudes des usages explicatifs de son temps, à l’œuvre par exemple dans le commentaire d’une fable de La Fontaine, « L’hirondelle et les petits oiseaux ».

Incontestablement, l’ancienne critique (prompte à refermer la liberté du jeu herméneutique) et par conséquent les anciennes pratiques de l’explication qui lui étaient liées, souffraient souvent d’un certain « malthusianisme interprétatif » . Ressassement d’évidences, axiologie très marquée, redites souvent plate des textes, objets de relevés (déjà !), mais plutôt celui des idées (les passions chez Corneille ou Racine), ponctuellement complétés par celui des élégances de style pour pimenter l’analyse. Heureusement, Proust vint avec le Contre Sainte-Beuve , et la nouvelle critique à sa suite, qui redonna une autonomie à l’œuvre, à sa logique propre, à sa structure interne ; qui refusa de considérer que les textes étaient subordonnés au seul vouloir dire de leur auteur et au message clair qui s’en déduirait pour réévaluer la complexité de ce noyau d’opacité qu’est le texte. A cet égard, l’apport très fécond de la « nouvelle critique », qui a battu en brèche les deux piédestaux sur lesquels reposait le commentaire de texte (l’esthétisme et l’historicisme) pour redonner primat au texte, a libéré un véritable tonus interprétatif qu’il s’agit aujourd’hui de ne pas perdre. Eloignés que nous sommes maintenant de la fameuse querelle Barthes/Picard, on peut aujourd’hui sereinement relire l’excellent livre de Serge Doubrovsky, Pourquoi la nouvelle critique (sous titré A quoi sert la littérature), qui n’a pas pris une ride, tant il est riche méthodologiquement, en vérité très mesuré dans ses propositions épistémologiques : « Eh quoi, pour prétendre parler de Racine aujourd’hui, il ne suffirait plus de mettre la main sur le cœur en criant : « que c’est beau ! ». Il ne suffirait plus de connaître les règles de la tragédie au XVIIème siècle, ni de savoir avec qui Racine a couché, quand et comment. L’histoire de la littérature ne serait plus une suite d’anecdotes attendrissantes ou croustillantes ; pour comprendre Racine, il faudrait pouvoir confronter toute une conception de l’homme, la nôtre, avec toute une conception de l’homme, la sienne. » Contre l’idée que l’on a parfois des excès formalistes de la « nouvelle critique », bien des pages suggestives de son ouvrage confirmeraient qu’une certaine approche humaniste n’était pas absente des démarches herméneutiques alors envisagées : « En soulignant le primat de l’œuvre, nous n’avons pas voulu un seul instant promouvoir le formalisme dont s’inspire souvent la critique anglo-saxonne. Pour nous, le sens est bien dans la matière sensible de l’objet ; mais l’objet ne se referme point sur lui-même, de sorte que l’examen de ses structures ne renverrait à rien d’autres qu’au miracle de son équilibre interne. Tout objet esthétique, en fait, est l’œuvre d’un projet humain . Interroger l’œuvre et l’œuvre seule, comme nous le disions précédemment, c’est donc tenter de saisir, à travers elle, l’appel d’un esprit au nôtre, pour nous proposer une quête, et nous offrir, en définitive, un salut. A travers le texte écrit ou la pièce jouée, à travers la beauté des mots ou la rigueur de la construction, un homme parle de l’homme aux hommes . L’objet esthétique, sur ce point, ne constitue qu’un cas particulier des relations avec autrui, un mode spécial d’apparition de l’Autre (…). Ou encore, si nous percevons l’œuvre comme un ensemble de structures littéraires, c’est à condition de ne pas oublier que nous saisissons, à travers elle, selon la formule de J. Starobinski, « l’expression d’une conscience structurante. » C’est donc moins la recherche universitaire elle-même qui est en cause que la traduction didactique qui en a parfois été faite. Novarina d’ailleurs ne s’y trompe pas, qui stigmatise moins les professeurs (il en est beaucoup qui dominent encore très bien l’exercice) que les manuels. Suivons donc Antoine Compagnon qui, dans la leçon inaugurale qu’il donna au Collège de France (La Littérature pour quoi faire ?),nous invite à ne pas nous laisser enfermer dans une fausse alternative : « J’ai toujours résisté à ces dilemmes imposés et refusé les exclusions mutuelles qui semblaient fatales à la plupart de mes contemporains. L’étude littéraire doit et peut réparer la cassure de la forme et du sens, l’inimitié factice de la poétique et des humanités. » De fait, c’est bien cette tension, inconfortable mais féconde, qui fait la spécificité de notre discipline. On peut d’ailleurs ici élargir à toute la littérature la fameuse formule de Valéry appliquée au poème : « cette hésitation prolongée entre le son et le sens » . Deux excellents chapitres du livre de Paul Ricoeur (Du texte à l’action), « qu’est-ce qu’un texte ? » et « expliquer et comprendre », s’attachent à fonder philosophiquement cette exigence de synthèse. Il rappelle l’état de la question et l’objectif de conciliation herméneutique qu’il se donne : « Une position purement dichotomique du problème consisterait à dire qu’il n’y a pas de rapport entre une analyse structurale du texte et une compréhension qui resterait fidèle à la tradition herméneutique romantique. Pour les analystes, partisans d’une explication sans compréhension, le texte serait une machine au fonctionnement purement interne auquel il ne faudrait poser aucune question – réputée psychologisante-, ni en amont du côté de l’intention de l’auteur, ni en aval du côté d’un sens, ou d’un message distinct de la forme même, c’est-à-dire de l’entrecroisement des codes mis en œuvre par le texte. Pour les herméneutes romantiques, en revanche, l’analyse structurale procèderait d’une objectivation étrangère au message du texte inséparable lui-même de l’intention de son auteur ; comprendre serait établir entre l’âme du lecteur et celle de l’auteur une communication, voire une communion, semblable à celle qui s’établit dans un face à face. Ainsi, d’une part, au nom de l’objectivité du texte, tout rapport subjectif et intersubjectif sera éliminé par l’explication ; d’autre part, au nom de la subjectivité de l’approche du message toute analyse objectivante sera déclarée étrangère à la compréhension. A cette mutuelle exclusion, j’oppose la conception plus dialectique d’une interpénétration entre compréhension et explication. Suivons le trajet de l’une à l’autre… » En analysant finement comment la tradition de « l’explication », issue initialement des sciences de la nature, a elle-même évolué en s’appuyant plus spécifiquement sur les sciences du langage, de fait moins hétérogènes à son objet et appartenant à la même sphère, Ricoeur en fait ainsi valoir les vertus herméneutiques et souligne, en s’appuyant sur les travaux des structuralistes, la légitimité de leur méthode, exemples à l’appui. Fort des approfondissements conceptuels venus de ce que l’on nomme souvent « l’esthétique de la réception », il montre en parallèle combien l’art de la « compréhension » de son côté, progressivement dégagé d’une psychologisation excessive et exclusive, plus proche d’un art de l’interprétation au sens musical du mot est à même désormais de susciter une attention à l’actualisation du sens, à son appropriation fine et authentique par le sujet lecteur, soucieux de se forger, par la bibliothèque intérieure, une compréhension plus riche de soi et du monde.

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